La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE VII


Elle revint la nuit suivante avec une petite valise.

-"Coucou! Voilà vos affaires! On les met dans votre armoire?"

-"Bien sûr que non! Laissez-moi regarder d'abord!" protestai-je.

Elle ne protesta pas le moins du monde; j'imagine qu'elle était aussi curieuse que moi de découvrir la miss Derityver en tenue de ville. La valise contenait un sac à main, dont je remis l'exploration à plus tard, un chemisier, un soutien-gorge, une culotte, une jupe et des chaussures.

-"Ce ne sont pas des chaussures!" me reprit Sonia."Ce sont des ballerines!"

-"J'espère qu'elles vont m'aller!" fis-je, lui faisant ainsi ouvrir des yeux ronds.

-"Bien sûr qu'elles vont vous aller! Ce sont les siennes! Enfin, je veux dire... les vôtres!"

J'examinai les chaussures plus attentivement et sautai sur l'occasion de, si je puis dire, faire un peu marcher Sonia.

-"J'ai de la chance que ce ne soit pas de ces chaussures à talons,",fis-je."Vous savez, ces machins avec des tiges dessous..."

-"Des escarpins! Avec des talons-aiguille"fit-elle, l'oeil sévère. Si le Dr Stangerson vous entendait, elle trouverait que vous ne faites pas beaucoup de progrès!"

Je riais sous cape, mais Sonia décida de passer le reste en détail et commença par le soutien-gorge.

-"Tenez! Je pense que ça va vous être utile!" fit-elle en me tendant ce que j'avais déjà identifié comme un Lejaby à armatures."Comme on est de bonnes copines, je vais vous donner un truc pour..."

Elle ne finit pas sa phrase car je ne l'avais pas attendue pour le positionner agrafes devant, l'agrafer, lui faire faire un demi-tour et passer les bretelles dans la foulée. Il m'allait parfaitement et j'en sentis aussitôt le bénéfice au point de pousser un soupir de soulagement en me laissant retomber sur mon oreiller. Mais tout cela avait été effectué machinalement, comme par réflexe, et je ne m'aperçus de ma bévue qu'en découvrant Sonia bouche bée.

-"Quoi?" fis-je quand même, inocemment. c'est pas comme ça qu'on fait?"

-"Heu... si... Mais on dirait que vous avez fait ça toute votre vie..."

-"J'apprends vite!" lançai-je encore pour détendre l'atmosphère.

-"Je vois ça..." fit-elle, apparemment pas convaincue.

-"Bon, mettons que j'ai eu des tas de copines..." fis-je alors pour tenter de redevenir crédible, alors même que c'était là le plus gros mensonge que j'avais jamais fait.

Sonia fit semblant de me croire bien qu'il fût évident que ce n'était pas le cas, comme je le voyais bien à son regard, qui se faisait par instants un tantinet soupçonneux. Mais elle reprit avec entrain:

-"Bon! Passons à la suite: ça c'est une jupe-crayon... répétez!

-"Jupe crayon..."fis-je, de bonne composition et pour me rattraper.

-"Très bien!

c'était bien la première fois depuis longtemps que je rentrais dans du 38... Cela devait bien remonter à mon adolescence... Je me sentis tout de suite à l'aide dans cette jupe noire qui réveillait en moi tant de souvenirs lointains. Mais Sonia n'avait pas terminé son inventaire:

-"Et ça... oh un superbe chemisier en soie! Pas de lavage en machine, surtout!"

-"Pas de lavage en machine..." répétai-je docilement...

Il était rouge vin et je sentis immédiatement qu'il m'irait à ravir. Je pensai même éviter une deuxième bévue en m'écriant de façon un peu trop théâtrale:

-"Oh, ça alors, les boutons sont à gauche! Diable! Je n'avais jamais remarqué!"

Je devais être piteuse comédienne, car le regard de Sonia disait assez"Mais oui, mais oui mon bonhomme (si si), je ne suis pas dupe!". Elle garda toutefois son opinion pour elle et m'invita, et m'aida, à me tenir debout devant la glace de la salle de bains.

-"Voyez: Vous êtes superbe!", dit-elle en me tenant par les épaules, presque joue contre joue. Et comme elle avait raison!

