La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE III


Le lendemain, ou quelque jour que cela pût être, je m'éveillai à nouveau; Cette fois mes idées étaient claires, à peine troublée par une sentation étrange, point ressentie depuis longtemps: la faim! J'étais, hélas, toujours attaché, mais je n'avais plus la tête emmaillotée de bandages et, percevant une présence, je réussis à la tourner légèrement pour découvrir une femme en blouse blanche assise à mon chevet, qu'il me sembla avoir vue lors de mon précédent éveil, et qui compulsait ses notes.

C'était une femme blonde d'une cinquantaine d'années, impeccablement coiffée en carré et qui portais de grosses lunettes d'écaille. Elle tournait et retournait ses feuillets sans s'apercevoir que je la regardais jusqu'à ce que, par accident, elle croise mon regard et me gratifie d'un grand sourire qui me mit en confiance, bien qu'il parût fort professionnel.

-"Ah vous êtes réveillé... C'est bien... Je suis le Docteur Nelly Stangerson, votre psychologue..."

N'ayant guère envie de parler, je battis des paupières en signe d'assentiment. Après un temps, elle posa ses papiers sur la table de chevet et reprit la parole.

-"Vous vous souvenez peut-être que vous avez eu un accident... un très grave accident... votre voiture a été prise entre deux camions, et à ce qu'on dit il n'en est pratiquement rien resté... Vous avez eu beaucoup de chance qu'on ait pu vous récupérer..."

Des images issues de ma mémoire me repassaient devant les yeux. Oui, tout cela, je le savais, puisque j'y avais assisté, et même assisté de haut! Je la laissai poursuivre.

-"Comme vous l'a dit le chirurgien la semaine dernière [Ainsi c'était la semaine dernière, pensai-je?] vous n'aurez aucune séquelle; mais vous nous êtes arrivé dans un état... critique... très critique... Vous n'aviez plus un os intact... Plus un seul, je vous l'assure..."

Elle marqua encore une pause. Je me demandai un instant si elle attendait des compliments que je devais formuler envers l'hôpital qui avait su me "récupérer" malgré mon état désespéré, et que j'étais d'ailleurs tout prêt à lui donner, mais je sentais confusément qu'elle voulait en venir à autre chose.

-"En fait, la seule chose intacte chez vous était votre cerveau... Vous aviez perdu énormément de sang, vos poumons étaient détruits et votre coeur s'est arrêté très peu de temps après votre admission... Pour être franc, une reconstruction complète était totalement impossible..."

Impossible? Mais alors comment avaient-ils fait? songeai-je. Je brûlai de le savoir, à dire vrai non sans quelque inquiétude. D'ailleurs le Dr Stangerson semblait regarder de côté et dut visiblement se reprendre pour soutenir mon regard interrogateur.

-"Alors, comme vous n'aviez rien perdre, n'est-ce pas... nous avons tenté une opération de la dernière chance... une technique... expérimentale..."

Elle s'arrêta plus longuement, cette fois, comme pour vérifier que j'avais bien compris tout son discours jusque là. Je clignai vivement des yeux pour lui dire de continuer; ce qu'elle fit, mais en parlant plus lentement et en semblant peser chaque mot.

-"Nous avons donc tenté... disons... une sorte de greffe... Vous comprenez?"

Je ressentis comme un grand froid, des pieds jusqu'à la tête... C'était donc ça! Rien de moins qu'une greffe de cerveau! Non, c'était impossible! Je devais encore être en train de rêver et j'avais assurément fabriqué une fantaisie à partir d'un vieil épisode de Star Trek vu dans ma jeunesse... Mais le rêve ne se dissipa point et le Dr Stangerson continua:

-"Nous avons trouvé... une personne compatible... qui pouvait servir de donneur... donneur de corps... Vous pouvez comprendre que nous avons été pris par le temps, étant donné que votre décès pouvait intervenir à tout moment... Et qu'en fait vous êtes cliniquement mort plusieurs fois... Nous n'avons pas eu beaucoup le choix..."

