La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XIV


Au moins, la Morgue était déserte, en tout cas d’êtres vivants: Corinne et Sylvie descendirent de leurs chariots et se débarrassèrent chacune de leur drap avec une satisfaction bien compréhensible. Nous nous engouffrâmes même avec allégresse, dans les couloirs que nous avions précédemment explorés à la recherche de la sortie. Mais celle-ci ne dura pas longtemps, car nous constatâmes, hélas, que la porte qui donnait sur les couloirs souterrains était fermée, et même verrouillée.

Je me tournai aussitôt vers Emma, qui m’avait déjà prouvé ses grands talents en pareilles circonstances, mais son regard disait clairement que l’obstacle était infranchissable : Ce n’était pas une porte ordinaire qui nous barrait le passage, mais plutôt une de ces portes métalliques et blindées du genre de celles qu’on trouve dans les banques, quoi qu’en moins massive. Après tout, c’était logique : quoi de plus normal que cette partie de l’hôpital se préserve des tentatives d’intrusion ?

Mais toute notre expédition en paraissait du coup irrémédiablement compromise, alors même que nos vies en dépendaient! Se produisit alors le premier d’un de ces phénomènes inexplicables qui allaient envahir ma vie. Comme je parcourais des yeux la salle où nous nous trouvions, à la recherche d’une issue ou d’une solution quelconque, mon regard s’arrêta sur un coin de celle-ci où me semblait flotter une espèce de très léger nuage gris mais lumineux, qui ne fit que s’opacifier rapidement ; et tout à coup, ce nuage devint presque solide, prit quelques couleurs, ete devint moi ! C’était ma propre image que je voyais soudain comme en un miroir dans l’angle de la pièce, quoique différemment vêtue et légèrement transparente !

Comme on devine, j’en restai bouche bée; je clignai des yeux, les frottai de mes mains, mais cette image de moi-même était toujours là au même endroit et me regardait fixement, comme pour attirer mon attention. Mes compagnes ne furent pas longues à s’inquiéter de mon comportement et me demandèrent ce qui se passait.

-"Mais c’est moi, là ! Regardez !", fis-je en leur désignant l’endroit. « Vous ne me voyez donc pas ?", ajoutai-je dans ma confusion.

Non, elle ne voyaient rien, et durent me croire en proie à un accès de folie. Mais nous n’eûmes pas le temps de discuter de cela, car l’apparition, soudain, me fit d’une main signe de la suivre. Et à cet instant même disparut de mon âme toute inquiétude, qui fit place à une confiance sans bornes.

-«Suivez-moi !",fis-je aux autres d’un ton sans réplique, tout en me mettant en marche. Et elles m’enboîtèrent le pas, dociles et intriguées.

L’apparition ne marchait pas véritablement : ses jambes étaient moins nettes que son visage et ses pieds tout à fait imprécis ; aussi semblait-elle semblait plutôt flotter sur le sol; elle prit un couloir au bout duquel se trouvait une nouvelle porte, heureusement plus classique que celle qui nous avait arrêtées. J’eus bien une légère appréhension quand je la vis la traverser sans s‘arrêter, ce qui nous était évidemment impossible, mais, heureusement, celle-là pouvait s’ouvrir et nous livra passage. Il en fut ainsi de plusieurs autres et de couloirs en couloirs nous finîmes par nous retrouver toutes dans un réduit qui devait servir de débarras aux produits d’entretien ; et ce fut là aussi que, je ne sais quel terme employer, l’apparition disparut, s’évanouit, s’évapora...

-"Eh bien? « fit Emma. « pourquoi nous as-tu conduit ici ?"

Je n’en savais trop rien et je ne répondis pas. Mais il devait bien en effet y avoir une raison pour que nous nous retrouvions dans cet endroit incroyablement exigü, et, de nouveau, je scrutai les murs jusqu’à ce qu’un détail attirât mon attention : derrière des étagères métalliques se devinait la silhouette d’une porte...

-"Là !" fis-je. « Regardez ! Une issue ! Aidez-moi !"

Et nous nous retrouvâmes à déplacer à quatre l’ensemble d’étagères, heureusement fort peu chargées, de manière à dégager ce qui se révéla être effectivement une porte donnant sur l’extérieur ; une porte métallique certes, denouveau, mais dont la serrure ne put résister à l’habileté d’Emma.

De l’autre côté, c’était un étroit couloir qui ressemblait comme un frère à ceux que j’avais déjà parcouru avec Emma la veille, mais qui lui était inconnu. La grande question était de savoir quelle direction prendre et nous n’en avions absolument aucune idée : C’est Corinne qui trancha, en disant qu’elle sentait un courant d’air et proposa d’aller à la rencontre de l’air frais. C’est ainsi qu’au bout d’une courte marche nous aboutîmes enfin en terrain familier, dans le souterrain principal, à côté de l’entrée de la Morgue que nous avions empruntée un jour plus tôt.

Naturellement, nous nous dépêchâmes de rejoindre le passage que je pensais la veille encore devoir emprunter seule ; mais quelle ne fut pas notre déception lorsqu’au bout de celui-ci nous découvrîmes que la grille avait été solidement cadenassée ! Il me revint en mémoire que nous avions vu se précipiter à nos trousses une escouade d’infirmiers juste après que nous en étions sorties: sans doute quelque dispositif inconnu les avait-ils alertés, et ils avaient profité de leur expédition pour rendre toute évasion impossible de ce côté-là... C’était un revers de plus ! Mais Emma ne s’avouait pas facilement vaincue.

