La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE IX


Elle avait raison: j'y revins, en effet, et le lendemain même. C'était un matin calme et frais, un Samedi par surcroît, et tout l'établissement tournait au ralenti. Je me retournai souvent sur mon chemin, car je désirais absolument m'y trouver seule, afin de vérifier que je n'avais pas rêvé la veille, et réfléchir à tout cela. Enfin, le coeur battant, je rejoignis le grand chêne.

Comme il fallait s'y attendre, rien n'avait changé depuis la veille; chaque arbre était bien à sa place, déployant harmonieusement ses branches feuillues pour qu'elles profitent de la moindre percée lumineuse. J'y revoyais Emma et ses amies, et mon regard tomba sans que j'y songe sur les rectangles de terre boursouflée qu'on m'avait désignés. "Ce n'était donc pas un rêve?" murmurai-je à l'instar de l'Hélène d'Offenbach.

-"Alors, on voudrait choisir l'emplacement de sa future tombe?" fit une voix dans mon dos.

Je me retournai: C'était bien entendu Emma, un sourire sacarstique aux lèvres.

-"Excuse-moi", enchaîna-t'elle," J'aime à donner un petit côté mélodramatique à mes interventions... Je te l'ai dit, tu n'as rien à craindre pour l'instant..."

-"Peut-être, mais jusqu'à quand?"

-"J'y ai bien réfléchi... j'imagine que ce sera jusqu'à ce qu'ils aient trouvé la raison de ta parfaite symbiose entre ce corps et ton cerveau... Car, après cela, tu ne leur seras évidemment plus utile... Logique, non?"

-"Logique", approuvai-je à contrecoeur.

-"La connais-tu, toi? me demanda encore Emma en me regardant droit dans les yeux.

-"Heu... Non, pas du tout..." balbutiai-je lamentablement, gênée par l'énormité de mon mensonge, dont Emma ne parut pas dupe.

-"Bien...", dit-elle. "Si c'est bien vrai, alors la raison est sans doute bio-chimique, et c'est très ennuyeux parce que nous ne savons pas quand ils la découvriront... Alors que si tu connaissais la raison, et qu'elle fût d'essence... psychologique, par exemple, il serait facile de savoir ce qu'ils ne doivent absolument pas découvrir..."

Je me sentais assez mal, mais Emma continua:

-"Tu as toujours des entretiens avec la psy? Elle essaye de te faire parler de tout et de rien, de te mettre en confiance?"

-"Oui, c'est vrai", admis-je de nouveau. "Hier encore elle m'a tenu la jambe une heure durant pour savoir quels seraient mes projets en sortant d'ici, si j'allais reprendre mon métier, comment je voyais les choses, etc..."

-"Et tu as répondu...?"

-"Que je n'en savais rien; que je verrai bien comment les choses se présenteraient..."

Emma resta pensive, puis me regarda à nouveau fixement.

-"Tu es bien sûre que tu n'as rien me dire?"

C'en fut trop: la pression était trop forte. J'avais l'impression d'être injuste envers Emma en semblant ne pas lui accorder toute ma confiance alors qu'elle essayait de m'aider de son mieux.

-"Emma, je..."

-"Oui?"

-"Je... Il m'arrive... Enfin il m'arrivait...

-"De quoi faire?" interrogeaient les yeux verts.

-"De m'habiller en femme", fis-je en baissant les miens. "Oh mais pas tout le temps, hein, juste quand je pouvais... c'était plus fort que moi... Je n'ai jamais su pourquoi je faisais ça..."

-"Et tu te figures que je ne l'avais pas deviné?" fit Emma en éclatant de rire.

-'Tu l'avais deviné? Mais comment?"

-"Pour quelqu'un comme moi, ou Corinne, ou Sylvie, c'est enfantin: tu as trop d'aisance! Je peux t'assurer que certaines qui t'ont précédé n'en étaient pas aussi bien pourvues! C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle elles nous ont quitté prématurément..."

Emma redevint grave:

-"Maintenant nous savons donc que tu ne dois révéler ça à personne, comme tu l'as toujours fait, j'imagine, et surtout pas à l'équipe médicale. Ca te donnera le temps de préparer ton évasion."

-"Mon évasion?" demandai-je en ouvrant de grands yeux.

-"On peut bien appeler ça comme ça, non? Tu peux te considérer comme une condamnée à mort en sursis: n'oublie pas qu'aucune fille de l'aile H n'a survécu. On ne leur a pas laissé la moindre chance de poursuivre ou refaire leur vie à l'extérieur. Pourquoi, d'ailleurs, à ton avis? D'habitude quand une expérience médicale réussit on lui donne une grande publicité! Alors quoi?"

-"Je n'en ai aucune idée!", fis-je le plus sincèrement du monde.

-"Sans doute parce qu'on tient à tout prix à garder secret le succès de ces expériences... et cela sûrement dans un but inavouable..." se mit à penser Emma tout haut et pour elle seule, qui retrouva presque aussitôt ses esprits:

-"Enfin qu'importe!" s'exclama-t'elle. "Il te faut donc bien t'évader! Et pour cela mettre un plan au point... Réfléchissons un peu pour commencer, où pourras-tu aller quand tu sortiras d'ici?"

-"Eh bien... chez moi (mon ancien moi...) ou chez cette fille dont j'ai le corps?"

-"Très mauvaise idée! Si ces gens sont aussi déterminés qu'ils le paraissent après avoir assassiné douze personnes, tu penses bien qu'ils vont se lancer à tes trousses, et que ces endroits seront les premiers qu'ils visiteront!"

-"Ah je n'y avais pas pensé!"

-"Tu pourrais aller chez moi, je te donnerai les clefs!"

Je n'eus pas le temps de la remercier de sa générosité: elle enchaîna aussitôt:

-"Deuxième point: quelle identité vas-tu prendre?"

-"Ben heu..."

-"Ne me dis pas que tu comptes reprendre celle de Roger, ou je-ne-veux-pas-savoir-quel-autre-prénom-qui-était-le-tien-avant! C'est impossible! Et tu ne peux pas non plus prendre celui de la fille parce que c'est elle qu'ils vont chercher... Mais, là encore, ta copine Emma a la solution: on va faire appel à René-Le-Déclic..."

-"René Le-Déclic?

-"Oui, ne t'affole pas! C'est juste un surnom et tu vas vite comprendre pourquoi il cache son nom officiel: René est un faussaire de génie qui fabriquait de faux documents quand les transsexuelles n'avaient pas encore le droit de faire rectifier leur Etat-Civil... Un véritable artiste... C'est de lui que ce sont inspirés les scénaristes du "Cave se rebiffe" pour le personnage du graveur, c'est te dire... il est à la retraite depuis longtemps mais sera certainement enchanté de reprendre du service... D'autant qu'il n'a pas perdu la main: il fabrique de faux euros aujourd'hui, pour augmenter sa maigre retraite!"

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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