Némésis

par Michèle Anne Roncières

Première Partie

C'était le Printemps, une fois de plus; et une de fois de plus, je me retrouvais assis sur un banc, à regarder les couples qui passaient main dans la main, une fois de plus, une fois de trop. Des hommes avec des femmes; des femmes avec des hommes, et même, une fois ou deux, deux femmes ensemble, si complices, si harmonieuses, si belles, que les regarder me fut insupportable et que je détournai mon regard embué.

Moi, cela faisait trente ans que je venais, toujours à la même époque, sur ce banc où la fille que j'aimais m'avait déclaré, précisément à cette époque-là, que je ne l'intéressais pas le moins du monde. Et je n'avais même pas pu lui prendre la main.

Ca doit être drôle, d'avoir une main de femme dans la sienne: c'est tellement menu, délicat, soigné et doux d'apparence... Et embrasser une femme, ne serait-ce que sur la joue, sur cette peau veloutée qui sent si bon, comment peut-on le faire sans défaillir ?

Assommé par le choc, j'avais regardé Martine; qui s'était levée comme si de rien n'était, partir et disparaître à l'horizon. Comment avait-elle pu rester insensible à l'Amour que je lui portais, si pur, si immense, et tel qu'elle n'aurait rien pu me demander que je n'eusse accompli pour elle sur le champ ? Comment l'être que je désirais et que je chérissais le plus au monde pouvait-il me refuser son âme, sans laquelle il m'était impossible de vivre ? Pourquoi n'avait-elle que faire de la mienne ?

C'était pourtant elle qui m'avait encouragé à me rapprocher d'elle à maintes reprises, dans maintes circonstances: je n'avais pas rêvé tous ces appels auquels j'avais répondu, tous les désirs qu'elle avait exprimés et que j'avais aussitôt satisfaits, toutes les sorties que nous avions faites ensemble ?

Ainsi avais-je appris la dure loi du monde: les hommes tombent éperdument amoureux des femmes qui, incapables de rien éprouver, ni la grandeur, ni la beauté, ni la force de ce qu'elles nous inspirent, choisissent dans le tas de leurs soupirants, au gré de leur caprice du moment, et selon leur intérêt, l'être privilégié qui sera leur patûre.

Comme frappé par la foudre, j'étais resté resté sur ce vieux banc de bois jusqu'à une heure avancée de la nuit: que m'importait d'aller ailleurs, désormais, puisque je n'avais ma place nulle part ? Le reste, je ne m'en souviens pas: j'avais fini par m'évanouir et, au petit matin, des policiers en patrouille m'ont découvert et expédié à l'hôpital, où je restai une heure avant d'être reconduit chez moi.

Le temps a passé... le jeune homme devint un homme tout court, cédant ensuite la place à l'homme mûr, qui vieillit seul dans l'appartement vide qu'il n'a jamais pris soin de meubler, et dont il ne sortait que pour se rendre à son bureau, accomplir le travail minable qui le faisait vivre. Dans mes armoires, des vêtements féminins attestaient qu'il m'arrivait d'être à moi même ma propre femme, l'âme attendue, celle que je ne pouvais rencontrer et que je sentais en moi. A ces moments-là, mon esprit vacillait et j'étais à la fois l'amoureux et sa promise, l'amant et sa partenaire. Je me crus fou longtemps, jusqu'à ce que je dusse admettre que cela n'avait aucune importance et que je ne trouverais jamais dans la réalité celle qu'il me fallait tant. D'ailleurs, seul mon coeur était resté intact, comme préservé, figé, momifié par la violence de ce que j'avais subi.

Tous les ans, à la même date, cependant, je revenais sur le banc maudit comme en pélerinage, et peut-être aussi avec l'espoir secret enfoui en moi que Martine reviendrait au rendez-vous me dire qu'elle s'était trompée, ou mal conduite, ou qu'elle comprenait enfin, bref, qu'elle serait désormais à mes côtés et pour toujours...: s'il m'avait fallu attendre vingt ans de plus avant que cela se produisît, et même en eussè-je dû mourir de bonheur, je l'aurais fait. Avais-je le choix ? Je ne savais d'ailleurs plus rien faire d'autre que d'attendre ce triste anniversaire, qui devait chaque année ou prolonger mon agonie d'un an, ou bien me faire renaître, attente toujours déçue jusque là.

Et, précisément, vint le jour où, regardant dans la direction que Martine avait prise trente ans plus tôt, je crus discerner son allure, puis sa silhouette et enfin ses traits. C'était bien elle, un peu changée, bien sûr, mais si peu que je n'aurais pas pu ne pas la reconnaître. Elle était peut-être même plus belle qu'autrefois, son visage ingrat de jeune fille méprisante ayant acquis par l'effet de l'âge la dignité bourgeoise d'un marbre antique.

A son bras marchait un homme, évidemment, un vieux barbon pétri de bêtise satisfaite et qui se déplaçait avec la solennité d'un ventre bien repu. Le regard de Martine croisa le mien par hasard; Je vis bien que je l'intriguais un peu, puis de plus en plus au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de moi; enfin, je vis sur son visage étonné qu'elle m'avait reconnu à son tour et qu'elle se souvenait. Qu'avais-je attendu au fond ? Que pouvais-je espérer après tout ce temps ? Un simple sourire, un battement d'yeux, un regard un peu appuyé... Je lui aurais tout pardonné pour un frémissement de cils.

Elle détourna les yeux, et tourna la tête juste quand ils passèrent à ma hauteur. Je la vis qui parlait à l'oreille du barbon. Peut-être lui chuchotait elle qu'elle avait quelque chose à dire à l'homme assis sur le banc ? Le priait elle d'aller l'attendre à la maison le temps qu'elle lui parle ? Ou même, tant pis, qu'elle ne serait pas longue et qu'elle le rattraperait en chemin ?

Je n'entendis que leurs rire sonores. Pour la deuxième et la dernière fois, j'eus le coeur transperçé comme par un poignard de glace. Et tandis que j'agonisais sur ce banc, ils s'éloignèrent petit à petit, la main à la taille, la tête sur l'épaule, sans même se retourner.

(Fin de la première partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Retour Seconde partie