La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XXIV

Naturellement, et comme on pouvait s’y attendre, Emma, à qui j’exposai mon projet sous la vigilance de l’Amirale, n’était pas d’accord. Avec le sens de la nuance dont elle était coutumière, elle le qualifia même de "complètement crétin" et de"chose la plus stupide qu’elle ait jamais entendu" tandis que l’Amirale me jetait des regards atterrés qui signifiaient clairement "Mais qu’allons-nous bien pouvoir faire de toi ? Hein, dis ?" et me rappelaient le doux temps des engueulades parentales.

Ce n’était pas une véritable surprise : chacune connaissait parfaitement les sentiments d’Emma relatifs aux choses du coeur, elle qui manifestait à leur égard, plus que de la simple aversion, le plus ardent mépris.

-"Qu’espères-tu obtenir d’une rencontre avec ce débile ?" tempêtait Emma. "racheter des fautes iillusoires? Ton fichu sentiment de culpabilité te pousse à n’importe quelle aberration ! Et d’abord ce qui lui arrive est parfaitement mérité ! L’amour est un sentiment imaginaire auquel se raccrochent les âmes faibles pour se croire exister ! C’est sa faiblesse d’esprit qui le perd ! Comme la tienne te perdra aussi, d’ailleurs !"

Quant à l’Amirale, je comprenais qu’elle pût être cruellement déçue, elle qui ne cessait d’appeler ses ouailles à un haut degré de responsabilité et de conscience.

En temps ordinaire, j’aurais baissé la tête ; mais quelque chose me poussait à résister, et sous les regards sévères conjugués de mes deux vénérées directrices de conscience, je m’entêtai dans mon projet.

-"Puisqu’on n’arrivera pas à te faire entendre raison," fit Emma, "fais ce que tu veux. Mais prends bien garde à ne pas nous compromettre !"

Je jurai et sortis de cette entrevue soulagée non par ce que j’y avais obtenu mais parce qu’il y était mis fin.

Comme les nouvelles vont vite sous terre, sans doute par la magie de la transmission des ondes sonores par la roche, deux journées ne s’écoulèrent pas que j’eus la visite de quelques voisines qui, ayant fantasmé que j’avais un rendez-vous galant à l’extérieur, s’étaient mises en tête de m’y préparer à leur façon et de me rendre plus présentable à cette fin !

J’eus beau discuter, parlementer, argumenter, grogner, hurler, rien n’y fit, et j’abandonnai la lutte de guerre lasse: elles me traînèrent alors dans la gigantesque garde-robe de l’organisation, qui se tenait dans la dite "Grand-Salle duTroc", riche de tous les dépôts mis en commun par ses membres. Sans comprendre vraiment pourquoi, je m’étais jusqu’ici tenue à l’écart de cette sorte de friperie géante où reconnaissons-le, bien des filles passaient plusieurs heures par jour pour le plaisir de voir à quoi elles ressemblaient dans tel ou tel attirail grâce aux innombrables miroirs en pied qui, bien que disséminés à profusion, se trouvaient si rarement libres qu’on voyait aisément deux ou trois coquettes tenter de s’y admirer à la fois.

J’avais donc sans aucun doute gagné un temps considérable en faisant simplement tourner sur moi mes vieilles nippes, mais j’en perdis certainement bien plus à me laisser guider par mes voisines, qui m’y firent essayer maints modèles de chaussures qui me brisèrent les pieds, de multiples tenues dont la plupart ne m’allaient pas du tout, et divers accessoires allant du superflu au ridicule quand ils n’alliaient pas les deux…. On aurait dit qu’elles prenaient plaisir à martyriser la poupée vivante que j’étais devenue entre leurs mains et qui ne finit les essayages que proprement lessivée.

Je retrouvai toutefois toute mon énergie pour la séance de maquillage ; car je réalisai qu’en effet jamais encore je n’avais maquillé ce nouveau visage et que je n’avais pas la moindre idée d’en aborder les traits. Je suivis la leçon avec grande attention, et il en fut de même pour la coiffure. Le résultat me sidéra : alors que je n’avais pas ressenti d’exaltation particulière en changeant de corps, chose que j’avais finalement prise comme un rétablissement à bon droit de l’ordre des choses, le reflet que me présenta le miroir me fit instantanément revivre la joie de mes transformations passées, du temps que le maquillage servait plus à masquer des défauts qu’à embellir et où je devais porter perruque.

