La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XVI


Il s’en fallut de quelques jours avant que je ne réalise pleinement mon changement de situation et tout ce qu’il impliquait : je me réveillai encore plusieurs fois le matin me croyant dans ma chambre d’hôpital, et reprenant le cours de mon angoisse avec les menaces qui refaisaient alors surface à mon esprit, avant qu’elles ne se dissipent à la vue de la solide voûte de pierre qui m’abritait : Où étais-je plus en sécurité qu’à six pieds sous terre, et même davantage ?

Après cela c’était le petit déjeuner, que l’on pouvait prendre en commun dans la grande "salle à manger" ou dans sa "chambre", ainsi que le faisait Emma pour sauvegarder sa réputation, soigneusement mise au point, de sauvage invétérée. Puis on avait quartier libre jusqu’au repas de midi, à moins que l’on ne fît partie des équipes, assurées par roulements hebdomadaires, qui effectuaient les travaux d’intérêt général, comme la cuisine, ou les travaux divers nécessités par la vie souterraine, comme les explorations, déblaiement et aménagement de galeries. L’après midi, tout recommençait jusqu’au repas du soir, après lequel je découvris avec surprise que débutait la vie culturelle, avec concerts, expositions, vernissages et même séances de cinéma (dans lesquelles la quelque peu facétieuse programmatrice proposait de temps à autre "Voyage au centre de la Terre", "Les gaspards" et autres films souterrains...)

Nous formions donc une micro-société bien organisée, mais aussi bien équipée, grâce au branchements pirates qui avaient été faits des réseaux d’eau, de gaz et d’électricité. Une caisse commune permettait les achats indispensables, principalement de nourriture, que plusieurs d’entre nous étaient chargées d’effectuer à l’extérieur et d’apporter dans nos réserves. Comme celles-ci faisaient la liaison avec le monde extérieur, où elles auraient pu être repérées pour le plus grand dommage de toutes, leur recrutement était spécialement exigeant : elles devaient être insoupçonnables, de toute confiance, et ne pas figurer sur la liste des "évadées" trop récentes, encore certainement recherchées par leurs bourreaux.

J’aurais bien voulu en faire partie et accéder au monde extérieur pour savoir ce qu’il était devenu sans moi depuis mon accident ; mais, comme me l’expliquèrent avec diplomatie Emma et l’Amirale, ce troisième critère me l’interdisait pendant "quelques temps", une période sur laquelle je ne pus d’ailleurs obtenir aucune précision.

J’en étais donc réduite à devoir m’occuper autrement ; mais comment ? Il existait bien également un embryon de réseau informatique, que j'aurais pu prendre en charge, mais Emma, qui présidait à son administration, veillait jalousement dessus : je crus comprendre que pour cela aussi j’étais en quelque sorte en quarantaine... Et je ne me voyais aucun autre talent particulier qui pût servir innocemment l’intérêt général ; C’est en commençant par y réfléchir que je me retrouvai donc en pleine introspection pendant plusieurs semaines.

La question centrale du "Comment en étais-je arrivée là ?" appelait à considérer de multiples facteurs cumulatifs causes les uns des autres que j’examinais pendant des heures : pourquoi m’étais-je trouvée sur la trajectoire de ce camion ? Parce que je me rendais exceptionnellement à un dépannage en province, ce qui faisait partie de mon travail. Pourquoi avais-je choisi ce travail ? Parce que j’exerçais un métier solitaire dont l'avantage était qu'il ne me mettait principalement en contact qu’avec des machines. Pourquoi fuyais-je la compagnie des humains ? Parce que les décennies passées m'avaient convaincue que je n'avais rien de commun avec eux. Mais à la question "Pourquoi étais-je si différente ?", là, j’étais bien obligée de déclarer forfait.

Je déviais alors sur des considérations annexes : le temps considérable que j’avais perdu depuis mon enfance à essayer de concilier l’impossible : mon besoin, vital, d’être comme les autres avec celui, irrésistible, d’exprimer ma véritable nature. Et je ressentais aussi cruellement l’énormité du temps passé à mener de front deux vies opposées dont chacune avait honte de l’autre : garçon le jour, fille la nuit, appelés à ne jamais se rencontrer et l'un comme l'autre sans amis qui les pûssent épauler.

En même temps que je me torturais l’esprit de cette façon, mon nouveau corps se rappelait heureusement à moi, par l'exaltation des émotions et des sens, pour revendiquer d’être cette synthèse impossible, ou du moins fantasmatique, que j’avais souhaitée sans pouvoir aucunement l’imaginer. Et, naturellement, j’y trouvais encore à redire, dans la mesure où cette synthèse n’en était pas véritablement une, m’ayant fait entièrement basculer d’un côté plutôt que de réunir le meilleur des deux mondes comme, à mon avis, elle aurait dû.

