La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XIII


Nous ne fûmes pas longues à reprendre le chemin de la sortie, qui était cette fois totalement désert. Après avoir cheminé quelques instants, nous tombâmes par un heureux hasard sur les amies d'Emma qui étaient à sa recherche et nous leur expliquâmes la situation; Après avoir exprimé leur surprise, leur désarroi et leur inquiétude, Corinne et Sylvie ne manquèrent pas de nous reposer la question cruciale que s'était déjà posé Lénine et à laquelle mon esprit enfièvré ne trouvait pas de réponse: qu'allions nous faire? Heureusement, Emma prit la parole:

-"Rien n'est fondamentalement changé", dit-elle. "Nous allons seulement disparaître, de cet endroit pour le moins inhospitalier, ce qui est d'ailleurs un comble! Cela se fera plus tôt que prévu et, de plus, je pars avec Jacqueline, voilà tout!"

-"Et nous?" firent elles. "Vous allez nous laisser en proie à ces monstres?"

-"A priori, vous ne risquez rien: nous sommes seules visées, Jacqueline et moi... Mais si vous voulez venir avec nous... pourquoi pas? Seulement, cela signera votre complicité, et ils vous pourchasseront comme nous, avec nous ... Est-cela que vous voulez?

Corinne et Sylvie se regardèrent, indécises et dépassées par le dilemme qui se présentait à elles

-"De toutes façons, vous avez le temps de réfléchir: Nous ne partons d'ici que ce soir!" ajouta-t'elle à ma grande surprise.

-"Ce soir?" fis-je. "Mais nous n'avons même pas échafaudé le fameux plan d'évasion qui devait me tirer de ce guêpier!?"

-"Oh, cela n'est rien: ce plan, nous allons l'improviser, voilà tout! Nous ne pouvons plus compter sur absolument aucun délai: imagine qu'ils changent d'avis et décident de nous liquider immédiatement, pour plus de sécurité? De toute manière, les plans les plus élaborés sont toujours contrariés par quelque grain de sable... Au moins, le nôtre ne courra pas ce risque!"

-"Improviser un plan? Mais quand cela?"

-"Maintenant! Nous avons toute la journée pour improviser! Je m'en occupe! "fit Emma, aussi grandiose qu'à son habitude. "En attendant, que chacune regagne ses quartiers; je viendrai vous trouver quand ce sera le moment!"

Et il en fut fait exactement ainsi: nous passâmes le reste de la matinée, puis l'après-midi et le début de soirée, au secret dans nos chambres à nous ronger les sangs pendant qu'Emma mettait au point les détails de notre évasion précipitée. Après avoir préparé mon nécessaire de survie, qui se composait de mon sac à main et d'une valisette, je commençais à me demander avec une anxiété croissante si mes camarades n'avaient pas été neutralisées par nos assassins, et quand viendrait mon tour, lorsqu' Emma frappa enfin à ma porte.

-"Tu es prête?" demanda-t'elle en passant la tête dans l'entrebaîllement.

-"Oui oui! Je prends mes affaires!", fis-je en lui ouvrant la porte complètement

-"Parfait! Enfile-moi ça! "dit-elle encore en me tendant une tenue blanche.C'était assurément une panoplie d'infirmière, identique à celle qu'elle portait elle-même et que je lui découvris quand elle passa le seuil. Elle m'allait parfaitement et n'y manquait ni calot ni badge. Je lus sur celui-ci, juste au-dessous de "Assistance Publique Hôpitaux de Paris" "Michanne Corbières" "Infirmière"

-"Quand je pense que je suis encore obligée de me déguiser et de changer d'identité!" soupirai-je.

-"Ca pourrait bien être pire: imagine que tu sois obligée de te travestir en homme!", répliqua-t'elle, acide.

Emma n'était pas dépourvue non plus de minces bagages. Elle me désigna deux chariots qui attendaient dans le couloir, avec chacun un drap soigneusement plié dessus, et m'enjoignit de prendre celui sur le niveau bas duquel elle n'avait pas mis ses propres affaires.

-"On va chercher les filles!" dit-elle; "On les mettra sous les draps et on fera semblant de les conduire quelque part..."

-"Mais nous allons bien au souterrain? Comment allons-nous sortir les chariots de l'hôpital? Et les conduire dans l'allée et dans les sous-bois?"

Il faut bien reconnaître qu'Emma était avec moi d'une patience angélique: après s'être mordue les lèvres jusqu'au sang pour garder son calme, elle m'expliqua:

-"Nous sommes deux infirmières, à présent, voyons! Et bientôt nous acheminerons deux corps à la Morgue le plus naturellement du monde, et par les couloirs intérieurs, voilà tout!"

