La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE IV


A partir de ce moment, tout sembla se précipiter. A midi j'eus mon premier repas, enfin si l'on peut appeler repas ce brouet qui faisait la transition entre la nutrition parentérale totale (comprenez: par intraveineuses) et un vrai repas tel que ceux dont je gardais le souvenir ému de ma vie antérieure.

Au début de l'après-midi-même, une infirmière arriva pour me délivrer de mes sangles sous la surveillance de la psychologue, qui me rappelait sans cesse que je devais prendre mon temps dans la découverte de la nouvelle réalité qui allait être la mienne. Je pensais en moi-même qu'elle n'avait guère besoin d'insister, car telle était précisément mon intention et serait ma conduite.

La première chose que je fis, lorsque je fus libre de mes mouvements ,fut de porter devant mes yeux mes nouvelles mains. J'étais en fait, malgré ma volonté, si peu préparé à leur taille, leur finesse et le grain de leur peau que lorsqu'elles surgirent de dessous les draps dans mon champ visuel, à dix centimètres de mes pupilles, je crus qu'une femme que je n'avais pas vue s'approcher me faisait la plaisanterie de me montrer les siennes, et j'en tournai la tête de surprise!

Je les apprivoisai cependant bien vite et, pendant de longues minutes ensuite, je ne me laissai pas de les faire tourner, pivoter, virevolter sous mes yeux pour en apprécier tous les aspects sous tous les angles. Puis je remarquai que la psychologue m'observait avec un air amusé et je passai à autre chose, car j'avais aussi très envie de voir ma tête:

-"Et cette glace que vous m'avez promise?" lui demandai-je.

Naturellement, elle n'en avait pas apporté...

-"Oh, je suis désolée, je n'en ai pas trouvé; mais vous ferez vos premiers pas avec le kiné, qui vous conduira à la salle de bains, où se trouve un grand miroir. De toutes façons, il faut que vous y passiez, maintenant qu'on vous a retiré la sonde."

Ah oui, flûte, merci Docteur de me rappeler ce léger détail avec délicatesse... D'autres réflexes que de s'admirer par réflexion seraient évidemment à acquérir... Bien que je n'en eusse pas vraiment envie, je finis par essayer de me représenter comment les choses allaient se présenter concrètement lorsque ce fut ce moment-là que le kiné choisit pour faire irruption dans la chambre. C'était un grand gaillard abominablement musclé dont on pouvait légitimement se demander comment il faisait pour ne pas casser en deux ses patients au premier geste.

Après les présentations, il m'expliqua posément ce que nous allions faire; a priori le programme était simple: quitter le lit en se mettant debout, aller jusqu'à la salle de bains et revenir se coucher... Facile!, pensai-je. C'était très surestimer mon état: alors que je pensais que cela prendrait cinq minutes, ou dix tout au plus, il me fallut en réalité un peu plus d'une heure...

En effet, je mis déjà un quart d'heure à sortir du lit: en théorie, il suffisait de pousser les jambes dans le vide, pivoter sur moi-même, m'asseoir sur le bord du lit, poser les pieds par terre et me dresser comme tout homo erectus, enfin plutôt comme la "mulier erecta" que j'étais censée être dorénavant. Sortir les jambes du lit fut assez facile; m'asseoir le fut moins, d'abord parce que mes articulations semblaient un peu rouillées et aussi parce que mon buste prit dans cette position tout son volume et tout son poids, et qu'il me semblait qu'à chaque mouvement il allait se détacher de moi, ce qui me perturbait considérablement. Sans compter que j'avais du mal à doser la force de mes gestes, toujours trop importante: Je comprenais mieux pourquoi on ne cessait de me déconseiller toute brusquerie...

Quant à me mettre debout et marcher... Ce fut un véritable calvaire! Si les centres de rééducation disposent de lits qui peuvent se dresser à la verticale pour aider le malade qui a perdu l'habitude ou la capacité de la station debout à la retrouver, ce n'était malheureusement pas le cas du mien. Au début, mes jambes se refusaient même totalement à me supporter, et plus d'une fois le kiné me rattrapa juste avant la catastrophe. Quand j'y parvins enfin, ce fut toute une affaire que de faire un pas (qui a osé dire que c'est toujours le même que l'on recommence, comme si c'était si simple?) et encore le fis-je avec une raideur insigne, bras dessus bras dessous avec le kiné... et cela n'avait rien d'un flirt, je vous prie de le croire...

Quand je parvins enfin à la salle de bains, j'étais pratiquement en nage dans la chemise de l'hôpital; mais cela en valait la peine, car le fameux miroir tant espéré était là, à un mètre, au dessus du lavabo. J'avançai vers lui les yeux baissés, toujours soutenue par mon cavalier de l'après-midi, auquel je demandai, quand je fus aggripée à la console, s'il voulait bien me laisser seule, ce à quoi le Dr Stangerson acquiesça d'un hochement de tête.

Après qu'il eut quitté la salle de bains et refermé la porte, je pris mon courage à deux mains et relevai lentement les yeux pour découvrir mon double. Peut-être avez-vous déjà connu la déconcertante expérience de vous retrouver face à quelqu'un d'amnésique, par exemple, qui ne vous reconnaît pas alors que vous étiez des familiers, voire des amis de toujours? Si désagréable qu'elle soit, cette expérience est mille fois moins troublante que celle de vous trouver face à un reflet qui n'est pas le vôtre.

