La fille sur la civière

par Michèle Anne Roncières

CHAPITRE I


C'était un jour ordinaire, à ceci près qu'au lieu du métro j'avais exceptionnellement pris ma voiture, car au lieu de me rendre à son siège, je devais me rendre en province pour intervenir sur le matériel informatique d'une succursale de la firme qui m'employait.

A la sortie de Paris, un gros camion de livraison de béton me suivait déjà d'assez près depuis pas mal de temps lorsque j'abordai un dernier carrefour, juste avant l'autoroute. Le feu était vert. A cause des immeubles qui en masquaient la vue, je ne vis pas un autre camion, un camion-benne, lancé à toute allure et qui s'apprêtait à griller le sien, sans doute, comme trop souvent, pour ne pas avoir à jouer des vitesses.

Il était impossible de l'éviter et je me dirigeai droit contre son flanc qui me barrait la route. S'arrêter à temps était également impossible au camion qui me talonnait.

Ce qui se produisit alors dépasse tant l'imagination que la réalité: le temps se mit à ralentir de telle sorte que j'assistai pleinement conscient à l'accident qui était en train de se produire. Chaque seconde était multipliée par cinq au moins. J'eus le temps de me livrer à toutes les spéculations possibles pour limiter les dégâts: et si j'essayais de taper ici plutôt que là? Je freine, ou pas? Quelle meilleure position adopter pour être blessé le moins possible? Et quand le choc se produisit enfin, j'assistai de la même façon à la déformation des tôles au ralenti: le capot d'abord, du bord extérieur jusqu'à l'habitacle, puis les montants de celui-ci et enfin les portes avant.

Mais une autre surprise m'attendait: je me retrouvai soudain, sans savoir comment j'en étais sorti, à l'extérieur du véhicule, et, comble de l'incroyable, au-dessus de celui-ci. De la même manière, je regardai de là-haut l'écrasement progressif de ma voiture par les deux mastodontes, jusqu'à ne plus former qu'une espèce de cube grossier et hirsute. Je savais que la toupie, dont la prochaine éventration ne faisait aucun doute, laisserait échapper son béton sur ma voiture et je me souviens avoir pensé avec un certain amusement qu'un artiste contemporain pourrait récupérer l'épave pour une exposition en la baptisant "Tchernobyl"!

Ma deuxième pensée face à ce spectacle fascinant fut "Heureusement que je me suis sorti de là!". Car je n'avais aucun doute sur le fait que, bien que je flottasse dans l'air, j'étais vivant et entier: Cette lévitation me paraissait aussi naturelle que bien des événements qu'on vit en rêve et qui n'y attirent pas davantage notre attention.

Je décidai même de profiter de celle-ci pour faire le tour de l'accident toujours en train de se produire, et en admirer la vue sous tous les angles. Toujours flottant, et avec une aisance que je ne me connaissais pas, je me déplaçai ainsi d'abord sur les côtés de ma voiture, avec l'idée de m'y apercevoir, ce qui me fut impossible, les glaces et le pare-brise étant en cours d'éclatement en mille morceaux; puis d'une cabine à l'autre, où je me rendis compte que je connaissais tout des chauffeurs: leurs noms, prénoms, âge, vie, absolument tout mieux que si j'avais été eux-mêmes.

Le conducteur de la benne n'avait tout simplement pas vu que le signal était au rouge, occupé qu'il était à ramasser le bouquin qu'il lisait pendant les arrêts, et qui était tombé sur le sol lors du dernier redémarrage, une dizaine de secondes plus tôt. Il n'avait pas encore réalisé ce qui se passait, projeté à son tour sur le plancher par la violence du choc. Il s'en tirerait néanmoins, avec quelques fractures.

Celui de la toupie était en retard pour livrer son béton sur un grand chantier. Il était coutumier du fait et savait qu'il serait licencié pour faute s'il n'arrivait pas à temps cette fois-ci, ce qui le poussait à commettre toutes les imprudences. Il était sur le point de traverser le pare-brise et d'aller s'écraser sur la paroi du camion-benne avant de retomber sur les arêtes des entrailles de ma voiture, ce qui lui serait fatal. J'aurais pu me dire que c'était bien fait pour lui, mais non: son sort m'attrista profondément et je regardai ailleurs.

Les deux employés municipaux qui se tenaient sur les marchepieds du camion-benne étaient déjà en plein vol, avant un atterrissage sur le bitume qui ne leur provoquerait que quelques contusions sans gravité.

Et moi? Mystère! Etais-je bête! La question était sans objet puisque j'étais précisément spectateur de tout cela! Je décidai d'aller faire un petit tour autour de l'accident pour en observer les témoins. J'en trouvai assez peu: au-delà d'une vingtaine de mètres, personne ne semblait s'apercevoir de quoi que ce soit. A l'intérieur de ce cercle, les réactions des passants étaient diverses: une dame ouvrait de grands yeux, la main sur la bouche; un homme jetait un regard négligent et blasé; deux personnes semblaient faire un "Oh!" la bouche grande ouverte; un jeune homme en laissait tomber son téléphone...

