La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XV


Les catacombes ! L’univers des cataphiles, le lieu le plus mystérieux de Paris, le paradis des explorateurs, le délice des amateurs de sensations fortes, le refuge des proscrits, et peut-être l’habitat naturel des Morlocks de HG Wells... Je n’avais jamais songé à les visiter et voilà que je m’y trouvais engloutie malgré moi, à des dizaines de mètres de la surface.

J’étais surprise par la beauté des lieux, l’harmonie naturelle des concrétions géologiques et l’apport des hommes, dont les maçonneries et ouvrages de taille s’inséraient parfaitement dans ce somptueux décor. Il se dégageait de cette cathédrale naturelle une impression de calme et de sécurité qui était précisément ce qui nous avait le plus manqué à l’hôpital, construction totalement humaine.

Je n’eus cependant pas le loisir de m’y abandonner, car déjà une petite délégation faisait irruption dans la salle. Je m’allarmai devant cette intrusion et j’allais lâchement de mettre à l’abri derrière Emma quand je vis celle-ci sourire et se précipiter au devant des arrivantes et de celle qui le menait, une charmante dame aux lunettes rondes derrière lesquelles s’abritaient des yeux bleus aussi perçants que malicieux. Les maigres renseignements dont avait fait état le Professeur Einstein étaient exacts : il n’y avait pas plus bénitier que le col de son haut.

-"BA !" s’exclama alors Emma. "Comment vas-tu ?"

-"MA !" répondit son interlocutrice. "Bien ! Je te remercie ! Ainsi, tu as pu nous rejoindre à temps ?"

-"J’ai eu du mal... Après tout je n’avais parcouru ce labyrinthe qu’une seule fois !  Et encore, dans l’autre sens !"

-"Heureusement que j’ai eu le message que tu m’as fait parvenir par rat-voyageur... Nous avons décidé de mener une petite expédition pour le cas où vous vous seriez perdues... Et qui nous as-tu amené, dis-moi ?"

Ce fut donc l’heure des présentations. Emma se tourna vers moi et dit :

-"BA, je te présente Jacqueline, notre petite protégée dont je t’ai dit quelques mots dans mes messages précédents, et dont le sort était, si je puis dire, en voie d’être, non pas gravé dans le marbre, mais scellé sous ce dernier... Jacqueline,", fit-elle encore, "BA est l’âme de notre petite organisation : après avoir atteint le grade le plus élevé dans les services de contre-espionnage de la marine, d’où son surnom que vous découvrirez certainement bientôt, elle a décidé de faire profiter notre chère cause de ses talents..."

Après une pareille introduction, si j‘avais su faire une révérence, je l’aurais assurément faite ; mais je me contentai d’une humble inclinaison de la tête.

-"Voici également Corinne... et Sylvie... deux nouvelles recrues qui ont tenu à nous accompagner... et qui n’ont certainement pas mal fait si l’on songe que nous les avons sans doute fort compromises par le seul fait de les fréquenter..."

-"Parfait ! " fit l’Amirale (Oui, c’était là son surnom). "Suivez-moi, je vais vous montrer vos quartiers !"

Nous lui emboîtâmes aussitôt le pas et passâmes une par une sous une arche naturelle ressemblant beaucoup, mais en réduction, à la fameuse "Pierre percée" du Dauphiné, de l’autre côté de laquelle s’ouvrait sur un long couloir au hauts murs de pierre, aux cubes soigneusement ajustés. Au bout de ce couloir on tombait sur un cul de sac aux parois faites d’ossements humains ingénieusement empilés. Ne pouvant plus avancer, nous nous regardâmes, interdites, puis nous dirigeâmes nos regards sur l’Amirale ; et celle-ci, tout sourire, allongeant le bras pour enfoncer la main dans l’enchevêtrement que formaient les tas d’os, dut y manipuler quelque chose, car en même temps qu’une sorte de grondement se faisait entendre, une partie de la paroi pivota soudain, nous ouvrant enfin passage.

-"Dispositif directement inspiré des bâtisseurs des antiques temples égyptiens !", murmura l’Amirale, tout sourire, en nous invitant à nous engouffrer dans l’ouverture, ce que nous fîmes avec curiosité. Un claquement sec comme une fracture de clavicule salua le passage de la dernière d’entre nous : le passage s’était refermé.

