La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XX


De la suite, je n’entendis rien. J’attendis peut-être une heure puis réussit avec force contorsions pendant la suivante à me débarrasser des liens qui me restaient. Les bras me faisaient mal et c’était à peine si je pouvais ouvrir ou fermer les poings, ce qui était bien fâcheux en cas de bagarre éventuelle, surtout contre Héloïse.

Quand je sortis du local du gardien, ce fut encore le silence total, et de même quand je pénétrai dans le hangar. La fourgonnette était toujours en place mais ses portières étaient ouvertes, et quand je m’en approchai, je vis qu’elles étaient éclaboussées de sang. C’est en faisant le tour du véhicule que je découvris les corps.

A en juger par la manière dont elle tirait la langue, Cléophée, qui se trouvait sans doute alors au volant, avait été étranglée par derrière. La grande cheffesse avait sans doute surpris la scène et avait tenté d’arrêter Héloïse en la lardant de coups de couteau dans le dos. Mais on n’arrête pas aussi facilement un tel bestiau bien déterminé, et après la mort de Cléophée, Héloïse s’était retournée contre la grande cheffesse, s’était emparée de son couteau et le lui avait planté dans le ventre avant de mourir de ses propres blessures : elles gisaient toutes deux sur le côté de la fourgonnette.

Héloïse avait le sourire béat du devoir accompli et Cléophée semblait frappée d’incompréhension devant une aussi radicale remise en cause de son autorité. Elle tenait encore de sa main droite la poignée de ce couteau, que Pierre Mac Orlan aurait malicieusement décrit comme "sans spécialité", comme si elle avait essayé de l’enlever. Du sang se trouvait sur le manche et ressucita dans mon esprit ce vers bien connu de Théophile de Viau, un peu aménagé ici pour la rime :

Ah! voici la dague qui du sang de sa maîtresse
S'est souillée lâchement: elle en rougit, traîtresse !

A ce que je pouvais deviner, les fameuses mata-haridELLES, qui n’étaient plus rien, n’avaient jamais été que trois et je restai maîtresse des lieux, que j’arpentai à pas mesurés pour en prendre possession, comme on fait après la bataille pour en mieux appréhender le théâtre et savourer sa victoire à l’aune de maints détails de terrain qui la rendent plus méritante ;

Le hangar était vaste et pratiquement vide ; le fond était cependant occupé par quatre constructions sommaires qui devaient certainement servir de bureaux administratifs à la société propriétaire ; la grande cheffesse était sortie de l’une d’elles pour venir m’examiner, et je me dis que cela valait peut-être la peine d’en explorer le contenu.

Je ne fus pas déçue : à peine entrai-je dans cette pièce dépourvue de plafond, que je me trouvai face à ce qui ne pouvait être qu’un autel de bois sculpté de motifs lovecraftiens, sans doute dérobé à quelque magasin de curiosité, et qui attendait quelque victime propitiatoire ; quelque peu vexée qu’on n’eût pensé qu’à une vulgaire caisse d’emballage pour mon propre et partiel sacrifice, je me demandai pour quelle divinité ? Une grande sculpture résolvait cette énigme par sa seule présence : elle représentait, tous personnages en grandeur nature, la grande cheffesse en Venus Anadyomène, dans une mise en scène qui tenait de Boticelli et de Pradier, à ceci près que la coquille Saint-Jacques était portée en pavois par Héloïse et Cléophée, et que l’ensemble n’était pas de marbre mais en polystyrène expansé.

Elle n’aurait jamais pu passer par la porte, et je suppose qu’après que la foule des dévotes de la grande cheffesse eut dépassé la capacité de la pièce on en aurait démoli les cloisons pour en permettre l’adoration. J’avoue que ce monument suscita chez moi un léger agacement et que, moderne Herostrate, j’eus la tentation de le détruire avec un simple coupe-papier qui se trouvait là, sur une table voisine, et que j’imaginais d’ailleurs être aussi l’outil du supplice, ce qui ne fit que l’aviver. Mais je fus aussitôt détournée de mon projet par une hallucination semblable à celle déjà éprouvée dans notre fuite dans les locaux de la morgue de l’hôpital.

Les doubles éthérés de la grande cheffesse et de ses deux acolytes avaient en effet fait irruption dans la pièce à l’instant même où j’avais saisi l’instrument avec lequel le sacrilège allait s’accomplir ! Même si elles portaient encore leurs blessures, mes trois tourmenteuses n’étaient plus que des ombres et l’on voyait à travers elles ; Mais elles avaient perdu de leur superbe et me suppliaient à présent, du regard et de leurs gestes, de ne point attenter à leur représentation terrestre qui demeurerait le seul témoignage de leur vaine existence passée. Magnanime, je lâchai le coupe-papier et les trois spectres disparurent progressivement, en partance pour les « sombres bords  que chantent les poètes de leur vivant.