Décidément, ce n'était plus un rêve mais un cauchemar, et il persistait... Pas le choix? En plus d'avoir mis mon cerveau dans un corps étranger, fallait-il que ce dernier fût difforme, monstrueux voire pire pour que le Dr Stangerson s'embarrassât de telles précautions oratoires? Je voulus parler cette fois, mais une boule dans ma gorge m'en empêcha et je n'émis qu'un faible gargouillement. Il me fallut une bonne vingtaine de secondes, pendant lesquelles elle resta silencieuse, assistant muette à ma détresse, avant que je puisse articuler péniblement:

-"Dites moi tout Docteur, mais vite..."

Elle inspira une bouffée d'air et lâcha donc le morceau:

-"Cette personne... est... ou plutôt était... une femme."

La décharge d'adrénaline fut immédiate. Voulant me relever, j'oubliai jusqu'aux liens qui me maintenaient immobile et me rappelèrent durement à l'ordre. Meurtri, je retombai sur le lit.

-"Vous m'avez mis dans le corps d'une femme?"

-"C'était la seule personne adéquate", reconnut-elle. "Vous seriez définitivement mort sinon..."

Comme on le devine, j'étais totalement ahuri par cette révélation, qui d'ailleurs expliquait tant de choses: cet indéfinissable sentiment d'étrangeté dans mes perceptions, le fait que j'étais étroitement sanglé sur mon lit, sans doute pour m'empêcher de me rendre compte par moi-même de mon nouvel état... et en plus il avait fallu que cela m'arrive à moi... Signe du destin? Je demeurai perdu en mes pensées et en oubliai presque la présence de la psychologue qui pourtant me scrutait avec attention les yeux par-dessus ses verres. Quand je m'en aperçus enfin, je demandai:

-"Elle est comment? Enfin, je veux dire: je suis comment?"

Il me sembla qu'elle marquait une légère surprise, mais reprit ses papiers pour donner quelques renseignements:

-"C'est...Vous êtes... une jeune femme de vingt-cinq ans, blonde, plutôt jolie, assez grande... elle travaillait dans un cabinet comptable"

Vingt-cinq ans... Moins de deux fois mon âge au moment de l'accident...C'était pratiquement comme si je recommençais une vie...

-"Que lui est-il arrivé?" demandai-je encore.

-"Ah, je suis navrée, ne m'en veuillez pas mais nous ne sommes pas autorisés à révéler ce genre d'informations..."

-"Ah, tant pis... Je peux voir?"

Le Dr Stangerson sembla chercher quelque chose et se retourna vers moi l'air dépité:

-"Bien sûr... mais il vous faudra patienter un peu, car nous n'avons pas de glace dans la chambre, je vous en apporte une à ma prochaine visite, demain."

-"Mais je suppose que vous aller aussi m'enlever ces sangles? Alors je peux me lever et aller dans la salle de bains?"

-"Oui, on va vous les enlever, bien sûr; mais pour ce qui est de vous lever, c'est plus délicat: voyez-vous, après environ un an allongé, il va vous falloir réapprendre à marcher... et même à vous tenir debout... pensez que que vous vous retrouvez dans un nouveau corps qui fait moitié moins de poids que l'ancien et dont vous ne connaissez ni les capacités ni les réactions... Un kinésithérapeute passera cet après-midi avec moi pour vous prendre en charge..."

Un ange passa, ce qu'il avait d'ailleurs de mieux à faire dans ce lieu où les sexes n'étaient plus trop définis... La psychologue était toujours là, à épier mes réactions et je lui demandai:

-"Vous restez avec moi? Je suppose que c'est pour voir si je vais me jeter par la fenêtre?"

-"Eh bien... on peut dire ça comme ça... Dans votre situation les patients peuvent réagir de façon très différente... et parfois très brutale..."

-"Eh bien rassurez-vous, je ne me jetterai pas par la fenêtre, je peux vous l'assurer!"

-"Je vois ça... Vous semblez bien prendre les choses... Je peux vous demander ce qui vous fait les accepter si facilement?"

-"Non, non..." fis-je, légèrement amusé.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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