La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XXIII

Les semaines suivantes, je ne quittai pratiquement pas mes quartiers : qu’on juge si, après ces événements dramatiques, je pouvais avoir le coeur léger et jouir d’une journée sans nuages et d’un sommeil sans reproches ! Ce dernier, surtout, était fortement perturbé : je me voyais errer sans fin dans des galeries souterraines qui formaient un gigantesque labyrinthe; j’ouvrais des portes au hasard et, toujours, je trouvais derrière elle un cadavre, que je pensais moisi jusqu’à ce que je découvre qu’il était enveloppé par une sorte de toile d’araignée suffisamment épaisse pour masquer les détails de sa silhouette et de ses traits.

Déchirant cette toile avec un fémur, ou quelqu’autre os trouvé sur place, je m’apercevais à chaque fois que c’était un cadavre d’homme, et qu’il portait une plaie béante à l’abdomen, suite d’une éventration courant de haut en bas et qui se prolongeait jusqu’au pubis. Je n’allais jamais beaucoup plus loin et me réveillais souvent à cette étape, le coeur battant et couverte de sueur : plusieurs fois mes voisines, que je réveillais aussi par mes hurlements, vinrent voir chez moi si tout allait bien !

Mais dans les versions plus longues et plus élaborées de ce cauchemar, je parvenais à voir la face du cadavre et découvrais que c’était mon ancien corps d’homme. J’étais ensuite fort intriguée par une sorte de pulsation interne provenant de son ventre, jusqu’à ce qu’en surgisse sous mes yeux effarés la pointe d’un couteau, qui se mettait à fendre les chairs de l’intérieur, dans un ignoble mélange de sang et d’autres fluides non reconnaissables; après quoi les deux lèvres de la plaie s’écartaient pour laisser passage à une tête qui n’était pas inconnue, ma propre tête de femme, les cheveux ensanglantés et le sourire mauvais, qui se frayait un chemin parmi les boyaux irisés.

A ce moment-là, la tête poussait un cri effrayant et deux zombies en si mauvais état qu’ils paraissaient devoir se disloquer à chaque instant, et qui n’étaient autres que Corinne et Sylvie, se précipitaient pour l’aider à sortir tout à fait, spectacle horrible et grotesque auquel j’assistais paralysée par la terreur et plaquée contre une paroi inhospitalière. Pour terminer, quand elle était enfin sortie de sa monstrueuse chrysalide et se tenait debout, mais dans une posture étrange et inhumaine, la créature qui me ressemblait trait pour trait mettait les deux zombies en pièces à l’aide de son couteau, puis avançait vers moi. Là, c’en était trop et je me réveillais en hurlant encore plus fort que d’habitude.

Bien entendu, tous mes rêves n’étaient pas des cauchemars, et je n’en faisais pas chaque nuit. Mais les rêves les plus ordinaires baignaient toujours dans une certaine étrangeté, et leur caractère répétitif signalait sans ambiguité qu’ils n’étaient pas normaux.

Par exemple, il m’arriva de nombreuses fois de me trouver dans un appartement inconnu, où je me livrais aux tâches ordinaires de la vie quoitidienne, mais dans lequel se trouvait un placard que je ne devais absolument pas ouvrir. Naturellement, j’en mourais d’envie, mais je savais que si je le faisais il se produirait quelque chose d’absolument terrible. Je crois qu’une fois je me suis décidée à ouvrir la porte, mais je me suis réveillée dans un sursaut en ayant totalement oublié ce que j’avais vu.

Quoi qu’il en soit, mes voisines avaient dû finir par se plaindre de mon tapage nocturne, car un jour Emma débarqua chez moi avec tout le tact dont elle était capable (et qui se limitait à très peu de choses) et nous eûmes une petite conversation que je résumerais ainsi :

Rester jour et nuit dans les catacombes n’était peut-être pas recommandé pour moi et cela me ferait sans doute beaucoup de bien d’en sortir au moins pendant la journée. Après tout, mes agresseurs n’avaient plus de mouchardes pour les renseigner, et en prenant quelques précautions il était impossible qu’ils me retrouvent dans une ville comme Paris !

Je me laissai convaincre et commençai donc quelques promenades anodines qui me menèrent de plus en plus loin. Comme je n’avais rien de particulier à faire, à part réfléchir sur le moyen d’être utile à notre petite communauté, à laquelle je devais quand même la vie, je jouais les touristes et visitais paresseusement la ville, passant de squares en musées. Et j’étais précisément sur le point de passer du Square Paul Painlevé au Musée de Cluny quand j’entendis soudain derrière moi appeler :

-"Jacqueline !"

Rendue prudente par mes mésaventures, je ne me retournai pas et continuai de marcher. Mais l’homme, car c’était la voix d’un homme, insista, se mit à courir et m’eut bientôt rattrapée. Et quand il fut à ma hauteur et qu’il eût pu me dévisager en toute impertinence, il perista :

-"Ah, Jacqueline, c’est bien toi ! J’ai cru que je m’étais trompé ! Ca fait si longtemps !"

Mais voyant que je ne réagissais pas et que j’adoptais à son égard l’attitude réservée d’une femme face à un huluberlu, il s’étonna :

-"Mais... Tu ne me reconnais pas ?"