Lasse et affamée, je restai encore un moment à me remettre de mes émotions. La grande question était de savoir si je pouvais être inquiétée, et sous quelle identité, par ce massacre qui pourtant ne me concernait finalement en rien. Ayant tout pesé, et notamment le risque de témoignages de mon enlèvement, la présence de mes empreintes, je conclus que non et résolus de sortir du hangar. Un fâcheux pressentiment me retint cependant d’en franchir le seuil, que je bénis en réalisant qu’il me fallait soigneusement essuyer le coupe-papier que j’avais eu en main. Je retournai ensuite à la porte, t pour la seconde fois, j’hésitai à la passer: l’image de mon sac, ce sac quej e tenais à la main lors de mon kidnapping, me vint à l’esprit. Je le cherchai partout et longtemps avant de le trouver là où il ne pouvait qu’être : à l’intérieur de la fourgonnette.

La lueur du matin sur ce qui semblait être un boulevard m’aveugla quelque peu ; mais j’était bel et bien dans une banlieue inconnue, et, comme par un fait exprès, cette artère était si longue et dépourvue de croisements que je n’en pus lire le nom sur aucune plaque avant un bon moment. Le trajet que j’avais fait contre mon gré sur le sol de la fourgonnette m’avait certes paru durer une bonne heure, mais son inconfort avait pu me le faire paraître plus long que la réalité. Toujours était-il que je regrettai amérement d’avoir eu une vie antérieure si casanière que je ne puisse pas reconnaître les communes voisines de la mienne !

Enfin, par miracle, je tombai sur une gare et pus me situer sur un plan du Réseau Express Régional… C’était à n’y rien comprendre : j’avais dû, en fait, m’évanouir pendant mon voyage forcé, car je me trouvais à une distance si fort respectable de la capitale qu’il était inconcevable d’avoir pu s’y rendre en seulement une heure de voiture. Quoi qu’il en fût, je pris mon billet pour Paris et gagnai le quai où, vingt minutes plus tard, devait s’arrêter la rame qui me ramènerait enfin en terrain familier.

Comme je n’avais rien à faire d’autre, je promenai mon regard sur les autres voyageurs en attente ; c’est dès ce moment que, parmi des gens qui n’avaient rien de particulièrement remarquable, jeus intriguée par un homme en imperméable gris, chapeau et grosses lunettes d’écailles qui faisait visiblement semblant de lire un journal, puisqu’il en restait toujours aux deux mêmes pages sans jamais passer aux suivantes.

Bien qu’il fût monté dans la même voiture que moi, je n’y prêtai ensuite plus la moindre attention, pensant qu’il s’agissait d’un détective privé traquant le trafic de secrets industriels (l’adultère ne faisant plus recette), et la motonie des arrêts et départs en station ne m’incitaient d’ailleurs guère à la vigilance. Mais je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il descendit comme moi Place de l’Etoile, et surtout, quelques temps après, qu’il prenait les mêmes correspondances, et par les mêmes couloirs, même les moins fréquentés, où résonnaient mes talons plus que je ne le souhaitais. Pas de doute, j’étais bel et bien filée !

Une angoisse m’assaillit alors, qui ne cessa de monter tandis que cet homme, qui ne faisait même aucun effort pour se cacher, restait imperturbable: de qui était il l’émissaire ? Quelle était sa mission ? Allait-il recevoir du renfort ? Pourrai-je gagner l’entrée des catacombes avant qu’il ne passe à l’action ? Comment pourrais-je m’en débarrasser ?

Et puis je me souvins de la consigne que m’avait confiée Emma pour les cas d’urgence de ce genre, et que je n’avais malheureusement écoutée qu’avec quelque distraction. J’en avais toutefois retenu l’essentiel et profitai des arrêts en stations pour me rapprocher de la voiture de queue. Lorsque nous fumes enfin à la station "Schmurtz-Dugrenu", je profitai de la foule compacte qui en descendit pour me faufiler derrière la rame par le petit escalier de service réservé au personnel, marchai quelques mètres à côté de la voie et m’abritait dans la première niche où se trouvait un antique poste de téléphonie du réseau interne. J’en décrochai le combiné et composai fébrilement le code qu’Emma m’avait donné.

Un grésillement à l’autre bout du fil, et qu’on pouvait tenir pour une sonnerie, se fit entendre trois ou quatre fois, après quoi on décrocha.

-"Emma ?" fis-je alors ; « C’est Jacqueline !"

On ne répondit pas tout de suite et j’attendis une dizaine de secondes avant qu’on ne me dise « Je vous la passe" et que retentisse d’Emma la voix très déformée par cet appareil primitif.

-"Jacqueline ? Mais où diable es-tu ?"

Après que je le lui ai brièvement expliqué, elle m’indiqua la marche à suivre :

-"Tu vois le distributeur automatique de sucreries sur le quai ? Quand il se mettra à clignoter, profite d’un moment où le quai sera désert, et frappe alors à la porte métallique de service qui se trouve juste à côté. Attends le temps qu’il faut ! En attendant, ne bouge pas ! A bientôt !"

Je raccrochai et me tapis davantage dans l’ombre complice, car mon mystérieux suiveur, loin de suivre la foule, était resté sur le quai, tâchant de me discerner parmi elle. Quand elle eut entièrement disparu, il se gratta la tête, puis se mit à jeter des coups d’oeil soupçonneux dans ma direction. Après avoir très longuement hésité, il se décida à marcher vers moi et, bien que je susse lui être invisible, je m’aplatis contre le mur de la niche, d’autant que grandissait le grondement d’une rame provenant du fond du tunnel qui m’interdisait de me réfugier plus avant dans celui-ci.

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