Némésis

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Les symptômes apparurent très vite: d'abord il me fut impossible d'avaler quoi que ce fût: je me forçai pendant quelques jours, mais tous les aliments me restaient sur l'estomac et j'étais obligé de les vomir tôt ou tard. Au bout de quinze jours, je dus me rendre à l'évidence: je ne pourrais plus jamais me nourrir. D'ailleurs, si étonnant que cela fût, je n'en avais plus besoin: après tout ce temps de jeûne, je n'étais même pas affaibli. Ensuite, je m'aperçus rapidement que je ne pensais plus à rien; à rien du tout. Même pas à Martine. Comme un automate, je me rendais à mon bureau faire le travail de gratte-papier qu'on attendait de moi et que j'accomplissais machinalement. Je rentrais chez moi le soir et m'allongeais sur le canapé, par habitude, pour y passer la nuit; c'était les yeux ouverts, car je ne dormais plus non plus: cela ne me causait d'ailleurs aucune fatigue, puisque je ne ressentais pas mon corps. Je n'avais même pas besoin de réveil: à l'heure voulue, mon corps se levait machinalement, sortait de l'appartement et prenait la direction du bureau.

Avec le temps, le réseau de mes vaisseaux sanguins a commencé à apparaître sous ma peau de manière plus prononcée qu'avant. J'aurais dû réagir, mais je me suis dit que c'était l'âge, de même que le fait que je n'avais plus besoin de me raser, de me tailler les ongles ou de me faire couper les cheveux. Au bureau, les collègues qui avaient commencé à m'éviter depuis plusieurs semaines sans me dire pourquoi, chose à laquelle j'étais d'ailleurs tout à fait insensible, finirent par m'affecter une nouvelle pièce, un obscur réduit où ils ne venaient jamais et sur le chemin de laquelle ils ne pouvaient me croiser. Un jour, cependant, vint dans mon local un de mes chefs qui s'était inquièter de ne plus me voir à mon poste et à qui l'on avait dit que je travaillais désormais là. Il blanchit en me voyant, fut incapable de m'adresser la parole, et s'en alla le nez et la bouche dans son mouchoir.

J'avais beaucoup vieilli, certes, je le voyais bien dans mon miroir: la peau cireuse et desséchée par endroits, les yeux caverneux, la bouche grise... sans compter cette tache verdâtre qui grandissait sur mon abdomen. Quand je reçus le lendemain la lettre de licenciement qui m'interdisait de remettre les pieds au bureau, je décidai de commencer à employer tout ce futur temps vide pour aller voir un médecin.

Je n'attendis pas beaucoup, au cabinet: toutes les personnes qui attendaient leur tour quittèrent la place quand j'y entrai, certaines en hurlant. Je vis bien que je répugnai jusqu'au médecin, bien que celui-ci sût maintenir son air professionnel et me fit entrer sans faire la moindre remarque. Je n'eus pas besoin de lui dire pourquoi je venais: sans mot dire, après avoir mis ses gants, il me prit la tension, la température, fit jouer mes muscles, examina le reste et soupira:

- "C'est incroyable... incroyable.... C'est la première fois que je vois ça... "

- "Qu'est-ce que j'ai Docteur ? "

Il détourna le regard:

- "Tous les signes concordent... Je suis désolé, mais vous êtes mort ! "

- "Mort ? "

- "Tout ce qu'il y a de plus mort... "

- "Mais non, regardez: je marche, je parle, je vois, j'entends... "

Pour toute réponse, le médecin approcha son stylo de mon sexe sec, noirâtre et ratatiné, et exerça dessus une légère ression: il se brisa en deux morceaux, qui tombèrent sur le sol. Puis il s'épongea le front.

- "Vous voyez ? Je suis navré, vraiment... "

Le médecin retourna à son bureau tandis que je tentais de réaliser ce qui m'arrivait.

- "Mais... ", demandai-je encore, que faut-il faire ? "

- "Vous faire enterrer. Et vite... "

- "Mais je ne veux pas ! "

- "Faites-vous incinérer, alors... Vous ne sentirez rien, vous l'avez compris, n'est-ce pas ? "

- "Mais si je continue à être, même si je ne suis plus que cendres ? Ne croyez vous pas que ce sera encore pire ? "

- "Je ne vois pas ce qu'il y aurait de pire que ce que vous êtes... Quoi qu'il en soit, votre place n'est plus parmi nous, je vous assure. "

Il se mit à remplir un papier

" Je vais vous délivrer votre certificat de décès... "

- "Pourquoi faire ? "

- "Je ne sais pas, moi... Allez à l'Institut médico-légal... ou rendez vous chez un entrepreneur de pompes funèbres... "

Il ne me fit pas payer la visite. Je rentrai chez moi avec mon certificat de décès dans la poche, et je m'y enfermai pendant un mois, mourant sans mort, vivant sans vivre, étant sans être. Mon état se dégradait considérablement au fil des jours et de plus en plus vite: mon corps se déformant en même temps qu'il se raidissait; Je devais donc redoubler de précautions rien que pour me déplacer, ce qui était extrêmement difficile, car le moindre choc, contre un meuble, par exemple, eût fait exploser mes chairs pourries et gonflées en Dieu sait quelles horribles projections. J'avais déjà perdu la plupart de mes orteils et j'évitais de me servir de mes doigts qui, d'ailleurs ne pouvaient plus saisir grand chose. Je n'étais décidément plus rien qu'un grotesque et monstrueux cadavre ambulant, au propre sens du terme. Et pourtant... il m'arrivait de regarder le monde extérieur de derrière mes volets, de voir vivre les femmes, passer les amoureux... et la cruelle douleur que je ressentais au tréfonds de mon être me rappelait sévèrement que je n'étais pas suffisamment mort.

(Fin de la deuxième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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