La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XXV

-"Monsieur Chavarax ?"fis-je, la voix presque chevrotante, en m’avançant vers lui sur mes jambes mal assurées. « Vous êtes seul ? Où est votre ami ?"

-"C’est un timide !" répondit-il, « il n’est pas loin, rassurez-vous ! Et asseyez-vous, Mademoiselle Hahn, je vous en prie !",ajouta-t’il en me désignant la chaise vide à côté de la sienne.

Je préférai m’asseoir juste en face de lui, le dos à la rue, avec la pensée que si je devais m’enfuir en courant je n’aurais qu’à renverser la table pour gagner quelques précieuses secondes de course.

-"Que prenez-vous ?" fit-il encore.

-"Un chocolat, naturellement !"

-"Jacqueline aussi adorait le chocolat !", observa-t’il finement.

Je ne répondis rien et le laissai, comme la fois précédente commander au garçon qui passait mon chocolat et son café. Nous meublâmes notre attente de sujets sans importance, comme la situation du café, et sa clientèle qui semblait exclusivement constituée de touristes. Mais quand nous eûmes enfin nos tasses posées devant nous sur leurs soucoupes, je sus qu’il était temps d’aborder les choses sérieuses.

-"Votre ami tarde décidément à paraître !",lançai-je. « Il va rater son entrée !"

Monsieur Chavarax se raidit, arrêta de remuer sa cuiller dans la tasse et se cala sur sa chaise, signe qu’il allait se livrer à de grandes révélations.

-"En fait, il est déjà là !" avoua-t’il enfin.

Je m’en doutais, mais je fis délibérément l’imbécile pour tâcher de faire naître en lui la confusion et le remords que méritaient cette mise en scène.

-"Il nous observe ? Où ça, où ça ?" fis-je en tournant la tête dans toutes les directions, faisant mine d’attarder mon regard sur chaque client en terrasse.

-"Devant vous...", se confessa enfin le comédien en baissant une tête rougie par la honte, comme celle du condamné sous le couperet (Oui, Ponson Du Terrail est mon maître)

-"Vous, Monsieur Chavarax ?", l’estocadai-je sadiquement (Oui, Frédéric Dard aussi) feignant d’être affreusement choquée par cette apocalypse (Mais oui, j’ai bien le droit d’écrire ça, puisque"apocalypse" signifie littéralement « révélation")

-"Je... Je vais tout vous expliquer..."pataugea-t’il lamentablement.

Et c’est bien ce qu’il fit. Mais c’est moi que la surprise attendait (alors que moi pas du tout) :

-"J’ai rencontré Jacqueline au bureau où elle travaillait, à la Société Nationale Comptable: j’accompagnai un ami (oui, un vrai celui-là), qui a une petite société d’édition, et c’est Jacqueline qui s’occupait de son dossier..."

C’est là, que, je ne sais absolument pas pourquoi, je lançai sans réfléchir :

-"Ah oui, les Editions de la Légende !»

Monsieur Chavarax en écarquilla les yeux :

-"Mais comment diable savez-vous cela ?"

C’était à mon tour d’être confuse : ce nom, dont je n’avais jamais entendu parler, et qui ne me disait rien, m’était venu comme cela, et je l’avais prononcé comme une évidence.

Je balbutiai :

-"Mais... Je ne sais pas... Non, je vous assure, j’ignore absolument pourquoi j’ai dit cela !"

Je voyais bien qu’il n’en croyait pas un mot ! Et je ne pouvais l’en blâmer... Mais il n’en reprit pas moins son récit, après un long silence que je n’osai pas rompre et pendant lequel je baissai les yeux, faisant semblant de chercher quelque explication valable à cette inexplicable intuition.

-"Je suis tombé amoureux de Jacqueline dès que je l’ai vue... Le coup de foudre quoi... c’était une fille très réservée, qui ne pensait qu’à son travail... j’ai eu beaucoup de mal à la décider à sortir avec moi... Mais après ça a vraiment été merveilleux ; on allait au cinéma, au restaurant dans les musées, le classique quoi... On a fait ça un an environ... ça collait parfaitement entre nous... Le bonheur, quoi... Mais les derniers temps, il n’y a pas si longtemps que ça, d’ailleurs, elle était préoccupée, soucieuse, ailleurs, quoi... Et elle n’a jamais voulu me dire ce qui n’allait pas."

