Némésis

par Michèle Anne Roncières

Troisième Partie

Un jour que je regardais ainsi sous mes fenêtres un couple s'embrasser avec la passion éperdue de cette jeunesse qui m'avait échappé, une vague de désespoir inattendu me fit perdre toute prudence: j'eus soudain envie de sortir dans la rue avec rage et de les épouvanter de mon seul aspect à tel point qu'ils en deviendraient fous d'horreur... Je rassemblai toute ma volonté, et fis un tour sur moi-même qui dépassa les capacités de mon corps délabré: je tombai aussitôt sur le sol, cassant la plupart des mes articulations raidies, sur le dos et dans la pose d'un pantin délaissé.

Me relever fut bien entendu impossible... Je voyais, par la lumière de la rue réfléchie sur le plafond, que les jours succédaient aux nuits sans que je puisse rien faire et sans que rien n'arrive. C'était toujours la même chose sur cette sorte d'écran: les raies de la lumière du jour passant à travers les volets s'inclinaient de plus en plus durant la journée, puis disparaissaient lentement pour laisser place à la nuit. Les bruits croissaient puis diminuaient. C'était cela, désormais, le monde pour moi; J'avais presque oublié qu'il existait des fleurs, des oiseaux, le ciel et les femmes: j'avais atteint une sorte de paix, suffisamment proche du néant pour pouvoir l'apprécier.

Jusqu'à ce que... l'inimaginable se produise: Une nuit, pour la première fois depuis longtemps, je ressentis une douleur physique. Quelque chose de vague, d'abord, de tellement vague que je n'y crus pas et que je la laissai grandir avec curiosité. Je n'en pus localiser l'origine, puis j'acquis la certitude qu'elle provenait de mon corps tout entier. Sans avoir le temps de me lamenter sur l'horreur d'une décomposition ultime que j'allais devoir vivre non seulement en pleine conscience mais aussi de toute ma sensibilité physique: je fus soudain envahi par la perception, insupportable, de l'odeur de mon propre cadavre et la douleur devint tellement forte, croissant toujours sans paraître devoir connaître de fin, que je me mis à hurler.

Je criai de toutes mes forces retrouvées, de tout mon être, de toute mon âme devant cette douleur indicible qui me faisait éclater de toutes parts; l'impression de me dissoudre dans un abominable magma de matières putréfiées me poussait à sortir de moi-même comme pour sauver la moindre parcelle de moi-même de anéantissement terrible que j'avais pourtant si souvent souhaité. Cela me sembla durer des heures, dont chaque seconde était pire que la plus inimaginable des tortures. A la fin, brisé, à bout de forces, je perdis conscience et rêvai comme avant ma mort, d'amour, de paix et de beauté.

Quand je me réveillai, je vomis: j'étais là, vivant, bien vivant, recouvert de débris déliquescents, putrides, collants et nauséabonds qui avaient été moi. Révulsé, hurlant à nouveau, je me précipitai instinctivement dans la salle de bains: la douche m'en débarrassa lentement, faisant apparaître, à ma grande surprise la chair tendre, blanche et rosée d'un corps de femme, celui qui était né sous la carcasse en décomposition et qui m'avait rendu et sensibilité et vie.

N'osant y croire, je me détaillai dans la grande glace: Sans aucun doute possible, l'être nu que j'y voyais, c'était moi, une grande femme brune aux yeux verts, adulte, et dont le regard me fit peur à tel point que je reculai, comme si j'avais été encore face à une autre personne. Je me ressaisis bien vite, pourtant, cette femme à l'allure intimidante étant celle-là même que j'avais ressentie en moi depuis mon enfance.

Mes vêtements de femme étaient toujours dans l'armoire de ma chambre: pour m'y rendre, je dus repasser une dernière fois devant l'immonde dépouille que j'avais dû revêtir si longtemps et, bien loin, de m'apitoyer sur ces restes informes et puants, je fus à deux doigts de les piétiner de rage et de rancune. Je m'habillai avec frénésie, d'une sobre jupe noire et d'une veste rouge dont je n'aurais jamais cru qu'elles m'iraient aussi bien un jour, enfin prête à faire une entrée retentissante dans le monde qui avait fait la grave erreur de me rejeter jusque là.

Martine fut assez facile à retrouver. Je me doutais bien qu'elle enseignait toujours la harpe, au Conservatoire où elle avait été élève quand je l'avais connue... et, de là, par l'Administration, j'eus son adresse presque sans la demander.

J'entrai chez elle sous le prétexte de leçons particulières de harpe; Elle était seule dans le bel appartement de son vieux richard, dont elle était le meuble principal: commençant à sortir de mon sac le bas que j'avais apporté exprès, j'admirai les tableaux, les vases, les boiseries, les bibelots, les tapis, et toutes les belles choses dont je ne soupçonnait pas même l'existence. Je commençai à comprendre: comme est dérisoire l'Amour pur d'un vague jeune homme quand on peut avoir tout cela... Et pourquoi être la femme d'un seul homme quand on n'a qu'à passer de l'un à l'autre pour recevoir du suivant ce que le précédent ne peut plus donner ?

Je passai le bas autour de son cou et l'étranglai sans pitié, le plus lentement possible:

" Allons Martine, ", lui répétai-je gentiment tandis qu'elle écarquillait les yeux et luttait à la recherche d'un peu d'air, " quelques minutes d'agonie, ce n'est rien, je t'assure... la mienne a duré plus de trente ans... "

Quand la face bleuie eut fini de râler, je laissai retomber le corps mou sur le sol, quelque peu soulagée mais vaguement déçue de n'être pas plus satisfaite. Je regardai ce qui gisait sur le plancher et qui avait été Martine; un amas de chair flasque dans des tissus coûteux.

" Comme les hommes sont bêtes, décidément ", me dis-je " de tomber amoureux de ça... "

Quand je ressortis de l'immeuble cossu où je venais de tuer mon amour d'Outre-Vie, je me sentais bien, heureuse de vivre. Un homme me sourit en me voyant, auquel je rendis son sourire sans y penser. Dans la rue, cependant, il ne me semblait toujours y avoir que des femmes, et j'éclatai de rire:

" On m'a tuée deux fois ", pensai-je. " Moi, je ne fais que commencer ".

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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