La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XVIII


La concierge réussit non sans mal à faire de la porte d’entrée un obstacle présentable. Elle était si satisfaite que je jugeai opportun de la faire parler davantage alors que nous commencions à descendre les escaliers.

-"Alors, « lui demandai-je, « Pierre, comment était-il, ici ?"

-"Oh, vous savez ma petite, je ne le connaissais pas tant que ça… Bonjour... Bonsoir… Mais allons dans ma loge, nous serons plus à l’aise !"

Arrivées en bas de l’escalier, nous fîmes un crochet sur la droite et passâmes par une porte vitrée garnie de voilages, et c’est ainsi que je ne retrouvai pour la première fois dans l’étroit espace d’une loge de concierge, à me faufiler entre une table recouverte d’une toile cirée à carreaux et un buffet Henri II. Comme je restais coincée entre deux chaises paysannes à l’assise de paille, la redoutable madame Gomez m’invita à m’asseoir, fit de même en face de moi et se pencha vers moi pour me faire ses confidences.

-"Vous savez, ma petite… Vous étiez trop bien pour cet homme là !"

Moi qui attendais l’exposé de toutes les vertus qu’on attend d’un défunt, je fus douchée d’abondance !

-"Pourquoi dites-vous cela ?"m’enquis-je.

Elle se pencha encore plus, baissa même le ton et me confia :

-"Je ne devrais pas vous dire ça, mais c’est mieux que vous le sachiez, des fois que vous auriez du chagrin… Figurez-vous… qu’il faisait venir des femmes !"

J’ouvris des yeux ronds, ceux que mon interlocutrice attendait pour continuer :

-"J’en ai vu plusieurs fois descendre de chez lui, ou bien y monter… Des brunes, des blondes, des rousses… Et cela à point d’heure encore ! Faut croire qu’elles avaient la clef ! Je me demande encore comment elles ne se sont jamais rencontrées ! Ca aurait fait un de ces foins !"

Je me recroquevillai derrière la table, espérant que Madame Gomez ne reconnaîtrait pas la robe unique qu’avaient porté toutes ces femmes…

-"Et...vous les avez vues ? Elles ressemblaient à quoi ?"

-"Ah ça non, je ne les ai jamais bien vues… Elles n’allumaient jamais la minuterie, figurez-vous ! Faut croire qu’elles connaissaient bien les lieux ! Le temps que je sorte de la loge elles étaient déjà en haut, ou bien alors sorties dans la rue !"

Je respirai. Et à ce moment-là se fit entendre une grande galopade dans l’escalier, qui fit se lever la concierge d’un bond.

-"Qu’est-ce que c’est encore que ça ?", rugit-elle en s’élançant au dehors."

J’entendis du brouhaha, une discussion véhémente, une nouvelle galopade et enfin Madame Gomez reparut.

-"Ca alors !" fit-elle. «  Figurez-vous que c’étaient les infirmiers dont je vous parlais ! Ils venaient vérifier qu’ils n’avaient rien oublié, qu’ils m’ont dit… Et justement ils ont trouvé une salopette de la RATP dans la salle de bains, avec des chaussures énormes! Tout ça n’y était pas la dernière fois que j’y suis montée, moi je vous le dis ! Enfin faut croire que des gens sont venus, je me demande bien qui ! Peut-être une de ces femmes dont je vous parlais tout à l’heure...Peut-être qu’elle travaille à la RATP ? Mais alors ? Elle n’est quand même pas repartie toute nue ?"

Pour couper court aux réflexions qui risquaient de surgir, je me levai et déclarai :

-"Merci Madame Gomez, j’ai été très heureuse de discuter avec vous !"

-"Mais de rien ma petite! Et faites bien attention à vous,n’est-ce pas ? Les hommes, vous savez, c’est tous des tordus ! Si je vous racontais mon troisième mari..."

Je réussis fort heureusement à trouver un prétexte pour échapper à ces souvenirs de mariage et passai dans la rue. A vrai dire, j’y restai peu de temps : à peine avais-je mis le pied sur le trottoir que j’entendis derrière moi un cri retentissant :

-"Le voilà ! Attrapez le !"

Je ne m’affolai pas, et ne tournai que légèrement la tête, persuadée que cela ne me concernait en rien, pensant que pour déceler quelque chose de masculin dans l’être que j’étais, âme de femme dans un corps de femme vêtu d’une robe de femme, il fallait être sacrément myope… j’avais tort : dans la seconde qui suivit, se mit à hurler le moteur d’une fourgonnette qui s’arrêta pile à côté de moi dans un crissement de pneus tandis que s’en ouvrait la porte latérale.

Avant même que je comprenne ce qui m’arrivait, je fus si violemment poussée à l’intérieur que, déséquilibrée, je me cognai la tête sur le plancher de tôle.

-"Alors, mon gaillard ? Tu croyais t’en tirer comme ça ?" fit une voix rauque, comme éraillée par la cigarette et la boisson.