-"Puisque c’est comme ça", dt-elle, il ne reste plus qu’une seule solution !"

Nous rebroussâmes donc chemin, toujours marchant avec difficultés sur le sol inégal qu’aucune perspective de libération ne venait plus aplanir, en nous demandant ce qu’elle avait pu imaginer comme ultime solution de repli. Nous nous interrogeâmes d’ailleurs assez longtemps, car Emma ne semblait pas elle-même très sûre de son fait et scrutait les parois du souterrain principal comme quelqu’un qui ne connaît pas exactement son chemin et cherche à se repérer. Nous la suivions cependant aveuglément, voulant croire qu’elle détenait notre salut.

Enfin, nous finîmes par nous engager dans une galerie latérale, si étroite et surbaissée que je l’imaginais plus volontiers servir de conduit d’aération que de voie d’accès ; La lumière cessa soudain ensuite faute de plafonniers, en même temps que la maçonnerie céda la place à la roche mal taillée. Heureusement, Emma semblait avoir tout prévu, et nous distribua des lampes-torche, une à chacune, qu’elle avait obtenues Dieu savait où ! Par sage mesure d’économie, il fut décidé de n’en allumer qu’une seule, et qu’Emma la tiendrait en main pour s’assurer du passage.

Ce n’était pas du luxe : les reliefs de la roche étaient si inégaux, et saillaient si fort, qu’il fallait se garder d’en approcher sous peine de s’y meurtrir. Nous nous arrêtames plusieurs fois, lors desquelles Emma consulta Corinne, pour que toutes deux échangeassent alors quelques phrases mystérieuses que, dans mon inquiétude renaissante, je ne cherchai même pas à saisir.

Nous ne parlions guère : que celle qui n’a jamais été sous terre sache bien ne pouvoir s’imaginer le sentiment d’oppression que l’on y peut ressentir, ayant à se faufiler dans des passages étroitissimes, à respirer un air étrange et souvent à courber le dos ! Ce sentiment se mue d’autant plus facilement en angoisse que, si nous ne rencontrions pas le moindre signe d’une fréquentation humaine, l’atmosphère est propice aux hallucinations visuelles et auditives qui entraînent l’imagination à se libérer de toute contrainte de la raison. Mais, condamnées en sursis, nous n’avions pas le choix : il nous fallait continuer.

Ce fut lors de quelques arrêts supplémentaires pendant lesquels Emma nous intima l’ordre de nous arrêter et de faire le plus complet silence, cependant qu’elle tendait l’oreille près de la roche, voire caressant celle-ci, que je compris qu’elle cherchait à se rapprocher du réseau souterrain de la RATP, que nous aurions dû rejoindre par le chemin désormais malheureusement cadenassé.

Cela ne me rassura guère, dans la mesure où chercher son chemin par de tels procédés me paraissait mal augurer de la réussite de notre expédition... Certes, le professeur Lidenbrock et son neveu Axel s’étaient tirés d’une situation bien plus périlleuse grâce à de tels expédients, mais Jules Verne était-il un auteur vraiment fiable ? Au moins, nous étions toutes ensemble, et non pas séparées comme ses héros ! Cela me consolait un peu de n’entendre rien des rames du métro dont nous étions censées nous rapprocher, ni de sentir le sol et les parois trembler à leur passage...

Nous continuâmes donc à avancer délibérément sur notre chemin, tout en en sentant régulièrement sous nos pas augmenter la déclivité. La Morgue de l’hôpital et son souterrain n’étaient guère qu’en sous-sol, c’est à dire à deux ou trois mètres au maximum au dessous du niveau de la rue... Mais, tout en étant incapable d’apprécier la pente que nous suivions, tout autant que la durée de notre descente jusque là insensible, j’estimai que nous en étions alors déjà à deux ou trois fois cette profondeur, qui ne faisait que s’accentuer, et qui augmenta tant d’ailleurs, que la simple pente dut finalement se tranformer en un véritable escalier taillé dans la roche, qui devait bienf mesurer la hauteur de deux ou trois étages supplémentaires.

Les marches en étaient inégales, glissantes et malaisées, et nous dûmes les descendre avec mille précautions, chacune faisant, par exception, et pour plus de sûreté, usage de sa lampe. Au fond, c’était presque rassurant de se dire que des hommes avaient façonné cette roche pour la rendre praticable et que nous n’étions plus dans un simple boyau anonyme qui aurait aussi bien pu être l’oeuvre de la nature.

Cet escalier nous conduisit à une imposante porte de pierre, plus rustique que celle des lionnes à Mycenes, mais de l’autre côté de laquelle s’offrit le spectacle magnifique d’une salle immense à la voûte grandiose, comparable à celle du Pantheon d’Agrippa, aux piliers de pierre brute, aux innombrables reliefs sculptés et adoucis par une érosion plusieurs fois millénaire, à la terre diversement colorée... Et tout ceci pouvait être admiré sans limite grâce à une lumière qui nous sembla surnaturelle, mais qui émanait de cent bougies astucieusement dissimulées dans les recoins les plus divers.

« Pandere res alta terra et caligine mersas !" murmura Emma en éteignant sa lampe. « Mesdames, bienvenue dans les catacombes !"

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