La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE VIII


Je n'étais pas encore dans les meilleures conditions pour avoir les réponses à toutes ces questions; et cependant, leur découverte était plus proche que je n'aurais pu le penser.

Quelle vie est plus monotone que celle de l'hôpital, prisons et monastères exceptés? Même la vie de bureau semble plus palpitante que ces horaires désespérément fixes, cette routine institutionnelle, ce morne retour d'événements aussi creux qu'immuables... C'est pourquoi, dès que j'y fus autorisée, je me rendis une fin d'après-midi, et presque en courant, dans le parc de l'établissement que je voyais depuis trop longtemps par la fenêtre de ma chambre.

L'hôpital lui-même avait été aménagé dans un ancien manoir, et ne s'était pas défait des propriétés boisées qui l'entouraient, ce qui permettait aux convalescents d'y effectuer de revigorantes promenades. Pour ma première échappée, je suivis d'abord les grandes allées bordées d'arbres certainement centenaires, saluant au passage quelques pensionnaires assis ça et là sur des bancs régulièrement disposés. Puis j'éprouvai le violent désir de me trouver un espace à moi toute seule, quittai l'allée et m'enfonçai dans les sous-bois.

Je n'avais certainement pas été la première, car sous mes pas, qui dérangeaient des amas de feuilles bruisselantes et de brindilles qui craquaient d'un coup sec, se dessinait nettement un étroit sentier serpentant paresseusement autour d'arbres modestes et anarchiquement implantés. A chaque enjambée, les bruits de la nature se faisaient plus présents et plus mystérieux, et tout à mon envie d'en trouver l'origine, je ne m'aperçus pas qu'il me menaient à une clairière où trois femmes avaient pris siège sur des troncs renversés, qui tournèrent la tête quand je fis irruption dans leur domaine.

Je voulus m'excuser et repartir d'où je venais, mais l'une d'elles se leva et me pria de rester en leur compagnie. C'était une grande femme aux longs cheveux noirs, au perçant regard vert, mais d'une grande douceur de gestes et qui ne devait pas avoir plus de la quarantaine. Ses manières étranges et indéfinissables m'évoquaient irrésistiblement Morticia Adams.

Elle se nommait en réalité Emma et me présenta ses deux amies, Corinne et Sylvie, qui étaient, l'une blonde, et l'autre rousse.

-"Alors, c'est toi la nouvelle? me demanda Emma."La nouvelle de l'aile H? Celle de la chambre 60?"

A vrai dire, je n'avais pas pensé à regarder comment se nommait l'aile du bâtiment qui m'accueillait: je savais devoir y retourner et cela me suffisait amplement.

-"Oui: je m'appelle Jacqueline. Jacqueline Derytyver. Je suis là pour... Pour...

Voyant mon hésitation, Emma précisa:

-"La nouvelle expérience du Docteur Frank Einstein? La greffe de cerveau... Oui, tu vois, nous sommes au courant..."

J'étais très étonnée:

-"Je croyais que c'était quasiment un secret d'état?"

-"Pas pour nous", fit Emma."Ca nous intéresse beaucoup... Nous sommes de l'aile J...". Et voyant que cela ne me disait rien, elle ajouta sur un ton confidentiel:"Les réassignations..."

C'était donc ça... des consœurs, en quelque sorte, comme j'en avais connu beaucoup dans ma vie d'avant et qui attendaient là leur transformation finale... ou alors s'en remettaient doucement. Je penchai pour la première hypothèse tant elles se mouvaient avec facilité, signe qu'elles n'avaient pas subi d'opération aussi lourde que celle qui les attendait..

-"Vous allez y participer, à ces... expériences?", lui demandai-je.

-"Oh, grands dieux non! Et tu sauras pourquoi quand on t'aura tout dit..."

Je restai interdite. Qu'avais-je donc besoin de savoir que j'ignorais?"L'expérience" que je vivais n'était-elle pas, de mon point de vue, une totale réussite? Qu'est-ce qui pouvait la leur rendre si détestable?

-"Suis-nous, on va te montrer quelque chose... Quelque chose que tu dois voir absolument!"

