La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE X


Emma restait songeuse:

-"Troisième point", continua-t'elle: "Comment vas-tu assurer ta subsistance?"

-""Oh, j'imagine qu'avec de faux papiers, ce sera assez facile: je n'aurai qu'à reprendre mon métier..."

-"Et c'est quoi ton métier?"

-"Informaticienne!"

Le visage d'Emma s'éclaira:

-"Pas possible! Moi aussi! Viens, alors, il y a quelque chose que je veux te montrer..."

Emma me prit par la main et m'entraîna à sa suite: nous quittâmes les sous-bois pour un dédale de fourrés au milieu duquel surgit, aux trois-quarts dissimulée par la végétation, l'entrée de ce qui semblait être un véritable bunker, deux piliers de béton encadrant une porte métallique. Emma ne se laissa pas impressionner et sortit d'une poche de sa robe une sorte de crochet de métal à la terminaison dentelée, qu'elle introduisit dans la serrure. La porte s'ouvrit facilement et même sans un seul grincement.

-"C'est par là que passent les infirmiers pour leur sombre besogne..." m'expliqua-t'elle. "Rien à craindre, on est Dimanche... Suis-moi!"

Nous nous engouffrâmes dans la sombre ouverture qui donnait sur un étroit escalier aux marches imprécises. Pendant qu'elle reverrouillait la porte, Emma continua ses explications:

-"C'est un réseau souterrain qui a été construit par les allemands pendant la dernière guerre. Il communique avec des hôpitaux voisins, les catacombes et même le métro... Mais le plus beau, tu vas le voir dans cinq minutes!"

Et nous commençâmes à descendre les marches avec mille précautions, en nous appuyant plus que nous ne l'aurions souhaité sur les murs humides et par endroits recouverts de salpêtre. Nos talons y résonnaient trop fort à mon goût, bien qu'Emma m'assurât de toute absence de danger, et nous aboutîmes rapidement à un long couloir. Des néons clignotant de loin en loin y fournissaient une lumière crue, froide et intermittente qui ne permettait guère d'y voir plus loin que le bout de nos pieds.

Après quelques minutes de marche, le décor se fit moins rebutant: on voyait des portes régulièrement espacées le long des murs et Emma s'arrêta devant l'une d'elles, qui portait la mystérieuse inscription "C3-26".

-"Couloir 3, Porte 26", chuchota Emma à mon oreille.

Elle joua encore de son rossignol et nous y pénétrâmes, après quoi Emma reverrouilla consciencieusement la porte. Ô surprise! Après la nudité lépreuse du couloir, la pièce était presque accueillante, avec un sol et des murs propres et une lumière douce, quoique prodiguée par une simple ampoule, dépouillée de tout artifice, qui pendait du plafond. Dans un coin, sur une table, reposait du matériel informatique: un clavier, une rangée de modules et un écran aux caractères ambrés que je reconnus aussitôt:

-"Un Bull Questar 400 sous Starsys! Le fleuron de l'informatique française des années 80!" m'écriai-je en me précipitant vers la merveille. "Ne me dis pas que l'hôpital fonctionne encore avec ce matériel?"

Emma eut un sourire machiavélique:

-"Non non, rassure-toi! Mais je l'ai remis en service pour pénétrer son réseau! Et puis c'était pour voir si tu connaissais..."

-"Ah bravo, la confiance règne!", fis-je, un peu dépitée.

-"Nous devons nous méfier de tout le monde, crois-moi! Mais approche donc..."

Emma s'assit devant l'écran et se mit à tapoter sur le clavier. Après une phase d'authentification, l'écran s'illumina .

-"C'est quoi tes noms?"me demanda Emma.

-"Mes noms?"

-"Ben oui: l'ancien et le nouveau... Tes identités, quoi..."

Je les lui donnai et Emma se remit à tapoter fébrilement sur son clavier.