Nous nous regardâmes sans rien dire. Ce fut alors un moment de trouble, un de ces instants à l'atmosphère palpable, où l'on sent avec un certain malaise qu'il se passe quelque chose d'indéfinissable et que tout peut basculer à jamais. Mais comme je n'en avais pas l'habitude, que j'ignorais ce qui se passait au juste et ce que je devais faire, je me sentis devenir de glace et me dégageai de la douce étreinte de Sonia.

J'avais bien conscience qu'il venait de se jouer quelque chose d'important, bien que la nature exacte et son issue m'eussent complètement échappé; et Sonia me le confirma, puisqu'elle m'informa juste après qu'elle devait reprendre son service. Rien dans son attitude ne laissait paraître qu'elle fût fâchée ni déçue, ni rien d'autre, mais une perception des plus subtiles indiquait à l'évidence que quelque chose était bel et bien brisé.

Je me dévêtis tant bien que mal, en proie à des pensées nouvelles; car après avoir porté les vêtements de cette jeune femme dont j'habitais le corps, il me semblait désormais presque insensé de me souvenir avoir été un autre et je me demandais ce qu'il en restait, ce qu'il allait devenir et, même, si je devais m'en préoccuper. Pour couper court à ces idées obsédantes, je mis affaires et valise dans mon armoire. Restait le sac.

J'avais hâte de savoir qui avait été cette femme et qui j'étais devenue. Je vidai le sac sur ma table roulante et écartai un peu les uns des autres tous les objets qui en étaient tombés: un poudrier, un bâton de rouge à lèvres, du fard à paupières, des barettes à cheveux, un chouchou (rouge), des clefs d'appartement, une clef de voiture, des lunettes de soleil, un smartphone, une pochette de kleenex, un stylo à bille, de la menue monnaie...

Dans une poche latérale, je débusquai une carte d'identité, une carte de transports, un badge d'accès à la SNC et un chéquier. La carte d'identité, qui expirait bientôt et dont la photographie était visiblement ancienne, disait"Jacqueline Derityver, née le ... à ... (Permettez que je garde ces informations secrètes) demeurant ... (même remarque) Rue Ravignan à Paris, en plein Montmartre. Le badge autorisait un accès à l'immeuble parisien de la Société Nationale Comptable. Etait elle comptable ou un autre type d'employée? Le chéquier sur la Banque Parisienne d'Epargne, bien qu'entamé, ne portait pourtant pas trace des montants des dates et des bénéficiaires des chèques tirés, ce que je jugeai bien curieux pour une comptable, que j'aurais cru devoir être plus méticuleuse.

La carte de transports ne présentait d'autre intérêt que de confirmer la signature que j'avais déjà remarquée sur la carte d'identité. Illisible, car plutôt graphique, c'était une sorte de flèche qui s'élançait fortement vers l'espace puis se brisait et reprenait son élan plusieurs fois de suite avec de moins en moins d'amplitude avant de retomber brutalement à la hauteur de son point de départ. L'image d'une vie ordinaire, en somme, la sienne ou la mienne; mais que devrait être celle qui mêlerait les nôtres dans notre situation si particulière?

Dans une autre poche, je trouvai une enveloppe à elle adressée dans laquelle se trouvait une lettre de la SNC; c'était une lettre de licenciement qui prétendait dans les formes légales que, malgré l'excellence de la collaboration de Mademoiselle Derityver et l'extrême bonne volonté de la SNC, les dures conditions économiques que traversaient cette société nécessitaient impérieusement qu'il y soit mis fin dans les plus brefs délais, à moins évidemment que Mademoiselle Derityver ne consentît à travailler gracieusement jour et nuit pour permettre de maintenir la rémunération des actionnaires à un niveau digne de leur prise de risque et celle des dirigeants à celui de leur mérite, et qu'en conséquence cette dernière était aimablement conviée à une réunion chez le directeur de l'exploitation du matériel humain pour dire qu'elle était d'accord (Je m'emballe peut-être un peu, mais je ne serais pas surprise que ceci ait un fond de vérité).

S'y était-elle rendue? Lui était-il arrivé malheur en s'y rendant ou en revenant? Dans quel état d'esprit se trouvait-elle alors?

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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