Parmi les automobilistes, l'unique pensée semblait pouvoir être résumée à: "Flûte, je vais être en retard! C'est bien ma veine!"

J'étais bien entendu très curieux de voir comment les choses allaient se passer après, avec l'intervention des pompiers, de la police, des ambulances, etc. Mais les choses se passaient tellement lentement que, me lassant du spectacle, je m'aventurai plus avant dans les rues alentour, revenant de temps en temps sur les lieux de l'accident pour constater que celui-ci n'avançait guère: il semblait même se ralentir encore entre deux visites.

L'idée me traversa alors de me rendre en Bourgogne, dans le petit village de mon enfance. Il n'y avait guère que quatre cents kilomètres à parcourir et, comme je ne doutais de rien, j'avais tout le temps qu'il me fallait pour y parvenir, même à pieds, Mais à peine avait-je émis le voeu de m'y rendre, que je m'y trouvai instantanément, ce qui me parut tout aussi naturel que le reste.

Oui, j'étais dans la petite cour, devant la maison telle que je l'avais connue dans les années 60, avec sa table de pierre, sa pompe à eau, ses pavés irréguliers léchés par des langues de ciment, sa frêle clôture à deux battants maintenue par une grande barre de fer rouillé... Je remarquai pourtant que tout était extraordinairement net et les couleurs, des arbres, du ciel et de toute chose plus vives qu'elles n'avaient jamais été. Je percevais chaque détail avec une acuité et un réalisme incomparables qui me faisait regarder toute chose avec émerveillement.

M'étant retourné pour balayer la cour du regard, j'aperçus au milieu d'un gros tas de sable un enfant qui était incontestablement moi-même. Je m'approchai de lui, mais, occupé comme il était à faire glisser sur le sable son jouet, une réplique en plastique gris d'un fourgon Citroën "Type H", il ne me remarqua pas et je n'osai le déranger.

Le temps avait repris son écoulement normal: soudain, écartant le rideau de porte à lanières colorées, ma mère d'adoption parut sur le seuil de la maison, une assiette à la main, dans laquelle se trouvait une part de gâteau. C'était bien elle, je la reconnaissais parfaitement, bien qu'elle fût morte depuis quelques années, et pourtant jamais je ne l'avais vue si vivante: elle me sembla transformée; je ne fus pas long à ressentir que cela était dû à tout l'amour qu'elle avait pour le petit garçon, et j'en fus profondément bouleversé, comme il arrive parfois dans les rêves, lorsqu'une émotion presque insupportable d'intensité vous ébranle de fond en comble.

Je réalisai comme était loin la dernière fois que je l'avais vue, que je lui avais parlé, que je l'avais embrassée, et je profitai de ce qu'elle se tenait immobile à côté du petit garçon, attendant que celui-ci secoue le sable qui s'était étalé sur ses vêtements, pour lui donner sur la joue le baiser de son fils. Il sembla aussitôt que ce baiser s'étendit à toute la scène et même à travers tout l'univers, remplissant de vie et de couleur chaque être et chaque chose à partir de l'épicentre que nous formions tous deux, au point que, sentant mon coeur se gonfler démesurément au fur et à mesure de cette propagation, je ressentis le besoin absolu de changer de décor pour calmer son emballement.

A partir de là, je commençai à errer sans fin dans des tableaux de ma vie passée. Je revis des lieux où je n'avais été qu'une seule fois, enfant, même bébé et je les reconnaissais sans difficulté. Je revis des centaines de personnes, des gens morts depuis des lustres tels que je les avais connus, et des vivants tels qu'ils avaient été; peu importait qu'ils aient été proches de moi ou non, car nous étions tous liés les uns aux autres par un lien invisible mais réel, et je savais leurs noms, même si, par exemple, je n'avais fait que les croiser sous les arcades de Louhans dans le seul voyage que j'y fis jamais, lorsque j'avais à peine cinq ans.

Je revis ou revécus mes voyages avec mes copains, l'école, le collège, le lycée, l'université... rien que dans des moments suprêmement heureux, comme lors de cette folle soirée thématique de promotion entre étudiants où, les filles déguisées en garçons et les garçons habillés en filles, j'avais chanté devant un public conquis le duo d'Offenbach dans La Perichole "le muletier et la jeune personne".

De temps en temps, mais de moins en moins, je pensais à l'accident qui était toujours en train de s'accomplir quelque part dans l'espace et le temps, et je me disais de plus en plus qu'il serait bien temps d'y retourner plus tard. J'avais l'impression d'être ce roi du conte indhou qui vit en toute conscience toute une interminable existence dans un rêve très bref, et s'en éveille pour reprendre avec stupéfaction le cours de sa vie normale.

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