La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE VI


Je n'étais pas fâchée d'avoir un peu vexé le Dr Stangerson car je trouvais celui-ci un peu envahissant. Nelly, dont j'appris rapidement auprès d'autres malades qu'elle était surnommée Nullasse, tenait absolument à me façonner comme si j'eusse été sa Galatée, et m'avait par exemple prescrit des séances d'orthophonie qui n'en finissaient pas, dans lesquelles je devais apprendre à placer ma voix, moduler mes intonations, choisir mon vocabulaire, etc. Même si j'étais, paraît-il, inexplicablement plutôt douée, je les trouvais incroyablement ennuyeuses et cela me fatiguait et m'irritait beaucoup.

-"Mais pourquoi diable ai-je besoin de faire tout ça ?" lui demandai-je un jour, excédée.

-"Mais parce que toutes les transsexuelles doivent en passer par là ! "répondit-elle

J'en fus sidérée.

-"Mais je ne suis pas une transsexuelle !" protestai-je.

-"Elles disent toutes ça !" prétendit-elle avec un sourire entendu pour me clouer le bec.

J'insistai :

-"Non mais moi c'est un peu différent, non ?"

Elle grinça un peu des dents mais admit :

-"Oui, si vous voulez... il y a des similitudes... Mais que ce soit dans leur cas comme dans le vôtre, il faut bien vous apprendre un minimum de choses..."

-"Admettons... et les cas comme le mien, strictement comme le mien... ils ont tous dû apprendre ces choses ?"

Je vis bien qu'elle était gênée, mais j'étais loin de m'attendre à la suite :

-"Heu, non... mais c'est à dire que..."

-"Que quoi ?

-"Ils n'ont pas eu le temps... ils sont tous morts avant..."

J'en restai bouche bée. Elle tenta de m'expliquer :

-"Le corps a fait un rejet... ou le cerveau... ou les connexions ont dégénéré... enfin bref... Nous n'avions connu que des échecs avant vous...»

-"Et il y en a eu beaucoup ?" articulai-je péniblement.

-"Douze... Vous êtes la treizième... personne n'est allé aussi loin. J'ai vu les compte-rendus des analyses qu'on vous fait régulièrement : c'est incroyable : tout est absolument normal... C'est eactement comme si vous étiez née comme ça... C'est pour ça qu'on vous étudie de près, pour tenter de savoir quel est votre secret... enfin votre secret... Disons plutôt le secret de cette alchimie entre ce corps et votre cerveau..."

Je pensai en moi-même que le secret de cette alchimie-là m'était connu à moi depuis mon enfance, et je fus largement rassuré... Mais je n'en dis rien au Dr Stangerson, qui passa plus ou moins habilement à autre chose.

Mais toujours à l'affût de mon secret, elle était loin d'avoir renoncé ! Je surpris, un matin qu'elle entrait dans ma chambre, son regard inquisiteur clairement dirigé sur ma poitrine.

-"Quoi ?" lui demandai-je.

Elle aborda frontalement le problème :

-"Vous vous y habituez ?" demanda-t'elle, sans même demander à quoi. Il est vrai qu'elle n'en avait guère besoin tant son regard parlait pour elle.

-"Ca va bien, je vous remercie... fis-je alors, sentant la menace.

Et c'était tout à fait vrai. Je ne dis pas que je n'avais pas été un peu surprise, voire désorientée, au début, par ces deux masses dont la réaction à mes mouvements était toujours déphasée, qui me gênaient pour croiser les bras, et qui enfin m'empêchaient de dormir sur le ventre comme j'en avais l'habitude dans ma vie d'avant. Dieu sait si j'étais pourtant familière des prothèses : j'en avais eu deux ou trois paires successives, mais qui avaient toujours été d'une taille inférieure. C'était, je m'en souvenais bien, à chaque fois un crève-coeur de les enlever... Comme le reste...

Mais celles là étaient totalement naturelles et permanentes : même si je les sentais à chaque minute et qu'il était impossible de les oublier, il me fallait de temps en temps poser mes mains dessus pour en éprouver la forme la consistance et le poids et rendre grâce aux circonstances qui m'en avaient dotée, tant les inconvénients me paraissaient mineurs.

-"C'est étonnant..." fit-elle. "Vous savez que vous avez une poitrine un peu forte par rapport à votre corpulence ?"

Elle attendit ma réaction quelques secondes puis, voyant que, toujours soupçonneuse, je restai muette, se lança à l'eau :

-"Si vous voulez, on peut programmer une réduction mammaire... Ca serait bien pour vous, vous ne trouvez pas ?"

Mon sang ne fit qu'un tour :

-"Pas question ! N'y touchez pas !"

J'eus à peine le temps de voir naître sur ses lèvres un sourire narquois, qui n'y vécut d'ailleurs pas longtemps ; car, furieuse, je jetai moi-même un regard provocateur sur sa propre poitrine, qui était pratiquement plate, et celui que je reçus ensuite en retour disait assez que j'attribuais sa proposition à quelque jalousie féminine et ce qui me semblait l'avoir provoquée.

Celle avec qui je nouai les meilleures relations du monde, par contre, ce fut Sonia, l'infirmière de nuit. Quand l'inspection des malades, leurs coups de sonnettes et les tâches administratives et maintes autres bricoles lui laissaient quelques minutes de libre, elle venait volontiers discuter avec moi.

-"Alors, qu'est-ce que cela vous fait d'être une femme ?" me demanda-t'elle une nuit.

-"Je l'ai déjà été !" lui-répondis-je.

-"Comment cela ?" fit-elle, surprise.

Il n'était bien entendu pas question de lui révéler ce que je cachais soigneusement au Dr Stangerson, et je m'en tirai par une boutade :

-"Mais oui! Vous savez bien que nous avons tous été des femmes pendant les huit premières semaines de notre vie !"

-"C'est vrai !"acquiesca-t'elle en riant."Mais certains n'ont pas la sagesse de le rester !"

-"Mais d'autres ont la folie de le redevenir !", lui fis-je observer.

-"Tant qu'il n'y en pas trop... Car nous sommes déjà si nombreuses !"

-"Oh pour cela, ne vous en faites pas : ce n'est pas la concurrence que vous pourriez craindre de moi !" dis-je alors, ce qui était certainement la phrase la plus osée que j'avais jamais lâchée, et que je n'aurais jamais prononcée avant mon accident.

Elle rit de nouveau avant de battre en retraite :

-"Vous venez à peine de réapprendre à marcher et vous voulez déjà courir ! Vous n'êtes guère raisonnable !"

-"A propos d'être raisonnable, pourriez-vous faire une chose pour moi ?"

-"Peut-être ? De quoi s'agit-il ?"

-"De m'apporter mes vêtements...Ils ne sont pas dans mon casier... Vous devez les avoir quelque part, non ? Je voudrais voir de quoi j'ai l'air dedans...»

-"Vos vêtements ?", fit-elle ennuyée. Mais c'est à dire que... ils ont été très abîmés par l'accident... Je les ai vus à la morgue..."

il se lisait sur son visage qu'elle fut aussitôt consciente de sa boulette, et je tâchai de dédramatiser la situation :

-"Et alors ? Vous croyez que j'ai une tête à me promener dans un vieux pantalon d'homme, une chemise et un blouson sans doute tous réduits en lambeaux maculés de chair et de sang ?"

Son visage s'éclaira.

-"Oh je vois... Vos vêtements... de maintenant... Très bien ! Je vais voir si je vous les trouve !"

Et elle disparut pour la nuit.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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