Je me tus pendant tout le trajet, long et compliqué de force couloirs et ascenseurs, qui nous mena à l'aile J , où se trouvaient les chambres de Corinne et Sylvie. Comme moi quelques instants plus tôt, elles étaient mortes d'inquiétude et leur soulagement fut immense lorsqu'elles nous accueillirent. Pour elles, point besoin de blouse blanche: elles s'allongèrent sur les chariots, Corinne sur celui d'Emma et Sylvie sur le mien, chacune entièrement recouverte d'un drap, avec consigne d'observer une immobilité parfaite, et nous reprîmes le chemin, cette fois en direction de la Morgue que nous connaissions si bien.

Emma avait bien préparé l'expédition et savait exactement se repérer dans ce dédale. En raison du jour et de l'heure, nous ne croisâmes pratiquement personne, à l'exception de personnel d'entretien et quelques aides soignantes; au bout d'un moment, je me surpris à m'étonner de la facilité avec laquelle se déroulait notre plan. Et naturellement, ce fut à ce moment-là que se produisit l'incident.

Nous avions bien vu arriver dans notre direction, d'une pauvre démarche claudicante, un pauvre vieillard cacochyme et tordu en pyjama rayé, sans aucun doute un malade échappé de sa chambre, et nous avions tacitement convenu de l'ignorer quand nous le croiserions, ainsi que nous l'avions fait jusque là pour les autres rencontres; mais nous ne pouvions pas imaginer qu'une fois parvenu à notre hauteur, il me dévisagerait avec insistance puis me sauterait au col et s'agripperait à ma blouse en hurlant un discours incohérent qui ressemblait à ceci:

-"Jacqueline! Jacqueline! C'est toi! Ma fille! Je suis venu te chercher, mais ils disent que tu n'es pas là! Je te croyais morte! Je suis venu récupérer ton corps! Fais-moi sortir de là! Ma fille! Jacqueline! Ils ont dit que tu n'étais pas là mais je suis resté à te chercher! Je suis ton père! Et ils m'ont enfermé! Je suis séquestré ici! Mon Dieu c'est toi! Jacqueline! Ma fille! Fais-moi sortir, on rentre ensemble à la maison! C'est moi, ton père!"

Je tentai bien de le repousser et de me dégager mais, tout débris qu'il fût, sa force était décuplée par l'excitation et il faillit me faire tomber. Heureusement, Emma réussit à le saisir et lui imposa une clef qui l'obligea à se tenir tranquille. Je tâchai de le raisonner:

-"Vous voyez bien, Monsieur!" fis-je en me rajustant et en lui montrant mon badge: "Je ne suis pas votre fille, je suis infirmière dans cet hôpital et je ne vous connais pas!"

Ce fut en pure perte: j'étais sa fille et il n'en voulait pas démordre.

-"Je te dis que c'est toi! Mon Dieu que t'ont-ils fait? Jacqueline! Ma fille! Rentre avec moi! Sors moi de là! Je suis venu te chercher! Tu ne reconnais donc pas ton père?"

Je n'avais pas remarqué qu'une ombre blanche s'était approchée de nous dans le plus grand silence; des mains surgirent tout à coup, dont l'une saisit le vieux bonhomme par une épaule tandis que l'autre, armée d'une seringue, lui en injectait le contenu au même endroit. Il ouvrit une bouche démesurée et n'eut même pas le temps de se retourner avant de s'endormir comme une souche. Je levai la tête et découvrit le visage de Sonia, qui me souriait.

-"Sonia!" m'exclamai-je! Mais que faites-vous ici?"

-"Ce serait plutôt à moi, de vous poser cette question!" me fit-elle remarquer à juste titre. Mais elle daigna ajouter en me chuchotant l'oreille:

-"Служба внешней разведки Российской Федерации!"

Ce qu'Emma, qui avait décidément l'oreille fine, me traduisit plus tard par "Services des renseignements extérieurs de la fédération de Russie."

"Nous enquêtons sur des agissements dans cet hôpital qui semblent impliquer un grand chef de la mafia russe..." daigna-t'elle m'expliquer en français. "Mais je vous en ai déjà trop dit ! Vous êtes en train de vous échapper, n'est-ce pas ? Sachez que vous étiez sous ma protection: jamais je n'aurais permis qu'on vous fasse du mal, мой любимый ангел (Ce qu'Emma refusa de me traduire)! Alors filez maintenant, je vais brouiller vos pistes!"

Ainsi la belle Sonia était de notre côté... Quel dommage que nous ne l'ayons pas su ni deviné... j'aurais voulu pouvoir lui dire... des tas de choses, mais déjà des coups de sifflets et des pas précipités se faisaient entendre, qui témoignaient de l'imminente venue d'indiscrets troubles-fête... le temps pressait. Nous détalâmes prestement avec nos chariots dans la seule direction qui parût libre.

Avant de tourner dans un nouveau couloir, je me retournai; Sonia était toujours là, très loin, auprès de l'homme qu'elle avait neutralisé, et nous adressait un dernier salut de la main avec son dernier sourire. Nous ne la revîmes jamais.

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