La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XIX


Je passai le reste de la journée dans un petit local attenant au hangar, qui devait être affecté au gardien lorsque les lieux étaient encore en usage. Pour plus de précautions, on m’avait baîllonnée et dûment saucissonnée avec des câbles électriques trouvés sur place qui me meurtrissaient les membres et qui me forçaient à changer fréquemment de position pour tenter de soulager leur contrainte. On ne songea évidemment pas à me restaurer, à moins que le propos ne fût au contraire précisément de m’affamer; et quand vint la nuit on me plaça dans une grande caisse aux bords si hauts qu’il m’était impossible de m’en extirper et qui préfigurait fâcheusement un cercueil . Autant dire que je n’étais pas dans un grand état de fraîcheur quand vint le lendemain.

C’est Cléophée qui vint me trouver la première. Cléophée, avec laquelle je n’avais pas eu trop affaire jusque là, semblait être l’anti-Héloïse : gracile, plus douce et peut-être plus humaine, ne fût-ce que d’aspect, ce qui à dire vrai n’était pas bien difficile. Il me sembla même discerner dans ses yeux une lueur de pitié Aussitôt un plan audacieux germa dans mon cerveau fertile et je lui fis comprendre par quelques grognements que je désirais lui parler ; Comme je l’avais espéré, elle défit mon baillon et je tentai une approche :

-"Merci de m’avoir défendue hier..."fis-je en papillonnant des yeux comme dans un film muet. « L’autre m’aurait réduite en bouillie sans vous..."

-"C’est rien... T’es pas mal foutue pour un mec... c’aurait été dommage de t’abîmer le portrait... peut-être qu’avec un peu de rééducation on pourrait faire de toi une nana acceptable... d’ailleurs on commence bientôt, ahahah !"

Je ne me laissai pas décourager :

-"Qu’est-ce que vous allez me faire, exactement ?"

-"Je viens de te le dire : on va t’ôter tes privilèges de mec ! C’est la grande Cheffesse qui va s’en charger, elle a l’habitude, on dirait pas à la voir comme ça mais elle castrait les bovins à la ferme !"

Je comprenais mieux la mégalomanie de la grande Cheffesse, qui s’était visiblement trompée de culte et célèbrait plus Cybèle que Vénus... Sans la moindre intention de devenir un galle, oubliant que je ne craignais plus grand-chose, je maîtrisai mon émotion et tentai le tout pour le tout :

-"Et après... « , lui demandai-je en accompagnant ma question de mon regard le plus langoureux, « Je pourrai rester avec vous ?"

-"Avec nous ?" fit-elle avec étonnement.

-"Oui, enfin surtout avec toi... J’ai tout de suite vu que tu n’étais pas comme les deux autres..."

J’étais sur la bonne piste : Le regard de Cléophée s’illumina aussitôt. Je m’étais bien aperçu dans ma vie antérieure que l’égocentrisme naturel des femmes ne les autorisait à n’estimer et n’aimer que leur propre sexe, mais je n’aurais imaginé qu’il me suffirait d’en être une pour qu’elles me tombent aussi facilement dans les bras...

-"Et puis quelle autorité tu as !", poursuivis-je, mieilleuse à souhait. « Tu pourras me protéger d’Héloïse... Elle me fait peur avec ses manières de brute..."

-"T’en fais pas pour ça..." me rassura-t’elle. « L’Héloïse j’en fais ce que je veux ! Ce gros tas est amoureux de moi !"

Et quand Cléophée effleura mes lèvres des siennes, je sus que la partie était gagnée. Il était grand temps, car là-dessus Héloise survint pour me conduire au sacrifice... Mes deux gardiennes m’extrayirent de ma boîte et me portèrent sur le lieu où il devait s’accomplir : Point de temple, point d’autel, point d’offrandes fumantes, juste une caisse sur laquelle on m’assit de force pour trancher les cordes qui m’attachaient mes jambes meurtries.