Il n’y avait en effet aucun risque que je reconnaisse quelqu’un que je n’avais jamais vu ! Et l’eussè-je vraiment connu, je n’aurais certainement jamais voulu l’admettre, considérant son allure négligée et ses manières peu distinguées.. ; d’ailleurs, bien qu’il fût de mon âge, sa petite course le faisait encore souffler comme un phoque, ce qui le rendait d’un ridicule achevé.

-"Je vous assure Monsieur, que je ne vous ai jamais vu de ma vie !" fis-je, animée d’une sincérité absolue.

Et j’eus même le réflexe de fouiller dans mon sac et d’en sortir ma carte d’identité pour la lui montrer :

-"Regardez : je ne me prénomme pas Jacqueline, mais Michèle... Michèle Hahn,voilà mon nom ! Vous êtes convaincu ?"

L’homme ouvrit des yeux ronds ;

-"Ca alors ! Ca alors ! «  répétait-il sans cesse. « Quelle ressemblance ! Une ressemblance aussi parfaite qu’entre des jumelles  !"

Enfin, comme il ne lui restait plus que cela à faire, il s’excusa :

-"Bon... Eh bien excusez-moi", fit-il tout contrit. « je suis navré de vous avoir retardée. Mais je vous prie de croire que si vous connaissiez la raison pour laquelle jevous ai arrêtée,vous ne m’en tiendriez assurément pas rigueur..."

Au moins il s’exprimait mieux que sa mise et ses manières ne le laissaient prévoir ! Et il se révélait même habile tacticien, car ma curiosité était piquée au vif,raison pour laquelle je le laissai poursuivre :

-"Mais ce serait malaisé à expliquer ici..." fit-il après un moment de silence qui l’assurait de ma bienveillance. « Voulez-vous que nous allions dans un café ? Nous y serons mieux !"

J’acquiesçai et nous nous rendîmes à deux pas dans un café du boulevard Saint-Michel. Après que nous ayons commandé, lui un café, et moi un chocolat, il entama son récit :

-"Comme je vous l’ai dit, je ne voulais pas vous ennuyer le moins du monde et je vais vous raconter toute l’histoire : elle vous touchera, j’en suis sûr ! Donc, voici : j’ai un ami, un très bon ami, même, qui était follement amoureux d’une jeune femme, cette jeune femme qui vous ressemble tellement et qui s’appelle Jacqueline. Jacqueline quelque chose : elle a un nom compliqué que je n’ai pas retenu... Et cette Jacqueline, un jour elle a disparu ! Comme ça, du jour au lendemain ! Sans explications, sans donner de nouvelles, sans rien ! Et pour tout le monde : pour lui, pour moi, pour sa famille... vous vous rendez compte ?"

Si je me rendais compte ! Plus que lui, certainement ! Mais je le laissai continuer :

« Seulement mon ami, ça l’a rendu fou, vous comprenez ? Il l’était déjà, certes, mais je veux dire que ça l’a anéanti ; il n’est plus que l’ombre de lui-même, éteint, méconnaissable... Je vous assure qu’il est dans un sale état ... il a perdu au moins dix kilos... si ça continue il va falloir l’hospitaliser et le nourrir de force... Alors, vous comprenez, quand je vous ai vue, que j’ai cru que vous étiez cette Jacqueline, je vous ai couru après pour vous demander pourquoi vous aviez fait ça... Normal, non ?"

-"Oui, je comprends, bien sûr..." acquiesçai-je.

Il hésita, puis se lança :

-"Et puis...quand j’ai dû me rendre à l’évidence que vous n’étiez pas Jacqueline mais qu’elle et vous semblez deux parfaites jumelles... comment dire... une idée a germé dans ma tête... Vous comprenez que seule cette Jacqueline peut ramener mon ami à la vie ? Elle... ou quelqu’un qui lui ressemble, vous comprenez ?"

Assurément, j’eus peur de comprendre :

-"Vous voulez me faire jouer le rôle de Jacqueline pour votre ami ? C’est idiot, ça ne peut pas marcher ! S’il est si amoureux que ça, il se rendra compte dela supercherie immédiatement ! Sans compter que ce n’est pas très moral, votre histoire !"

-"Mais non, pas du tout !" objecta-t’il. Il n’est pas question de vous faire passer pour cette Jacqueline, on lui dira qui vous êtes. Et il s’agit juste de lui rendre temporairement, jusqu’à ce qu’il se resaissise et aille mieux, cette image, cette présence, dont la disparition lui est si insupportable qu’il va finir par en mourir... Empêcher un homme de se suicider, car c’est de cela qu’il s’agit, ce n’est pas suffisamment moral pour vous ?"

Je fus troublée et ne sus quoi répondre: j’avais déjà deux morts sur la conscience et je me voyais mal endosser la responsabilité d’une troisième.

-"Je vais réfléchir..." dis-je prudemment, comptant voir ce que mes amies en diraient.

-"Je ne vous en demande pas plus !" fit l’homme, qui se présenta enfin et me remit une carte de visite tirée de sa poche. Il se nommait Adrien Chavarax, exerçait la profession de rédacteur au Ministère des Dons et Legs et m’informait aimablement de son adresse et de son numéro de téléphone.

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