Dans la position où j’étais, la tête sur le sol, je ne pouvais guère voir de mon interlocuteur que des tongs d’où dépassaient des orteils sales, ainsi que les jambes d’un legging gris, trop courtes pour dissimuler des touffes de poils sur les chevilles ; Sidérée d’être appellée « mon gaillard", je le fus encore plus lorsque, tournant la tête vers le haut, je m’aperçus qu’il portait un tee-shirt rose frappé du symbole universel de Vénus dans lequel était inscrit un poing levé. Mon interlocuteur semblait être en fait une interlocutrice !

-"Mais qui êtes-vous ?" demandai-je péniblement,

-"On est les mata-haridELLES ! c’est écrit là, tu sais pas lire ? « fit-elle en me désignant une inscription presque illisible car à moitié prise dans les replis de son ventre abondamment boudiné. « On s’bat contre l’tas d’ carioca qu’ombruine les fâm et fait d’nous des eaux d’rejet !"

Heureusement, j’avais suffisamment lu de Frédéric Dard pour décrypter le langage de cette Bérurière d’occasion :

-"Le patriarcat qui opprime ?" suggérai-je. « Des objets ?"

-"Ouaip, c’est ça ! On est des Mata-Hari modernes, d’où not’ nom ! On s’insinue dans l’mond’des zom’ pour le détruite de l’intérieurité !

Une Mata-hari moderne ? L’originale était déjà plutôt moche, mais ce que j’avais vu de la copie pouvait certainement prétendre à la battre sur ce terrain. Pour confirmer mon impression, je forçai encore ma tête à se tourner un peu plus pour voir le visage de ma kidnappeuse. Je n’aurais pas dû car à peine avais-je aperçu la masse de ses cheveux graisseux qui encadrait son visage bouffi qu’elle s’en rendit compte et me décocha un coup de pied qui m’aurait fait le plus grand mal si j’étais restée dans mon état ancien.

-"Et ça c’est poule t’apprend’ à prend’ la plac’ d’un’ fâm qui l’mérit’plusse que toi vu qu’elle a des millénaires d’esclavitude à rattraper !" fit le monstre.

Par diplomatie je fis semblant de grimacer de douleur.

-"Ca suffit ! Couchée, Héloïse ! N’oublie pas qu’on est des non-violentes ! On ne tape que sur la tête, et avec des annuaires !" fit alors une voix qui venait du siège conducteur. Ce devait être sa supérieure dans la hiérarchie des brutes, car la bête, qui répondait donc au doux nom d’ Héloïse, cracha un coup par terre, se mit à grogner, et se tassa dans un coin en attendant l’heure de mordre.

Le reste du trajet s’accomplit en silence et sans que je tentasse quoi que ce fût : je craignais trop que les poings démesurés de la gorillesse n’abîmassent mon frais minois si heureusement obtenu… Au bout d’une demi-heure environ, pendant laquelle je ne cessai de m’interroger, en vain, sur les motifs de mon enlèvement, nous nous arrêtames enfin, et la gorilleuse me fit aussitôt descendre du véhicule à grands coups de pieds, qui me laissèrent des bleus pendant quinze jours.

Nous étions dans un grand hangar vide. De rapides et discrets coups d’oeils m’assurèrent qu’il était clos de tous côtés et je ne pouvais certainement pas compter prendre la fuite avec mes chaussures à talons.De toutes manières, la gorillasse me fit mettre à genoux sur le sol de béton et les mains sur la tête. Une nouvelle attente commença, qui fut de courte durée, après laquelle une porte s’ouvrit au fond du hangar, livrant passage à une silhouette plus dindinante que déhanchée.

C’était la cheffe.eure.euse.esse.asse suprême qui paraissait enfin. C’était une espèce de Delphine Seyrig à fume-cigarettes, qui salua ses sbires avec de son modèle l’horripilante voix blanche et traînante comme un escargot asthmatique énamouré.

Abaissant enfin ses yeux sur moi, elle m’ordonna de me mettre debout, me toisa de haut en bas, puis de bas en haut, aspira une bouffée de son poison, puis délivra de sa langue fielleuse un verdict étourdissant de mauvaise foi féminine :

-"Vous n’êtes qu’un misérable travesti… Et à ce titre, vous ne serez jamais qu’une pâle et disgracieuse imitation de la transcendance vénusienne dont je suis l’incarnation la plus achevée… Il est de notre devoir de mettre fin à une telle mascarade pour préserver la beauté du monde dont nous sommes les déesses !"

Je fus vite fixée sur le sort qui m’attendait et que ces paroles menaçantes laissaient dans le flou ; car la vénusienne ajouta aussitôt en s’adressant à ses gorillettes (sans doute natives du Mans) :

-«Bon ! Héloïse, Cléophée : Mettez-moi ça au frais : on l’opère demain !"

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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