Sans attendre mon accord, toutes trois se mirent en route pour gagner le côté opposé de la clairière, et je les suivis, mi-curieuse mi-inquiète, pour une petite ballade qui prit fin assez rapidement au pied d'un grand chêne au large tronc qui semblait veiller sur toute une colonie de petits arbres alentour.

-"Regarde!" Fit Emma en me désignant le sol qui se trouvait devant nous.

Tout d'abord, je ne vis rien. Mais Corinne et Sylvie écartèrent sur une large surface les feuilles amoncelées avec leurs pieds et m'apparurent alors des irrégularités de terrain, de la terre en léger excès en forme de rectangle... à n'en pas douter des tombes qui semblaient occuper les espaces entre les arbres.

-"Ce sont toutes celles qui t'ont précédée!" fit brutalement Emma.

J'eus comme un vertige, et déclarai néanmoins:

-"On m'a en effet dit que les expériences passées n'avaient pas réussi..."

Emma écarquilla les yeux.

-"Et ça te semble normal, ces tombes clandestines, dépourvues de tout signe: ni croix, ni signe, ni plaque, ni rien?

Je me tus. Elle ajouta:

-"Et tu ne m'as pas bien écoutée: j'ai dit que c'était toutes celles qui t'avaient précédée..."

-"Mais je sais, protestai-je faiblement."Je sais qu'elles ont toutes échoué..."

-"Ah, ils t'ont dit ça? C'est un mensonge! Pas toutes! Mortes, certes, mais certaines sans avoir échoué pour autant! Tu vois la tombe la plus fraîchement comblée, là où la terre n'est pas encore parfaitement tassée, à gauche? Au-dessous repose une fille qui s'appelait Alexandra... on l'a bien connue; Un soir, voici à peu près un an de cela, elle est venue discuter avec nous dans la cafétéria, et nous annoncé qu'on la laissait sortir le lendemain; Elle est repartie radieuse... Et une heure plus tard, comme nous nous promenions pas très loin, à l'endroit où tu nous as trouvées, nous avons entendu des bruits de pelle et de pioche. Nous nous sommes approchées et nous avons vu Alexandra, morte, allongée nue sur le sol, et deux infirmiers auprès d'elle qui creusaient un grand trou... Ils l'ont mise dedans comme ça, sans cercueil, sans sac, sans rien. Ils ont rebouché le trou et sont repartis en sifflotant... Qu'en dis-tu ?"

J'étais consternée et restai muette avant d'articuler péniblement:

-"Ce n'est pas possible!", qui était moins une contestation que l'expression de l'horreur qui m'envahissait.

-"Tu veux qu'on creuse?" fit Emma, cinglante. Et je voyais bien qu'elle en était capable!

Sans attendre ma réponse, Emma continua:

-"Nous avons vu les autres tombes ensuite... Il y en a douze en tout, figure-toi... on a pu vérifier: l'aile H a connu douze expériences comme la tienne, à raison d'une par an à peu près... Je ne voudrais pas faire de l'humour noir, mais il y a peu de chances que le numéro treize te porte bonheur!"

Elle se perdit dans ses pensées et murmura pour elle-même:

-"Tout cela pose beaucoup de questions, dont nous n'avons pas la réponse: pour commencer, pourquoi assassinent-ils systématiquement les sujets de leur expérience? Et ensuite, pourquoi ne se débarrassent-ils pas des corps de la façon la plus simple, en les remettant à la morgue et en laissant poursuivre le cycle normal avec les pompes funèbres? Ils n'auraient même pas à falsifier les papiers..."

Puis, me voyant effarée, elle se rattrapa:

-"Oh ma pauvre, je spécule, je spécule et je te laisse toute seule à te faire du souci... Ecoute: rassure-toi, va; pour le moment tu ne dois pas craindre grand-chose... mais, crois-moi, il te faut vraiment songer à quitter cet endroit le plus vite possible... Et si on t'annonce ta sortie comme prochaine, n'hésite pas: prends tes jambes à ton cou!"

Mortifiée, j'étais presque convaincue. C'en était trop pour moi et je sentis le besoin de fuir le plus loin possible de cet endroit sinistre, auquel je cédai sur le champ, sans prendre congé des inconnues. Elles ne firent d'ailleurs rien pour me retenir. Je n'entendis qu'Emma leur dire:

-"Laissez, les filles, elle reviendra!"

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