La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XXII

-"Alors", demanda l’Amirale, "on l’a récupérée saine et sauve ?

Emma acquiesça et je commençai un exercice de contrition auprès duquel celui qu’André Gide écrivit à Marcel Proust aurait passé pour parfaitement hypocrite ; mais l’Amirale m’arrêta :

-"On savait que tu allais craquer… rares sont celles qui ne craquent pas en de telles circonstances !  c’est pour ça qu’Emma t’avait briefée à l’avance sur des procédures de sauvetage et de récupération !"

-"Sans compter que cela nous a permis de débusquer des éléments dangereux infiltrés parmi nous !", ajouta Emma.

-"Comment cela ?"

-"Ecoute : tu sors, tu te précipites à ton ancienne adresse et deux équipes débarquent aussitôt sur tes talons : les tarés de l’hôpital et les féministes… Tu crois que c’est une coïncidence ?"

Je ne répondis pas, muette devant l’évidence. Emma poursuivit :

-"As -tu parlé de tes projets à l’une d’entre nous autre, que l’Amirale et moi  ?"

Je fouillai dans ma mémoire.

-"Evidemment, Ariane savait que je sortais, puisqu’elle m’a guidée jusqu’à la sortie ; mais elle ignorait où j’allais me rendre… Et personne d’autre ne le savait non plus… Quelques autres, comme Ariane, savaient juste que je sortais, et ..."

J’eus une illumination.

-"Corinne et Sylvie !" m’écriai-je. "Elles savaient que je sortais !"

-"Ca ne suffit pas !" trancha l’Amirale : "vingt autres au moins sont dans le même cas !"

-"Oui", répliquai-je. "Mais elles seules connaissaient mon ancienne adresse ! Nous en avions discuté à l’hôpital un jour… d’où nous venions, nos quartiers, ce genre de choses… Elles ont pu faire le rapprochement."

L’Amirale et Emma échangèrent un regard significatif.

-"Voilà pourquoi nous avons intercepté juste avant ton départ des messages secrets qui circulaient par rat voyageur..."

-"Par rat voyageur ?"

-"Oui : tu sais qu’il est extrêmement difficile de communiquer par radio avec la surface ; faute de pouvoir utiliser des pigeons voyageurs comme sur celle-ci, certaines personnes utilisent des rats apprivoisés (on sait que le pigeon est un rat volant, ce qui fait que le rat est un pigeon trotteur). Nous sommes obligées de reconnaître que certaines font en effet un trafic de rats, qui servent ensuite à d’autres pour communiquer avec leurs familles, par exemple. Mais nous avons pris nos dispositions, et nous parvenons à en bloquer un certain nombre. Or nous en avons pris deux avant que tu partes ; et chose curieuse, ces deux rats transportaient ton nom et ton adresse sur un bout de papier noué sous leur cou..."

-"Mais si vous les avez interceptés", objectai-je, ils n’ont pas pu être à l’origine de mes mésaventures !"

-"Ceux-là non… Mais qui dit que c’étaient les seuls ? Qui dit que les messages n’ont pas été envoyés en plusieurs exemplaires pour multiplier les chances de réception ?"

Emma secoua la tête :

-"De toutes façons", reprit-elle, nous le saurons bientôt : Malefik s’est saisie de l’enquête..."

Malefik ! La terrible Malefik ! Emma venait de prononcer le nom maudit de celle qui faisait régner la terreur sur notre communauté, en censeur impitoyable dont on ne connaissait ni le visage ni le véritable nom, et dont la simple évocation nous faisait frissonner., oui, même moi, qui n’avait pas encore eu le temps d’endurer ses foudres.

Et comme par un fait exprès, comme si elle avait patiemment attendu que l’on prononçât son nom, Malefik apparut à nos yeux à ce moment précis, vêtue d’une grande cape noire et la tête recouverte d’un chapeau à voilette également noire, et si épaisse qu’on ne pouvait distinguer ses traits. Ses mains aussi étaient recouvertes de gants noirs, et le tout évoquait irrésistiblement un bourreau dont, comme disait Jünger, la seule pitié était de frapper d’un coup sûr.

-"Elles ont parlé !" dit sobrement Malefik d’une voix d’outre-tombe.

