La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE XII


Une des rares salles ouvertes, à part quelques cabinets de rangement qui devaient servir à l'équipe de nettoyage était les vestiaires, et deux armoires étaient justement ouvertes; malheureusement, trop étroites, nous ne pouvions y entrer ni l'une ni l'autre et nous dûmes continuer à avancer.

Le couloir suivant était encombré de chariots recouverts de draps blancs qui retombaient sur les côtés et dissimulaient leur plateau inférieur. Ne pouvions-nous pas nous y glisser? Je m'en ouvris à Emma qui, pour toute réponse, leva les yeux au ciel et me désigna les pieds nus, aux ongles parfois vernis, qui dépassaient des draps au niveau supérieur. Elle ajouta cependant:

-"Il faut te débarrasser l'esprit des clichés du cinéma... Et quand ils retireront les draps, que feras-tu?"

Elle avait raison... Nous poursuivîmes notre exploration; la salle voisine était évidemment la salle d'autopsie. Par chance elle était vide, mais n'allait certainement pas le rester bien longtemps, car on pouvait déjà entendre la bruyante équipe, riant à qui mieux mieux, qui nous suivait. Et pas une seule cachette ne paraissait possible... à moins que...

Emma me désigna les casiers à cadavres.

-"Avec un peu de chance, on en trouvera deux vides!" me dit-elle

-"Quoi?" fis-je. "Tu n'y penses pas!"

Mais Emma avait déjà ouvert quelques casiers, dont certains à hauteur de nos têtes.

-"Prends celui-là! Moi je vais dans celui d'à côté!"

-"Mais..." protestai-je, "si on nous enferme là-dedans?"

Emma prit une épingle à cheveux et la glissa dans la serrure du casier qu'elle m'avait réservé.

-"Là, tu vois? La serrure est neutralisée, plus moyen de verrouiller la porte... Rassurée?"

Les voix se rapprochaient de plus en plus, nous n'avions plus aucun répit à espérer. Avec fébrilité, prenant appui sur les poignées de casiers inférieurs, nous nous hissâmes à la hauteur requise et nous glissâmes à l'intérieur des nôtres... Nous y étions à peine que l'équipe dont nous redoutions tout pénétra à son tour dans la pièce. Mon casier n'était pas encore complètement refermé, mais je n'osai pas achever la manÅ“uvre, par peur d'attirer l'attention.

Par le léger intervalle qui subsistait sur le côté entre le tiroir et la masse métallique dans laquelle il se logeait, je pouvais voir la majeure partie de la salle. Un infirmier fit rouler jusqu'à la table d'examen l'un des chariots que nous avions vu dans le couloir. Un homme en blouse blanche, qui devait donc être un médecin, souleva le drap.

-"Ah, fit-il, on commence par la femme coupée en morceaux?"

-"Oui patron!" fit l'infirmier, "Elle voulait voir du pays et elle a fini dans une valise!"

Le patron prit une jambe, puis une deuxième, et leur fit exécuter une sorte de "danse des petits pains" que n'eût pas renié Charlie Chaplin. Mais au bout d'un moment, il les reposa sur la table en soupirant:

-"Rien de moins érotique qu'une jambe, finalement... Surtout quand il manque le tronc... Pas vrai les gars?"

Les gars approuvèrent chaleureusement.

-"C'est parce qu'il manque les accessoires!" fit quelqu'un.

Et je vis ce quelqu'un tendre au patron un petit sac en plastique, d'où ce dernier tira une paire de bas résille, dont il enroba consciencieusement les jambes, avant de leur faire reprendre une danse qui évoquait plutôt cette fois le french cancan, et qui finit d'ailleurs par un grand écart à faire pâlir de jalousie la regrettée Jeanne Faës, alias Marcelle Mignon, dite "Demi-Siphon" au Moulin-Rouge.

-"Non,"fit-il tristement après cet exploit, ce n'est pas ça... Ah, qui dira jamais les mystères de l'érotisme?"

-"A propos d'érotisme, patron, vous me la laisserez la nouvelle?" fit une voix, tandis qu'un assistant déposait amoureusement sur la table de dissection le tronc de la dame, dans une étreinte qui rappelait une pose de tango.

-"Quelle nouvelle?"

-"Vous savez, la nouvelle qui a un nom imprononçable... Jacqueline Machin-Chouette... Celle qui doit y passer la semaine prochaine..."