Le Dr Stangerson n'avait pas menti: ce reflet que je ne pouvais pas encore tenir pour le mien était effectivement une jolie jeune femme; à peu près l'exact inverse que ce que je n'aurais jamais imaginé être un jour. Mon reflet n'avait malheureusement pas de cheveux assez longs à mon goût; il avait été certainement été tondu, d'abord pour scier la boîte cranienne, à en juger par la cicatrice qui faisait le tour de ma tête et que je pouvais encore sentir sous mes doigts, et ensuite pour surveiller son évolution. Mais aux mèches de plusieurs mois déjà fort bien avancées, je pouvais lui imaginer une belle chevelure blonde.

Moi qui n'avais plus du tout de cheveux dans mon ancien état, je pensai ironiquement que pour m'accoutumer plus facilement au nouveau je n'aurais qu'à me teindre en brune! Je m'adressai un clin d'oeil pour vérifier si mon double était d'accord. Il l'était; ses yeux étaient verts. C'était d'ailleurs merveille que de voir cette femme imiter le moindre de mes gestes comme si nous avions été des complices de toujours, ce que j'avais toujours désespérément attendu.

Ma poitrine commençait à me peser et le désir me vint d'examiner comment elle était faite, qui en resta là, contrarié par le sentiment qu'elle ne m'appartenait pas encore tout à fait et que je n'en avais donc pas le droit. Je me contentai d'en timidement éprouver les contours de mes mains, ce qui me fut largement suffisant pour en découvrir les ressources voluptueuses et comprendre que Tirésias avait mille fois raison de contredire Héra.

Quant au bas, qui représentait sans aucun doute pour moi le changement le plus radical, et pour lequel j'aurais donc logiquement dû manifester le plus d'intérêt, je ne pus me résoudre à relever ma chemise de nuit pour me le rendre plus familier. Il m'aurait paru commettre là pour le moins une monstrueuse indiscrétion aussi contraire à ma nature qu'à mon éducation, et je jugeai qu'il serait bien suffisant d'en connaître le strict nécessaire à l'accomplissement des fonctions les plus vitales, dans une occasion qui devait bientôt surgir.

Car après tout cela, en effet, je dus passer, comme le Dr Stangerson l'avait prédit, à des expériences plus prosaïques, passage hélas obligé de tous les films et romans de transformation, et que pour cette raison je n'aborderai pas plus avant, sauf à dire que la chose n'est pas d'un exercice des plus pratiques, enfin bien moins que j'en avais l'habitude, mais qu'évidemment on ne peut pas tout avoir.

Rajustée, tenant à peine sur mes jambes, j'appelai pour qu'on m'aide à sortir de la salle de bains et le kiné vint me secourir immédiatement. Je dois avouer qu'il me porta plus qu'il ne me guida, tant j'étais fatiguée, et aussi troublée par le fait d'avoir vu dans le miroir la fille à laquelle je devais la vie. Les pensées les plus confuses se mélangeaient dans mon esprit et ajoutaient à ma fatigue. Il me semblait tantôt, par exemple, que j'avais le devoir de reprendre sa vie là où elle l'avait laissée, tantôt d'avoir à sublimer la mienne pour rendre hommage à son sacrifice... Quand je parvins à mon lit, j'étais comme assommée, et j'eus tout juste le temps d'assurer à la psychologue que tout s'était bien passé et de lui déclarer que je voulais dormir quelques heures avant d'aussitôt sombrer dans un sommeil des plus profonds.

Comme on peut s'en douter, les rêves que je fis lors de cette sieste furent des plus troublants. Non parce que j'y étais habillée en femme, ce qui s'était produit de très nombreuses fois dans le passé, mais parce que je savais que j'étais une femme, ce qui avait été beaucoup plus rare. Je ne savais pas qui j'étais et les scènes qui se présentèrent auraient pu appartenir à la vie de n'importe qui. Je marchais dans la rue, je prenais le métro, je saluais des inconnus dans un grand bâtiment. J'avais un travail désespérément ennuyeux auquel je ne comprenais rien, et qui nécessitait de grands tableaux informatiques sur ordinateur.

La fin du rêve fut assez déplaisante: j'étais chez moi, dans un endroit inconnu, et je lisais une lettre que je connaissais par coeur, mais dont je ne peux me souvenir; c'était juste une lettre terrible qui me submergeait d'émotion. Je finissais par poser la lettre en évidence sur un meuble et je me dirigeais vers une porte qu'il ne fallait surtout pas que j'ouvre... j'hésitais... puis je décidai de l'ouvrir et aussitôt qu'elle se fût ouverte, sans même que j'aie le temps de voir ce qui se trouvait derrière, quelque chose d'épouvantable se produisait... provoquant mon réveil.

J'étais en nage. Il était déjà sept heures du soir et la chambre vide qui était devenue mon domaine était plongée dans une semi-obscurité.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Chapitre précédent Retour Suite de l'Histoire