La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE V


Je me réveillai pour un nouveau jour qui, pour quelques temps encore, allait se fondre dans la grande masse indifférenciée des jours à venir avec ses horaires déterminés, serrés et monotones: les repas, les entretiens avec la psychologue, la visite du chirurgien, la séance du kiné... Il serait inutile et suprêmement ennuyeux de les relater tous. On ne me laissait que deux plages horaires pour penser: celle du soir, après le repas, où j'étais trop fatiguée pour réfléchir, et celle du matin, avant le déjeuner, où mon esprit n'était pas corseté par les médicaments et divagait à qui mieux mieux.

Sur ce dernier point, j'en connus vite les désagréments; car mon imagination toujours aussi vive ne se faisait pas faute de soulever tous les problèmes qui, selon elle, allaient se faire jour; J'étais vivante, certes, mais qu'allais-je devenir? Comment allais-je faire face? Ainsi, sans doute, le pauvre Lazare une fois ressuscité n'avait-il pas manqué d'aller tanner Jesus en lui disant "Seigneur, quand tu m'as rendu la vie, que te coûtait-il de m'enlever mes ulcères?"

Pourrai-je reprendre mon travail? Devrai-je prendre celui de cette fille, dont j'ignorais d'ailleurs toujours le nom? Devrai-je adopter aussi son nom? Avait-elle de la famille, contrairement à moi, et celle-ci est-elle au courant? Me faudra-t'il la rencontrer? Tout cela tournait et retournait sans cesse dans ma nouvelle tête jusqu'à la première prise de médicaments, que j'attendais le matin avec impatience, car alors, si je n'oubliais pas ces tracas pour autant, il me semblait que tout allait s'arranger par miracle.

Pour en être bien certaine, j'abordai un jour ces questions avec le Dr Stangerson:

-"Docteur", lui-dis-je, "comment s'appelait cette femme?"

-"Qui donc?" fit-elle, au comble de la mauvaise foi.

-"Vous savez bien... celle que vous avez devant les yeux!"

-"Ah, oui celle-là..."

-"Alors? Quel était son nom?"

Elle hésita un instant puis lâcha:

-"Justement, j'allais vous en parler... Elle s'appelait Jacqueline... Jacqueline Derityver..."

-"Un nom flamand? Ca veut dire quoi?"

-"Je l'ignore... Mais vous devez vous y habituer, parce que ce nom est désormais le vôtre..."

-"Comment ça? Pourquoi?"

Le Dr Stangerson prit un air grave:

-"Vous comprenez que tout ceci est... encore... comment dire? Expérimental..."

Une intuition germa dans mon esprit soupçonneux:

-"Ca veut dire illégal?"

Le Dr Stangerson leva les sourcils et éluda la question

-"Ca veut surtout dire que nous ne pouvons pas résoudre actuellement les problèmes d'identité que pose un cas comme le vôtre... et qui nous dépassent largement. Et en attendant que la loi les règle un jour..."

-"J'ai compris... Pour tout le monde, je suis donc désormais Jacqueline Derityver..."

-"Voilà..."

-"Mais ça m'engage à quoi? Sa famille sait-elle qu'elle est ..."

-"Oui, elle le sait... Enfin elle sait qu'elle est décédée..."

-"Pardon? Ca veut dire que..."

Le Dr Stangerson me coupa:

-"Ecoutez, le mieux c'est que le directeur de l'hôpital vienne vous voir, il vous expliquera tout...Et maintenant excusez-moi, je dois voir d'autres patients..."

Et elle me planta là à ma grande surprise. J'avais dû soulever un drôle de lièvre... un gros... un énorme, même si j'en juge par le fait qu'une demi-heure après le directeur de l'hôpital était dans ma chambre, flanqué du chirurgien et de la psychologue...

Le directeur était de cette race d'administratifs jamais pris au dépourvu; un homme dans la cinquantaine au beau costume très cher et impeccablement gris, qui devait planifier sa carrière dix ans à l'avance et la piloter demain de maître en courtisant le ministre de la Santé en place quel que fût ce dernier et ses lubies. Ce fut à peine s'il me regarda pendant son petit laïus: il jetait des regards à la psychologue et au chirurgien pour chercher leur assentiment ou pour donner l'impression qu'il parlait aussi en leur nom, mais pour ce qui était de moi, j'aurais pu tout aussi bien être ailleurs, d'autant plus que mes fréquentes tentatives d'interruption furent toute à fait ignorées.