Mes relations avec les représentantes de l’élément féminin avaient toujours été ambivalentes : bien que désespérément envieuse de leur physique (quoique cette jalousie ne s’étendît point à la partie la plus étrange, et à mon sens la plus malcommode, de leur anatomie), je n’avais jamais pu établir avec elles de véritable lien, ni même la moindre connivence. J’avais même cru les aimer avant de me rendre compte, au prix de graves déceptions successives qui m'en avaient définitivement retiré le goût, que ce qui m’attirait en elles était précisément ce qu’elles ne pouvaient m’offrir, l’ayant reçu de naissance sans en avoir conscience : cette parcelle de féminité indéfinissable que nous partagions, elles de droit, et moi dans la clandestinité.

Profondément ébranlée par ces mésaventures, et poussée par elles jusqu’au délire que provoque un trop grand désespoir, j’en étais arrivée à conjecturer dans un moment de folle espérance que moi et toutes celles qui partagions le même sort étions sur Terre pour être de meilleures femmes que nos rivales et que nous les remplacerions progressivement pour le plus grand bien du genre humain. Mais mon enthousiasme et ma rêverie s’étaient bien vite dissipés en songeant que je n’avais nulle attirance pour les hommes et que j’étais assurément bien la seule de mon espèce sur cette planète surpeuplée.

Voilà qu’un hasard malicieux semblait apparemment avoir bousculé les données du problème, voire l'avoir résolu: dotée désormais d’une âme de femme dans un corps de femme, que pouvais-je demander de plus ? Mais ne l’avait-il pas plutôt compliqué? Car non seulement rien n’avait changé en moi de mes réticences ni de mes goûts, mais en plus je me retrouvais littéralement dans la peau d’une de ces créatures pour lesquelles j’avais toujours les sentiments les plus mitigés. Ah, le beau tour que m’avait fait la Nature, et la farce que m’avaient joué les hommes !

Hélas, ce n'était pas tout : L'Amirale et Emma m'avaient bien recommandé d'être la plus discrète possible concernant ma condition très spéciale, et je n'en avais donc touché mot à personne. Mais sans doute Corinne ou Sylvie avaient-elles mangé la consigne, car je m'aperçus en quelques jours que ma situation unique n'était pas sans avoir fait quelques jalouses qui me décochaient de temps en temps force remarques acides... Et quand ce n'en était pas, c'étaient des "Madame" aussi appuyés qu'insolites, qui tâchaient de souligner avec aigreur que j'avais gagné ce titre trop vite, si même je ne l'avais pas volé.

Etait-ce pourtant ma faute à moi, si je n'avais pas eu besoin de suivre le long et douloureux parcours de leur transition ? Faire figure à leurs yeux de privilégiée, voire de resquilleuse, n'était pas pour soulager ce sentiment de solitude que je ne connaissais que trop et depuis trop longtemps. Quelle ironie du sort que je fusse devenue pour certaines un objet d'inimitié comme les femmes l'avaient été pour moi !

Compte tenu de tout cela, mon désir de me retrouver à la surface ne fit que croître, jusqu'à devenir une véritable obsession qui courait dans mon esprit depuis mon lever jusqu'à mon coucher, mais aussi dans mes rêves, où je me voyais parcourir des rues désertes en toute liberté, m'arrêtant de vitrine en vitrine pour y admirer mon reflet ou me projeter sur les mannequins. C'était un mois après notre évasion, et j'aurais cru que quinze jours seulement s'étaient écoulés, tant le temps passe moins vite sous terre, comme l'avait établi Michel Siffre. N'y tenant plus, je finis par m'en ouvrir à Emma.

-"Mais c'est beaucoup trop tôt !" protesta-t'elle ainsi que je m’y attendais. "Ils te cherchent encore, sois-en sûre ! Où veux-tu aller ?"

-"Chez moi..." fis-je en baissant la tête. Je veux voir ce qu'est devenu mon chez moi... peut-être récupérer quelques affaires auxquelles je tiens..."

-"Mais c'est de la folie ! C'est certainement le premier endroit où ils t'attendent !"

Elle avait raison ; mais,faisant appel à mes dernières ressources, je m'entendis dire aussitôt :

-"Eh bien, si ce n'est que ça, je n'ai qu'à me déguiser !"

-"Te déguiser? Mais en quoi ?"

Je gardai le silence. Emma plongea dans les miens ses yeux verts, qui exprimèrent aussitôt l’ahurissement, et s'exclama :

-"Non ? Tu ne vas pas .... ?"

Je maintins, comme disait Boileau, "de Conrart le silence prudent". Elle avait deviné.

Oui, c'était bien cela... j'allai me déguiser en homme pour passer inaperçue... Tant il était vrai que je serais décidément toujours du mauvais côté de la barrière...

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