La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XXI


La rame passa à si courte distance de mon refuge, défilant dans un bruit infernal et un souffle puissant à l’odeur forte de mécanique surchauffée, que cela me parut interminable . Enfin elle s’arrêta au niveau du quai et après un profond soupir pneumatique, les portes s’en ouvrirent avec des bruits de cliquet, libérant de nouveaux voyageurs qui envahirent alors aussitôt le quai.

Le danger était que le conducteur m’eût vue et qu’il n’alertât ses collègues pour qu’ils vinssent me déloger. Il se pouvait d’ailleurs aussi que ceux-ci m’eussent déjà repérée sur leurs écrans de contrôle de la station ! Tout me poussait donc à me joindre discrètement à la foule en mouvement pour m’y fondre et disparaître. Je m’apprêtais à le faire quand une puissante intuition me cloua sur place avec autant de force que si l’on m’avait retenue par le bras.

Je restai donc dans ma cachette, et je m’aperçus que j’avais bien fait ; car sitôt la rame repartie la foule dissipée laissa voir la présence d’un homme seul, à demi dissimulé derrière le distributeur automatique, et qui regardait fixement dans ma direction : il n’avait pas renoncé !

Je m’aperçus avec angoisse que le distributeur commençait à clignoter : Emma était prête à intervenir, bien que j’ignorasse comment, et moi je ne l’étais pas ! Et qu’allait penser ce dangereux inconnu en voyant clignoter la machine comme un arbre de Noël ? Comprendrait-il que ceci était un code à moi destiné ?

Je dus ainsi laisser passer non pas une, non pas deux, mais bien trois rames avant qu’il ne disparût enfin du quai, avec ce que j’interprétai comme un geste de découragement et, fort heureusement, sans avoir remarqué le comportement de l’appareil.

Même si je n’avais visiblement plus à craindre une intervention du personnel de la RATP, qui se serait produite depuis longtemps si elle l’avait dû, je ne pouvais plus différer la sortie de ma cachette : Emma serait-elle assez patiente ? Ne risquait-elle pas de croire qu’il m’était arrivé quelque chose et que ce n’était plus la peine d’attendre ? Mais comment ne pas penser que la disparition de l’inconnu n’était pas une nouvelle ruse ? Je vivais l’un de ces instants où l’on doit jouer le tout pour le tout ; Les jambes molles et le coeur battant, je remontai enfin sur le quai, prête à m’élancer dans la première galerie venue à la première alerte.

Le distributeur était presque en plein milieu et la porte métallique dont m’avait parlé Emma encore deux ou trois mètres plus loin. J’avançai doucement vers le premier en me tenant soigneusement dans l’angle qu’il dissimulait aux regards provenant de la sortie où avait disparu mon persécuteur. Il clignotait toujours, et je le passai bravement, quoi que la respiration coupée. J’étais à un mètre de la porte métallique lorsque celle-ci s’ouvrit brusquement, gueule ouverte devant moi. Je crus m’évanouir de peur avant de reconnaître difficilement Emma qui se tenait sur le seuil. Il faut dire qu’elle portait un uniforme complet de la RATP !

-"Emma !"m’écriai-je.

Emma me tira violemment à l’intérieur du couloir et referma la porte en évitant de faire le moindre bruit. A la façon dont elle me maintenait, je pensai tout d’abord qu’elle était fâchée contre moi, et force m’était de reconnaître qu’elle avait mille raisons de l’être ; mais la raison en était toute autre, comme je le compris lorsqu’elle me fit signe de ne garder le silence et de regarder par les louvres de la porte métallique : je reculai presque aussitôt : de retour, l’inconnu venait de surgir sur le quai et se dirigeait vers ma précédente cachette !

Il était impossible de le voir l’inspecter, mais il ne faisait aucun doute qu’il désirait en avoir le coeur net et que s’il m’y avait trouvée mon compte était bon !

-"Ne restons pas là !" fit Emma.

Et aussitôt, nous nous mîmes en chemin par de nouveaux couloirs de service, inconnus des bon usagers du Métropolitain et convenablement éclairés, malgré des lampes manquantes ici et là. Nous n’allâmes pas bien loin d’abord, et nous arrêtames dans une petite pièce où Emma tira de son sac, devinez quoi ? Un uniforme semblable au sien et qui m’était destiné ! Décidément, je n’aurais jamais autant changé d’apparence que dans cette aventure...