-"Cher Monsieur", commença-t'il (ce qui promettait pour la suite, étant que donné que je ressemblais désormais autant à un homme que, excusez mon manque de modestie dû à l'enthousiasme que me procuraient mes drogues, Marilyn Monroe à John Wayne), "Je suis venu vous voir car je tenais absolument à vous remercier personnellement de vous être si généreusement prêté à cette expérience révolutionnaire qui, grâce à vous, va bouleverser les annales de la médecine. Ah, tout le monde n'a pas l'opportunité de participer aux grands bonds de la science médicale, d'être le berger Jupille de Pasteur ou son Joseph Meister... C'est bien simple, je vous envierais presque! Naturellement, dans toute avancée scientifique de ce genre se posent quelques petits problèmes éthiques non encore résolus, bien que l'issue n'en fasse évidemment aucun doute, et qui nous imposent, à nous comme à vous-même, et pour une durée temporaire, quoi qu'encore non déterminée, une certaine confidentialité, que vous pouvez certainement comprendre et qui d'ailleurs, dans une certaine mesure, doit vous protéger également... Je vous le confie bien volontiers: Il en est ainsi du sort de Mademoiselle... heu... (jetant un regard de biais au Dr Stangerson et au Dr Einstein) comment s'appelle-t'elle déjà? Deriter? Detiver? enfin, peu importe...; voyez-vous, ce qui compte, c'est que pour le succès de notre expérience le décès de cette patiente n'a pas encore été enregistré officiellement... au contraire du vôtre, évidemment... Nous attendons logiquement de pouvoir tirer toutes les conclusions scientifiques de l'opération que vous avez subie pour envisager, avec l'aide du Ministère à son niveau le plus élevé, les solutions juridiques qui pourraient être appliquées à votre situation heu... particulière. D'ici là, nous vous demandons, pour vos propres sécurité et tranquillité d'esprit, d'en quelque sorte incarner Mademoiselle... heu... Devirer, et de surtout ne pas entrer en contact avec sa famille, ni avec aucune personne cherchant à la joindre... Si d'aventure cela se produisait, c'est simple: vous êtes amnésique et vous ne vous souvenez de rien... C'est une règle qu'il me serait d'ailleurs agréable de vous voir adopter avec tout le personnel, à l'exception des brillants spécialistes que vous connaissez déjà, le Dr Stangerston, votre psychologue, le Dr Einstein, votre chirurgien, et les deux infirmières qui vous ont été affectées. Vous devriez trouver cela facile, n'est-ce pas? Cher Monsieur, au nom de tout le personnel de cet établissement, je vous renouvelle mes remerciements et je sais pouvoir compter sur vous! "

Et le directeur tourna aussitôt les talons, me laissant avec mes deux anges gardiens qui ne savaient visiblement plus trop quoi dire... Pour détendre l'atmosphère, je décidai de demander au chirurgien quelques précisions sur l'opération:

-"Docteur, pouvez-vous me dire comment vous avez fait pour rétablir les connexions nerveuses? Je n'aurais jamais cru cela possible!"

Alléché par la perspective de mettre son talent et sa technique en valeur, il me répondit aussitôt, d'un air négligent:

-"Oh ca?" Puis sur le ton de la confidence:"Nous avons mis au point un robot qui se charge en grande partie de ce travail... C'est l'élément clef du projet en fait... Mais tout ça étant top secret, je ne peux pas vous en dire plus..."

-"Je comprends..."fis-je, avec l'air de comprendre. "Et pour loger mon cerveau dans cette boîte crânienne? Je croyais que les cerveaux des hommes étaient plus volumineux que ceux des femmes, ce qui interdisait de pareils échanges?"

-"Ce ne sont que des moyennes...Vous avez juste eu de la chance d'avoir une donneuse compatible: votre cerveau était plus petit que la moyenne et sa boîte crânienne plus large..."

Le moment était bien choisi pour lancer une bonne vieille blague bien acide comme celles dont je raffolais dans ma vie d'avant:

-"Ah merci Docteur, vous me rassurez: j'ai redouté que vous n'ayez dû m'en enlever une partie!"

D'abord interloqué, Le Dr Einstein partit d'un grand éclat de rire qu'il eut du mal à éteindre.

-"Excellent! L'auto-dérision est un excellent signe de bonne santé mentale! N'est-ce pas, Nelly?" demanda-t'il à la psychologue, qui faisait la tronche.

-"C'est ce qu'on dit, Frank..." lâcha le Dr Stangerson d'un air pincé avant de quitter la pièce à son tour.

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