-"C'est bizarre..." fit-elle après l'apparition de nouvelles données sur l'écran monochrome.

-"Quoi donc?"

-"Aucune de tes deux identités, l'ancienne et la nouvelle, n'apparaissent sur les registres officiels ni d'entrée ni de sortie... Oui évidemment, ça simplifie les choses: concernant ton identité masculine, tu n'es jamais arrivée et donc jamais repartie... Mais alors qu'ont-ils fait du corps?"

-"Oh tu sais, il paraît qu'il n'en restait pas grand-chose..."

-"Peut-être, mais ce pas grand-chose occupe quand même une petite place quelque part... A moins qu'il ait été incinéré quelque part en douce... J'ai mon idée là-dessus... "

-"Mais pourquoi incinérer mon corps d'origine et enterrer ceux résultant des expériences, comme celui d'Alexandra?"

-"Mais pour pouvoir les déterrer afin de faire éventuellement de nouvelles autopsies pour vérifier des hypothèses inédites qui se présenteraient, voyons! Ce qu'on ne peut pas faire avec des cendres! c'est pourtant évident!"

Je me tus, rougissante de confusion. Emma replongea dans la lecture de son écran.

"Et concernant ton identité féminine, c'est la même chose! Tu es arrivée de nulle part! Alors que tu occupes quand même toi aussi une petite place dans l'aile H... Tiens tiens, vérifions... Voyons... Chambre 60 as -tu dit, n'est-ce pas?"

J'acquiesçai. Emma lança une nouvelle recherche sur le vieux terminal, qui ne tarda pas à clignoter, ce qui la fit battre des mains.

-"J'en étais sûre! La chambre 60 est vide! Et d'ailleurs", ajouta-t'elle, "cette aile H est un vrai désert! A peine une dizaine de malades en tout!"

-"Mais c'est impossible!", protestai-je: je suis passée dans les étages tout à l'heure: presque toutes les chambres sont occupées!"

Emma fronça les sourcils (qu'elle avait fins et élégamment dessinés):

-"Ne me dis pas que tu n'as pas compris?"

-"Compris quoi?"

Emma soupira.

-"L'aile H de cet hôpital est un champ d'expériences que l'on pratique sur des cobayes qu'on raye alors à leur insu du nombre des vivants, ce qui permet de les supprimer quand on n'en a plus besoin, et de garder ainsi les expériences secrètes..."

Un frisson me parcourut.

"Mais dès lors qu'il existe une fausse comptabilité quelque part, il y a forcément la vraie cachée pas loin: il faut bien que ces gens sachent où ils en sont... Voyons... dans ce logiciel les fichiers en cause sont certainement verrouillés, et accessibles seulement à certains comptes... Sortons et allons voir au niveau du système de quels fichiers on dispose..."

Emma scrutait ardemment l'écran en tapant des commandes qui eussent paru ésotériques à toute autre qu'elle et moi. Cela dura quelques instants après lesquels elle s'écria encore:

-"Ca y est! Te voilà! Vous voilà! Tous les deux! Vous êtes d'ailleurs arrivés en même temps le même jour: quelle coincidence! Voilà, regarde: "accident de la route" et l'autre... mais passons, ce n'est pas important."

Emma tabula sur le clavier et une nouvelle page apparut avant que j'aie pu lire quoi que ce soit.

-"Là!" s'exclama-t'elle; "Alexandra! Arrivée le tant et ... pour la sortie il y a bien une date... oui, c'est ça, il y a presque un an, ça correspond... et tiens, si je regarde à Derityver..."

Emma appuya sur la touche "Entrée" et resta bouche bée devant ce qui s'affichait.

-"Quoi? Qu'y a-t'il?" lui demandai-je, alarmée.

Emma se tourna vers moi, les yeux consternés.

-"Jacqueline... Toi aussi, tu as une date de sortie... C'est dans une semaine... Autrement dit, ils vont te liquider dans une semaine..."

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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