C’était la moindre de nos préoccupations ! Après quelques pas, nous débouchâmes encore dans une nouvelle grande salle pour un spectacle que nos yeux se refusèrent d’abord à croire : la reproduction d’une véritable petite ville avec des couloirs qui tenaient lieu de rues, et des multiples recoins et renfoncements qui servaient d’habitations, abritant presque toutes une ou plusieurs filles ; en passant au plus près, l’on pouvait y voir, quand les rideaux en étaient ouverts, de la vaisselle sur des tables de pierre, des coussins sur des sièges de pierre et des matelas sur des sommiers de la même matière, et même des accessoires de cuisine, comme des réchauds à gaz, soit tous les signes d’une vie civilisée, quoi que souterraine.

Je ne manquai pas de remarquer les torches qui éclairaient les couloirs et les habitations : elles ne dégageaient ni fumée ni chaleur, quoi qu’elles éclairassent très vivement, pour ce qui était des premières : celles des habitations étaient beaucoup plus petites et donnaient une très agréable lumière d’ambiance.

Comme Emma avait remarqué mon intérêt, elle me glissa en souriant sur le ton de la plaisanterie :

-"Oui, nous avons redécouvert les lampes perpétuelles que les anciens plaçaient dans leurs temples, comme celui de Jupiter-Amon, ou dans leurs tombes, comme celle de Tullia... et que les béotiens modernes, par bêtise, maladresse ou superstition, ont détruites après parfois plus de deux mille ans de service ininterrompu..."

Interloquée, je n’osai demander davantage de précisions.... Entendant de l’animation, un certain nombre de filles vinrent sur leur seuil nous regarder passer et nos saluèrent joyeusement. "Des nouvelles ! Venez voir les nouvelles !" Voilà ce qu’on entendait partout sur notre passage, et nous tâchions, de plus en plus difficilement, de rendre leurs saluts à ces inconnues toujours plus nombreuses.

-"Nous avons encore quelques chambres de libre par ici", fit notre hôtesse en nous guidant vers un quartier plus tranquille.

En effet, il se trouva bientôt trois salles de libres que nous investîmes, en nous souhaitant le bonsoir, à raison d’une pour chacune ; pour Sylvie d’abord, Corinne ensuite, et enfin moi. Je me retrouvai donc seule dans ma demeure de pierre avec tout loisir d’en faire le tour.

L’atmosphère était étrange : comme dans la toute première salle qui nous avait accueillies, il émanait de ces pierres une sérénité imperturbable et merveilleusement apaisante que je n’aurais jamais soupçonnée, moi à qui le simple mot de spéléologie me retournait l’estomac en évoquant d’étroits boyaux sans retours et des siphons comme autant de pièges mortels.

On ne s’y sentait point isolée non plus ; car, la pierre transmettant bien les sons, on baignait dans les échos, très affaiblis mais rassurants, de l’activité générale. Y ayant posé la main, je découvris avec surprise qu’elle rayonnait une faible chaleur, qui expliquait la température fort agréable régnant dans la pièce. Une rapide inspection de l’ensemble m’apprit en outre que je n’aurais pas d’humidité à redouter, ainsi que j’avais pu le craindre ; la roche était irrégulièrement taillée et laissait apparaître des veines multiples aux dessins tourmentés qui auraient peut-être passionné des géologues. Et pour ce qui était du reste, et en particulier de l’aménagement et de l’équipement domestique, mon nouvel abri ne différait en rien de ceux que j’avais précédemment vus sur notre chemin : doté du strict indispensable, il s’apparentait vraiment à une cellule moniale.

En somme, celle-ci était comme toutes les chambres d’hôtels : c’est à nous qu’il nous appartient finalement de les trouver froides ou accueillantes. Désireuse de me sentir davantage chez moi, je tirai machinalement les rideaux des fenêtres et la grande toile qui servait de porte, puis posai ma valisette et mon sac à main sur une concrétion qui servait de meuble bas. Et enfin je m’allongeai sur le matelas : en raison des émotions qui l’avaient émaillée, la soirée avait été éprouvante et ce ne fut qu’à ce moment-là que je ressentis la fatigue nerveuse qui en découlait.

"Que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?", disait le bon La Fontaine... Je lui répondrais volontiers que l’on s’y peut endormir ! Et la preuve en est que je ne tins pas cinq minutes à tâcher de me rémémorer les événements de la journée avant que de sombrer dans le plus profond sommeil que j’eusse connu depuis longtemps.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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