La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE II


Mais un jour, sans savoir comment, je me retrouvai dans une lumière douce dans laquelle je ne distinguais rien, en même temps que je m'aperçus ne plus pouvoir bouger. Et j'avais beau penser à des endroits dans lesquels j'avais envie d'aller, rien ne se passait : je demeurais piègé, prisonnier sans même savoir de quoi. Au prix de beaucoup d'efforts physiques, dont j'avais perdu l'habitude, je réussis à bouger un peu les doigts, les mains, les bras, les jambes, les pieds, tout ce dont je récupérais la sensation et la conscience... Il me sembla sur le moment être attaché.

Les sens me revinrent peu à peu également, bien amoindris par rapport à tout ce que j'avais vécu auparavant : l'odorat, d'abord, qui reconnut tout de suite une forte odeur de détergent industriel. L'ouie ensuite : des pas résonnaient au loin, sur un sol dur, accompagnés de bruits de roulements. Des portes doubles montées sur ressorts grinçaient après un choc puis battaient follement dans le vide. Plus près de moi, à une si faible distance que j'en fus alarmé, quelqu'un, que je ne pouvais pas voir mais qui sentait le savon, se tenait là, respirant faiblement, remuant ce qui semblait être des instruments métalliques, et sans tenir nul compte de ma présence.

A vrai dire, je crus alors être encore endormi et avoir rêvé que je me réveillais, victime d'une "paralysie du sommeil" comme cela m'était déjà arrivé plusieurs fois dans ma jeunesse. Je tâchai de calmer mon coeur, qui semblait prêt à s'emballer, et mon cerveau, au bord de la panique, en respirant doucement à fond plusieurs fois, ce que je n'avais pas fait depuis des lustres, et en me répétant qu'il suffisait d'attendre.

J'attendis en comptant patiemment les secondes, mais j'arrivai à 380 sans que rien ne se fût produit, à part un désastreux affûtage de mon imagination.

Jugez de mon désarroi : Etais-je dans la chambre de mon petit studio et était-ce un cambrioleur ? Mais dans ce cas pourquoi n'était-il pas plus discret ? Non, n'étais-je pas ce jeune adolescent qui venait d'obtenir son baccalauréat et l'avait fêté la veille avec ses camarades dansla maison de campagne de ses grands-parents qui la lui avaient prêté pour l'occasion ? L'un d'eux venait il de se réveiller ? Etait-ce un proche venu me rendre visite, à moi, pauvre célibataire ? Mais comment était-il entré ? Et que faisait cette personne ? Car je ne me souvenais de rien dans mes chambres successives qui pût produire ces discrets tintinabullements.

J'étais assailli par les souvenirs qui me venaient en désordre et je me rendais bien compte d'être totalement perdu. Il me vint alors l'idée, soufflée par des souvenirs de rêves, que j'avais pu avoir un malaise ou un accident, qu'on m'avait reconduit chez moi et que cette personne étrangère était quelque médecin. Oui, à la réflexion, je me souvenais d'une ambulance, de son gyrophare bleu et de sa sirène, qui filait à toute vitesse pour une destination inconnue et dans laquelle je me trouvais, sans d'ailleurs savoir pourquoi.

Je voulus parler, dire "Excusez-moi, mais où suis-je ?", mais je ne réussis à émettre qu'un grognement qui me surprit et m'inquiéta. A bout de nerfs, je hurlai un cri désespéré provenant si fort du fond de ma gorge qu'il me sembla vomir.

J'entendis la personne cesser de remuer ses instruments et la sentis me prendre les mains. C'étaient de froides mains de femme ; une infirmière, peut-être ? Et elle me demanda, d'une voix tout à fait féminine :

-"Vous m'entendez ? Si vous m'entendez, serrez-moi les mains deux fois".

Je m'empressai d'obéir. La supposée infirmière se mit à courir vers la porte, sans doute pour prévenir quelqu'un, mais se ravisa aussitôt, revint à mon chevet pour me dire "Vous allez bien ! Je reviens tout de suite ! Je vais chercher le médecin !" et repartit de plus belle.