La grande Cheffesse saisit son grand couteau à pleines mains, le releva avec une sadique moue de plaisir, et fit un geste convenu à Héloïse et Cléophée, qui leur demandait de relever ma robe et d’abaisser tout ce qui pouvait gêner l’opération, ce qu’elles firent immédiatement à ma grande confusion.

Mais la plus confuse ne fut pas moi : de surprise, la grande cheffesse laissa tomber son scalpel géant :

-"Ben qu’est-ce que c’est que ça ?" fit-elle en écarquillant les yeux.

-"C’est bien à moi de vous l’apprendre !" lui fis-je remarquer.

Les trois harpies examinèrent l’objet tour à tour avec autant de minutie que les matrones de Chinon celui de Jeanne d’Arc, se concertèrent plusieurs fois, jusqu’à ce que, faute qu’explication leur fût donnée de son propre chef par le bijou que Diderot qualifiait d’indiscret, la grande cheffesse déclare enfin avec une moue dédaigneuse :

-"Mouais... c’est une bonne imitation !"

-"Bon alors, qu’allez-vous faire de moi, maintenant que votre projet tombe à l’eau ?" lançai-je, sûre de moi.

Une lueur mauvaise passa dans les yeux de la grande cheffesse :

-"Je vais y réfléchir..." menaça-t’elle. «Reconduisez-moi ça dans le local !"

Et j’y fus ramenée illico par Héloïse, qui me sembla sur le coup moins brusque qu’auparavant.

-"T’aurais pu l’dir ‘ qu’t’étais d’jà rectifié", qu’elle dit alors. « On n’aurait pas perdu tout c’temps ‘vec toi !"

-"Héloïse, s’il te plaît, « minaudai-je en éludant le propos, « tu peux me défaire un peu mes liens sur les bras ? Ca me coupe la circulation !"

-"Ouais, mais t’avis’ pas de t’fair’ la mall !  Que si j’te chopp’rais tu t’ r’connaîtrais plus en peinture !»

Comme elle était dans de bonnes dispositions, elle entreprit immédiatement de desserrer les nœuds qui m’entravaient, et qui ne lui résistèrent pas longtemps.

-"Oh non, Héloïse," protestai-je. « Jamais je ne ferais ça ! Je ne suis pas idiote ! Comme tu as de gros muscles ! Je n’en ai jamais vu de pareils ! Et le tatouage avec l’ancre de marine, quelle splendeur !"

Interloquée, Héloïse interrompit son travail

-"Ah bon ? Tu trouves ?"

-"Oh oui, c’est la première chose que j’ai remarquée chez toi ! Tu dois pouvoir écrabouiller n’importe qui ! N’importe quel mec !, pas vrai ?"

-"Je veux ! Cinquante combats, cinquante victoires, cinquante décès !"

-"C’est magnifique ! Tu pourras me protéger, alors ?

-"Protéger ? Mais de qui ?"

-"De Cléophée ! Elle m’a dit qu’elle voulait me garder pour elle toute seule et que c’est pas toi qui pourrait l’en empêcher !"

Je vis bien que son sang ne fit pas cent tours, ni cinquante (comme disait Alphonse Allais, et, comme lui, j’abrège pour ne pas fatiguer la lectrice) : Son sang ne fit qu’un tour !

-"Ah, elle t’a dit ça ?"

-"Oui, et même pire ! Mais moi je préfère rester avec toi, tu comprends, j’aime pas trop le style gringalette pimbêche !"

-"P... de B... de M... Bon, pour les cordes, j’peux pas fair’ plus, sinon j’vais m’fair’engueuler ! Ou qu’elle est c’te mijaurée, que j’lui en coll une ?"

-"Oh merci Héloïse ! Pendant que tu m’accompagnais ici, je l’ai vue se diriger vers la fourgonnette" !

-"J’y vais ! J’vais lui apprendr’ à vivr’, moi ! Tu vas voir comme !"

Elle s’y dirigea en effet, se rendant coupable non seulement d’une entorse à la langue française mais aussi d’une fatale imprudence.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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