Durant tout le temps de ces soins, celles qui m’accompagnaient n’eurent de cesse de me questionner sur cet homme que, selon elles, je devais absolument rencontrer : son allure, son physique, sa profession, s’il était marié ou non... et elles en furent pour leur frais, puisque j’ignorais réellement tout de lui sauf son apparence. Je n’arrivais décidément pas à comprendre qu’on pût développer pareilles élucubrations à ce point et sur d’aussi ténus éléments et surtout alors qu’on n’était pas directement concerné ! Je tentai bien plusieurs fois de les ramener à la raison, mais ce fut peine perdue et quand je fus revenue au calme de ma chambre, je commençai à réfléchir sérieusement à cette bizarrerie.

Il finit par m’apparaître que celle-ci mettait cruellement en lumière le fait indiscutable que mon incapacité à vivre le monde dépassait de loin l’inadaptation passée de mon corps et de mon esprit, qui, elle, avait été corrigée, mais laissait subsister cette impression profonde d’errer seul dans un grand labyrinthe de verre dont les parois permettaient d’observer au loin les autres, parfois dans la galerie voisine, mais pas de les comprendre, ni de les rencontrer en raison du dessin interne de celui-ci.

J’avais pourtant eu quelquefois l’impression (mais ce n’était assurément qu’une illusion de plus?) qu’en certaines circonstances, comme avec Sonia, la paroi de verre pouvait peut-être s’amincir, voire se dissoudre tout à fait, sans doute par l’effet d’un rayonnement corporel inconnu, pour peu qu’on se rapprochât suffisamment l’un de l’autre, de part et d’autre de celle-ci; mais une expérience que j’avais eue quelques années auparavant ne m’incitait guère à la retenter pour vérifier l’hypothèse : ce baiser que j’avais échangé, ou plutôt qui m’avait été pris par cette fille dont je maudissais le nom, m’avait donné l’impression qu’on cherchait à m’enfoncer dans la bouche un morceau de viande crue dégoulinant d’un gras sordide, et j’en avais été si écoeurée que j’en avais presque vomi sur l’impétueuse. Je comptais sur la profonde et salvatrice répugnance qui s’était installée en moi pour me garder de jamais répéter cette détestable expérience, de ne jamais aller plus loin, et certainement pas avec un homme !

Tout cela pour dire que lorsque je décidai finalement de donner suite à la demande de Monsieur Chavarax, ce fut en toute innocence et sans la moindre arrière-pensée… Nous convîmes de nos retrouver au même café que celui où nous avions fait connaissance et c’est pour me donner pleine confiance, et certainement pas pour plaire à ce monsieur, que je m’habillai avec quelque recherche et me maquillai avec soin le matin du rendez-vous. Le plus difficile fut assurément d’attendre patiemment le moment où je pourrais sortir à l’air libre! J’aurais évidemment pu gagner la surface quand je l’aurais voulu, mais qu’aurais-je fait alors ? Je craignais trop de rechercher autant de l’approbation, voire une légère admiration, dans les regards des passants que j’aurais croisés, que de la mortelle indifférence ; et je ne désirais pas non plus m’arrêter à chaque vitrine pour y louer mon reflet, ce dont je me sentais à présent, et à ma grande honte, de plus en plus capable : il me fallait absolument un but sur lequel me concentrer pour tromper mes démons naissants, et celui-ci était d’arriver pile à l’heure, et pas avant !

J’arrivai pourtant au café avec une minute d’avance, qui se révéla largement suffisante pour, non pas réveiller mes craintes, mais les amplifier jusqu’à la panique. Que diable étais-je en train de faire? Et si Emma et l’Amirale avaient raison ? Et si ce type était un autre tueur à la solde du professeur Einstein et de l’hôpital ? Ou un tueur ordinaire ? Ou juste un maniaque ? Pourquoi n’avais-je pas demandé à Emma de me suivre et de veiller à ce qu’il ne m’arrivât rien ? Avais-je encore le temps de fuir ? Dans quoi risquai-je de m’embarquer ? Pourquoi étais-je si cruche ?

Toutes ces pensées me tournaient dans la tête en même temps que se serrait ma gorge et que mon coeur se mettait à cogner fort, et de plus en plus vite, tout cela avec le beau résultat que j’étais clouée sur place par l’angoisse au lieu de fuir, mes talons à mon cou (Car oui, au comble de la stupidité, j’avais mis des talons, pas très hauts, mais assez pour m’empêcher de courir).

Ce fut à ce moment que je discernai confusément, dans mon champ de vision dramatiquement réduit par l’affolement, un geste, ou plutôt, un mouvement sur ma droite : c’était une main qui faisait signe à quelqu’un. Terrorisée, je pivotai dans cette direction : le bras auquel appartenait cette main, était celle de Monsieur Chavarax, confortablement assis en terrasse, et que, toute à mes divagations affolées, je n’avais pas remarqué.

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