J'étais donc dans un hôpital : mon hypothèse était confirmée. Peut-être avais-je été gravement blessé ? Je ne sentais rien de particulier, je pouvais même bouger un peu mes membres, quoi que je sentisse toujours, et très nettement cette fois, qu'ils étaient attachés. Sous le sceau de cette inquiétude, j'eus peur de devoir me remettre à compter dans le vide, mais je n'en eus pas le temps : moins de trente secondes plus tard, plusieurs personnes entrèrent, je devrais plutôt dire, se précipitèrent dans ma chambre et m'entourèrent.

Une nouvelle voix se fit entendre, jeune, forte, masculine, bien posée. Assurément celle d'un médecin, qui en a vu d'autres et chez qui le spectacle d'un homme à trois têtes ne provoquerait qu'un léger haussement de sourcils, et encore, d'un seul côté.

-"Vous allez bien !" me confirma cette voix. "Vous avez eu un accident, mais rassurez-vous, tout va bien : vous n'avez perdu aucune fonction... Vous reprendrez une vie tout à fait normale..."

En même temps, je sentais quelque chose s'affairer sur mon visage. Et soudain mon oeil gauche vit : l'infirmière avait découpé un bandage qui le recouvrait. L'oeil droit suivit aussitôt. Cette chambre d'hôpital bénéficiait d'une lumière très adoucie, mais dont la blancheur éblouissante, favorisée par la teinte des murs et du mobilier, me fit cligner des yeux.

L'infirmière aux mains gelées était blonde. Je ne parvins pas à lire son nom sur sa blouse. Quant au médecin, on voyait tout de suite que ce n'était pas un interne ordinaire : c'était un homme qui paraissait jeune, mais qui mettait dans tous ses gestes professionnels l'autorité de sa fonction. Il tâchait de me rassurer en me répétant d'une voix douce et mesurée, tout en contrôlant les appareils invisibles pour moi auxquels j'étais relié, et scrutant notamment mes pupilles et mon pouls, que tout était normal, parfait, idéal, et même mieux que cela.

J'aurais bien voulu savoir ce à quoi j'avais échappé et qui m'avait conduit là, mais mes idées n'étaient pas encore assez claire pour saisir l'occasion de l'interroger. Et d'ailleurs, la grande fatigue que je commençais à ressentir m'en dissuadait assez. Il fallut attendre que le médecin eût fini son examen, m'eût adressé un sourire de circonstance et me demande, peut-être inquiet de mon absence de réaction :

-"Vous m'entendez bien ?"

J'ouvris alors la bouche et lançai un "Oui Docteur" qui me parut des plus étranges, comme si quelqu'un eût parlé à ma place. Le médecin, qui semblait avoir tout prévu, me tranquillisa aussitôt d'un geste :

-"Il se peut que vous ayez du mal à parler... c'est passager ! Vous avez été intubé pas mal de temps...

Puis, comme il sentait certainement que c'était son devoir, il se pencha vers moi sur le ton de la confidence.

-"Voyez-vous... Comme vous l'avez peut-être oublié (en fait, je n'en savais plus rien du tout), vous avez été victime d'un accident... Un accident de voiture... Un très grave accident... Quand on vous a ramassé, vous étiez littéralement en miettes... on a dû vous plonger dans un coma le temps de... vous réparer..."

Il attendit quelques minutes pour me laisser le temps de réaliser... Et je revis dans une sorte d'éclair l'amas de tôle qu'était devenu ma voiture et au-dessus duquel j'avais rêvé planer un moment.

-"Combien de temps, Docteur ?" demandai-je alors de cette même voix de carton que j'avais déjà entendue et qui finit en chuchotement.

Sa voix se fit encore plus douce, ce qui ne laissait rien présager de bon.

-"Ca nous a pris presque un an... Mais maintenant vous êtes... d'aplomb. Mes confrères vont s'occuper de vous faire réintégrer une vie normale..."

Il enchaîna en me présentant les personnes qui venaient d'arriver dans la chambre. Il y avait deux infirmières et trois internes, dont une femme ; mais la nouvelle vague de fatigue que causait cette reprise de contact avec la réalité m'envahit avec tant de force que je n'entendis même pas tout cela en entier. Je replongeai sur le champ dans un sommeil agité, où je me voyais prisonnier d'un cercueil de verre que sept porteurs acheminaient sans s'émouvoir de mes véhémentes protestations vers un broyeur géant.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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