Et sur un geste qu’elle fit, Corinne et Sylvie parurent également, sortant de l’ombre dans un déluge de larmes, et se tordant en signe de repentir les mains qu’elles avaient enchaînées à de gros bracelets de fer, eux-mêmes reliés à une chaîne à gros maillons que tenait Malefik :

-"Pitié ! Grace ! Pardon ! Miséricorde !" hoquetaient les suppliantes en se traînant à nos genoux, nous mettant aussi mal à l’aise que possible.

Mais Malefik restait intraitable. Emma lui demanda néanmoins quels avaient été leurs motifs.

-"Celle-ci", dit-elle en désignant Corinne, a pactisé avec le Dr Einstein; elle devait lui servir de rabatteuse et diriger vers lui des filles innocentes qui lui serviraient de réservoir de cobayes. En échange, elle devait bénéficier d’un train de vie plus que luxueux… Et l’autre", fit-elle en pointant vers Sylvie un doigt ganté de noir, voulait intégrer les mata-haridELLES  pour être pleinement reconnue comme femme...  En échange, ces dernières se chargeaient de massacrer toutes celles qu’elle leur indiquerait comme semblant violer les codes de la pureté gynécratique définie par ce groupuscule...  ce sont bien ces deux-là qui ont envoyé les rats-voyageurs : six au total. On a retrouvé des cages de fortune dans leurs quartiers.»

-"Que va-t’on en faire ?" demanda l’Amirale. "Tu as une idée, Emma ?

Celle-ci secoua la tête.

-"Il est évident qu’on ne peut plus guère avoir confiance en elles: elles risquent de nous trahir à la moindre occasion. On pourrait les assigner à résidence ou dans certaines zones où leur surveillance serait plus facile ?"

La terrible voix de Malefik retentit à nouveau et fit se figer le sang dans nos veines :

-"Ca ne suffira pas !", dit-elle d'une voix théâtrale.  »Je demande la mort !"

L’Amirale et Emma eurent beau s’y opposer le plus vigoureusement, tenter de la raisonner, rien n’y fit et Malefik resta inflexible. Je fus naturellement très étonnée de voir que ses décrets semblassent impossible à abroger, sinon à amender, mais, comme on me l’expliqua plus tard, Malefik était une créature surnaturelle qui avait régné sur ces lieux bien avant qu’ils fussent investis, et qui s’était réservée le droit de châtier elle-même toute mortelle coupable d’en troubler la quiétude ou de le risquer, et cela en compensation de l’abandon des sacrifices humains réguliers qui lui avaient été dédiés dans les temps anciens.

Aussi, mettant fin à la discussion, Malefik tira sur la chaîne pour emmener ses prisonnières sur le lieu de leur supplice, qui était des plus cruels et fort comparable à celui de l’enfouissement des Vestales romaines ayant fauté dans leur service : il ne s’agissait de rien de moins que de les enfermer dans une galerie nue, close et obscure.

N’osant défier Malefik nous l’accompagnâmes sur place le coeur lourd et déchiré des hurlements des malheureuses, qu’entrecoupaient d’abondants sanglots. Quand elle ouvrit la porte de la galerie des supplices (c’était là son nom), un hideux squelette qui y était adossé s’écroula à ses pieds, les os disloqués sous des lambeaux de vêtements putréfiés, qu’elle repoussa négligemment dans la galerie sous les cris de désespoir redoublés de celles promises au même sort.

Malefik poussa ensuite violemment ses deux victimes dans l’ombre de celle-ci, non sans leur jeter, par un raffinement de cruauté :

-"Cherchez bien ! Il doit y avoir une issue quelque part !"

Puis elle referma la porte et la verrouilla avec soin avant de s’éloigner lentement, sûre de ses effets.

Après son départ, c’est tout bas que je demandai à Emma s’il y avait réellement une sortie. Son regard fut éloquent.

-"Mon Dieu !" fis-je alors, étourdiment. "C’est horrible, ce qui les attend !"

Et Emma, plus cynique que jamais, de répondre :

-"Ce qui les attend, c’est le sort de tous les humains : s’entre-dévorer dans l’espoir d’agoniser plus longtemps que l’autre."

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