En entendant ceci, mon sang se glaça et ne fit qu'un tour (ce qui était normal puisque glacé, même en admettant qu'il ait pu entendre quelque chose)

-"Ah non, je regrette, mon petit, mais celle-ci on va l'autopsier dans les règles de l'art, et faire des analyses ultra-poussées: il faut absolument qu'on sache pourquoi ça marche si bien avec elle... D'ailleurs, j'y pense, Sonia, vous avez avancé? Elle vous a fait des confidences?"

Je n'en crus pas mes oreilles: la belle Sonia était dans le coup! Sa douce voix le confirma:

-"J'y travaille, patron! Je n'ai rien de concret pour le moment, mais si vous m'en laissez le temps, je suis certaine que..."

-"Désolé! Nous n'avons pas le temps!", trancha séchement le patron, qui venait d'inciser le tronc de haut en bas et commençait à retourner les chairs. "Cette fille est la clef de notre réussite, et il nous faut absolument un protocole garanti opérationnel dans trois mois, sinon vous savez tous ce que ça signifie... Nous travaillons pour des gens qui ne plaisantent pas... et qui n'admettent pas l'échec, je vous le rappelle... Si vous voulez finir au fond du lac Daumesnil avec les pieds dans un bloc de béton, libre à vous, continuez à compter sur le temps, alors que c'est lui qui vous est compté! fVous avez six jours, pas un de plus. Et de toutes façons, le septième... Couic! Vous m'avez compris?"

-"Oui patron!" répéta tout le monde en choeur.

J'étais pétrifiée et je me recroquevillai dans mon casier, par un réflexe stupide et inutile. Mais je n'étais pas au bout de mes émotions, car le patron, tout en sectionnant des côtes d'un coup sec au sécateur, enchaîna:

-"D'ailleurs, ça me fait penser... On l'a vue traîner avec cette trans, là, comment s'appelle-t'elle déjà? Emma quelque chose... Je n'aime pas trop ça... Celle-là aussi c'est une fouineuse... Je me demande si elle ne fait pas partie du réseau Agora..."

-"Le réseau Agora? Qu'est-ce que c'est?" fit quelqu'un.

-"Une organisation ultra-secrète, dirigée d'une main de fer par une certaine Béa... Une femme redoutable dont on ne sait pas grand-chose, à part son goût pour les cols bénitier... autant dire rien! Rien que des transgenres là-dedans... et on ne sait rien de leurs buts... Il paraît que l'organisation va bientôt fêter ses dix ans... Il se pourrait qu'elle cherche à marquer le coup par une opération d'envergure... On parle d'une mystérieuse opération "Hermione", mais on n'en sait pas plus... Donc, je pense qu'il serait bon de se débarrasser de cette Emma et de l'autre... et si possible en même temps, pour qu'aucune ne s'inquiète du sort de l'autre... C'est compris?"

-"Oui patron!" répéta tout le monde derechef, sauf un qui ajouta "Je m'en charge, patron!C'est comme si c'était fait!"

-"C'est bien mon petit Landru! fit le patron en lui tirant l'oreille. "Vous irez loin!"

L'équipe continua ensuite à échanger, mais sur des sujets techniques qui ne nous intéressaient guère, comme la description et l'examen de chaque organe extrait du corps; D'ailleurs nous en avions assez entendu! Mais nous dûmes patienter dans nos casiers jusqu'à la fin de l'autopsie de la malheureuse éparpillée; et encore fallut-il attendre, l'équipe étant sortie, qu'un tâcheron la recouse après avoir remis tous les organes pêle-mêle à l'intérieur!

Quand ce dernier eut éteint toutes les lumières et enfin quitté la pièce, Emma et moi poussâmes des mains sur le plafond du casier pour faire avancer le tiroir hors de son logement? En sortir était cent fois plus difficile que d'y entrer, surtout avec nos jambes flageolantes d'émotion; mais enfin, nous y parvînmes et nous retrouvâmes les quatre pieds sur le sol.

-"Alors Emma?"fis-je à celle qui restait silencieuse. "Tu as entendu?"

-"Tu penses!"répondit-elle, sans s'étendre davantage.

-"Alors, qu'allons-nous faire?", insistai-je.

-"Hmmmm",fit-elle. "Pour commencer, je crois que je vais me faire opérer ailleurs!"

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