Monsieur Chavarax marqua une pause à cette évocation douloureuse, le temps de retenir les larmes qui allait poindre, puis continua :

-"Et puis un jour... Plus de nouvelles... Elle a disparu... Littéralement... Du jour au lendemain... volatilisée... Elle ne répondait pas au téléphone, elle n’était jamais chez elle, Rue Ravignan... Personne ne l’avait vue non plus depuis quelques temps dans les commerces voisins... Je suis allé à son bureau mais elle n’y avait pas remis les pieds non plus... On n’a pas voulu m’en dire plus... Je vous ai dit qu’elle était plutôt secrète : je ne connaissais pas sa famille, je n’ai pas pu les interroger... J’ai même été à la police... Ils ont juste dit qu’elle ne voulait sans doute plus me voir et que si sa famille ne faisait pas elle-même une demande de recherche, ce qui n’était pas le cas, ils ne pouvaient rien faire..."

Plus il avançait dans son récit, plus il se tassait sur sa chaise, comme écrasé par le poids de ses souvenirs, ce qu’il confirma ensuite :

-"Bref... Tout s’est effondré, quoi, comme ça (Il fit le geste évocateur d’un claquement de doigts), le noir total... J’ai été atrocement malheureux, je vous prie de le croire... oui, ça a été très dur... Et puis, comme je commençais juste à... soyons honnête... disparaître moi-même... voilà que vous me tombez dessus ! Vous, son sosie, sa sœur jumelle, qui marchez comme elle, parlez comme elle, bougez comme elle, agissez comme elle... Vous imaginez le choc ? j’en ai eu le soufle coupé !"

-"je me souviens... et oui je vous comprends, bien sûr...", fis-je dans un élan de compassion favorisé par le souvenir de ma bourde.

Encouragé, il continua :

-"Alors, c’est vrai qu’une fois après avoir réalisé que vous n’étiez pas Jacqueline, l’idée m’a traversé instantanément de vous faire jouer son rôle ; mais, comme je vous l’ai dit, il ne s’agit pas du tout de la remplacer... Je vais vous expliquer..."

Monsieur Chavarax aspira une grande bouffée d’air puis se lança :

-"Voyez-vous, quand j’étais avec Jacqueline et que c’était si merveilleux, partout où nous allions, dans tout ce que nous faisions ensemble, je n’avais absolument pas conscience de cette chance qui était la mienne : je me contentais de la vivre, d’en suivre les contours sans jamais en percer le mystère, sans en retenir les moindres aspects ; j’étais en somme purement passif et balloté de joie en joie à toutes celles qui s’offraient sur le chemin... le beau résultat de tout cela, c’est qu’il ne me reste aujourd’hui plus rien à quoi me raccrocher, à part de grossières bribes de souvenirs enchanteurs mais dépareillés : le rire de Jacqueline, son bras sous le mien, son parfum, quelques phrases qu’elle a prononcées, son regard, certains lieux où nous fûmes... Toutes ces choses impalpables..."

Il parut encore prêt à suffoquer à ces évocations, dont je me demandais ce qu’en pourrait bien penser Emma, et je le laissai récupérer, qui mettait sa main devant sa bouche pour en masquer les tremblements provoqués par l’émotion.

-"Ce que je voudrais faire avec vous, si vous le voulez bien, c’est de revivre tous ces moments en pleine conscience pour que je puisse en savourer l’intime nature pour toujours en me remémorant chaque détail perçu par mon ouïe, mes yeux, mon nez, mes sens. Nous irons ensemble là où Jacqueline et moi nous fûmes, nous ferons les mêmes choses, dans la mesure du possible, nous dirons les mêmes choses et cette fois je me souviendrai de tout..."

Il marqua une pause et devint presque lyrique :

-"Ce sera un peu comme si nous étions réunis de nouveau, Jacqueline et moi... Pouvez-vous imaginer quelle souffrance est la mienne, qui ne suis plus qu’un être incomplet... Ah, si Jacqueline et moi avions pu fusionner en un seul corps, un seul esprit, une seule âme... Oui, pouvez-vous vous représenter cela, quel bonheur cela aurait été ?"

J’allais dire que oui, je le pouvais,mais il ajouta aussitôt en plaisantant à demi :

-"J’aurais voulu fixer tout cela dans l’univers même, comme dans une nouvelle de Bioy Casares, mais, hélas, point de Morel et point d’invention... Ce qui vaut d’ailleurs mieux pour vous, naturellement..."

Puis, sabordant la rêverie qui allait naître à cette perspective :

-"Ce sera l’affaire de quelques semaines et ensuite je vous rendrai votre liberté en vous remerciant pour l’inestimable cadeau que vous m’aurez ainsi fait...Vous êtes d’accord ?"

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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