-"Une bonne partie de ces couloirs sont actuellement utilisés par la régie, et nous risquons d’y rencontrer du monde !", m’expliqua-t’elle. « Si ça se produit, tu me laisses parler ! En attendant, mets-ça, et vite !"

J’obéis sans discuter et nous reprîmes notre marche ; elle s’effectua en silence, car si je mourais d’envie de m’excuser pour les tracas dont j‘étais l’origine, et que je revêtais une tenue officielle, je sentais bien que ce n’était ni l’instant ni le lieu pour un mea culpa en bon uniforme (désolée...) : Emma était particulièrement attentive aux échos de conversation et de bruits de pas qui nous parvenaient étouffés par la distance et il me sembla que plus d’une fois nous changêames de direction à cause de certains d’entre eux.

La marche dura longtemps avant qu’Emma ne nous fît nous arrêter devant une nouvelle porte, massive et d’aspect ancien qu’elle ouvrit avec une grosse clef sortie de son sac et qui pivota sur ses gonds sans le moindre bruit. Après l’avoir franchie, et un fois qu’Emma eût allumé sa puissante torche électrique, je retrouvai avec soulagement des couloirs au tracé imprécis taillés dans le calcaire qui allaient me ramener au bercail.

Le chemin clandestin était plus difficile que l’autre : il nous fallut ouvrir six autres portes à chaque fois plus lourdes, plus anciennes, plus rouillées et je craignais à chaque fois que la clef ne se brisât dans leurs serrures antiques, ce qui n’arriva pas en raison de sa taille, digne d’un geôlier moyen-âgeux.

Mais le plus dur fut incontestablement le passage que nous franchîmes en dernier : un étroit pont de calcaire culminant à vingt ou trente mètres de haut, fort étroit et dépourvu même de corde pour faire office de garde-corps. J’avoue que je reculai lorsque je le découvris : la seule pensée de devoir avancer en équilibre sur cet édifice naturel qui ne laissait pas beaucoup plus de place que pour poser ses deux pieds me rendait véritablement malade. Certes, j’avais emprunté dans ma jeunesse l’étage le plus haut du fameux Pont du Gard, mais c’était à l’intérieur du conduit qui acheminait l’eau, pas sur les dalles qui le recouvraient et dont l’absence ça et là, découvrant le ciel et le paysage à l’air libre, me donnaient le même vertige !

Je suppliai Emma de trouver un autre chemin, mais elle s’y refusa, prétendant que celui-ci était le seul qui existât et je crus même comprendre que c’était une sorte de test, et que j’étais libre de retourner d’où nous venions si je n’étais pas assez motivée pour rejoindre notre base, cas auquel elle m’accompagnerait. Mais même mon sentiment de culpabilité persistant ne parvint pas à surmonter mon appréhension et je m’assis sur le pont, les jambes dans le vide, décidée à ne pas aller plus loin ni davantage à m’en retourner ; Mon désespoir était si grand qu’Emma pouvait bien m’abandonner là : avec un peu de chance, je m’endormirais à la longue et tomberais du pont sans me rendre compte de rien.

Mais Emma n’en fit rien : elle s’assit à mes côtés et me posa cette question :

-"Donne-moi une seule raison autre que le vertige pour laquelle tu ne peux pas passer ce pont ?"

Et sans réfléchir, je répondis aussitôt :

-"Je ne suis pas encore assez accoutumée à ce nouveau corps : je ne suis pas sûre de mon équilibre. Je ne contrôle pas encore tout à fait ni la force ni l’amplitude de mes mouvements. D’ailleurs j’étais déjà balourde dans l’ancien... Je ne suis décidément pas faite pour ce monde, sous aucune forme !"

Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite : Emma m’a dit qu’elle m’avait hypnotisée et que nous avions traversé le pont sans encombres, moi devant elle et presque en courant, ce que j’ai du mal à croire ! Tout ce que je sais,c’est que je me retrouvai bel et bien de l’autre côté, sur une petite plateforme, avec Emma qui me dévisageait et me demandait si j’allais bien.

-"C’est encore loin ?", lui demandai-je, encore étourdie, pour toute réponse.

-"Non, nous y sommes : c’est juste derrière cette paroi !" fit-elle en me désignant une masse rocheuse.

Et, prolongeant son geste pour actionner quelque dispositif secret dont j’avais déjà vu un exemple à mon arrivée, elle fit pivoter une lourde dalle de pierre si parfaitement intégrée à la muraille qu’on n’aurait pas pu en soupçonner l’existence.

L’Amirale se tenait juste derrière.

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