La fille dans le miroir

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Six ans plus tard, mon système est bien perfectionné: j'alimente ma garde-robe par de fréquentes expéditions nocturnes dans le sous-sol de l'immeuble, qui satisfont mon besoind'exister.

D'abord, vers minuit, je retire de derrière les tiroirs de mon bureau une jupe, un collant marron, un soutien-gorge, un chemisier, un collier, et un bracelet. J'ai rassemblé aussi dans une vieilletrousse des tubes de crème et de fond de teint non terminés, des pastilles de fard à paupière (Je préfère toujours le vert, mais il n'en reste plus que sur les bords), et denombreux tubes de rouge à lèvres, de nuances diverses (j'ai un faible pour le nacré, et je l'économise). Je passe à la salle de bains pour un brin de maquillage, et c'est là, tous les soirs, que le miracle se produit: dans la glace, ce n'est plus moi et c'est à nouveau moi. Je revis pour quelques heures. J'adore regarder mon nouveau visage, je me fais les yeux doux, je m'aime...

Depuis quelques mois, sous prétexte d'économies, je ne vais plus chez le coiffeur et je porte des cheveux suffisamment longs pour tenir derrière les oreilles pendant le jour. La nuit, il me suffit de les dégager pour être coiffée "à la garçonne" ! C'est mieux que rien. C'est capital. Je suis une mignonne brune aux yeux verts.

Il est temps de sortir: dans le placard de l'entrée, je prends les clefs de l'appartement et des sous-sols; Pas question de prendre l'ascenseur: je pourrais m'y retrouver coincée. Je descends par les escaliers, en écoutant bien qu'il ne vient personne. L'exploration est longue: je passe un par un les huits locaux à poubelles qui communiquent par un dédale de couloirs aux murs bruts et faiblement éclairés par les veilleuses. Bien entendu, je n'allume jamais la minuterie: sondéclenchement éventuel me prévient d'une présence étrangère et toute proche. Même à cette heure tardive, je peux croiser des gens qui viennent du parking, et j'ai toujours l'ouïe en alerte, qui guette les bruits de pas, les bruits de clefs. Plus d'une fois, j'ai dû précipitamment battre en retraite et, dans le silence absolu, me réfugier dans un autre sous-sol ! Je connais les lieux à la perfection.

Au fil de mes expéditions, mon trésor s'enrichit, car les femmes de ce groupe d'immeubles sont des bourgeoises huppées, qui préfèrent abandonner leurs affaires ausous-sol plutôt que de les donner (heureusement pour moi !): je trouve là des chaussures à talons, des manteaux, plus rarement, hélas, des jupes, des robes et des chemisiers. Encore me faut-il rejeter tout ce qui n'est pas à ma taille. Par contre, pour les sacs à main, je n'ai qu'à choisir dans le tas. Je les fouille tous systémati-
quement, et j'y trouve parfois un poudrier, des fards, des épingles à cheveux, et même des bagues perdues dans la doublure.

Le plus beau n'est pas là: quand j'ouvre le déversoir et que je fais lentement tomber dans la poubelle collectrice le contenu de la gaine, je cours le risque d'être découverte par la concierge, qui finira par être surprise de voir tous les matins son travail effectué. Mais, en récompense, il ne s'écoule pas de mois que je ne récupère, toujours soigneusement emballés dans des sacs en plastique, au moins un soutien-gorge et de nombreuses paires de collants (peu m'importe qu'ils soient troués ou filés !)

Je suis folle de la douce odeur de ces femmes que je croise peut-être le jour et dont je porte les vêtements la nuit. J'ai vite appris que, de tous les sous-sols, tous n'étaient pas également intéressants: au B, il y a une coquette qui se lasse très vite de ce qu'elle porte; Le D et le E sont les meilleurs pour la lingerie. Pour ce qui est du A, du F et du H, cela est aléatoire. Quant au C et au G, il n'y a presque jamais rien. Une nuit, je crois que c'était au B, j'ai même récupéré (quelle chance inouïe !) trois nouvelles perruques: deux brunes, longues, et une blonde, courte. J'avais déjà découvert, chez moi,au fond d'une malle, une perruque brune; mais elle était bouclée, et je l'avais délaissée sans remords. Il y avait aussi de très nombreux bijoux fantaisie, avec les perruques.

Qui sont elles, décidément, ces femmes, ces gaspilleuses, qui dilapident les trésors et les secrets de leur apparence ? A quels drames inconnus, à quels vaudevilles, à quels malaises de vivre dois-je mes propres bonheurs?

Et puis, il n'y a pas que cela: je retire toujours des piles de journaux destinés à la poubelle des numéros de Playboy, Lui, Elle, Marie-Claire, Cosmopolitan, etc... dans lesquels je découpe les photographies des belles femmes de la planète. Les magazines féminins me sont très utiles pour les conseils de maquillage, et je rêve comme une autre devant les mannequins qui défilent dans leurs pages.

Justement, que font-elles, les autres ? Elles invitent des garçons à leurs anniversaires, leur montrent leurs silhouettes toutes neuves, dansent avec eux avec affectation, le temps de les plonger dans le trouble Mais cela n'est pas pour moi, qu'on n'invite jamais. Les filles doivent sentir que je ne suis pas tout à fait comme les autres et me laissent de côté: pour un comme moi, il y en a dix, vingt, trente, qui sont tout prêts à sortir la panoplie de dragueur qui leur plaît tant, à elles, bien qu'elles s'en défendent.

Et pourtant je les aime aussi, moi, même si ce n'est pas de la même façon. Quand j'ai changé d'établissement entre la troisième et la seconde, et que j'ai compris que je ne verrai plus jamais Anne et son gentil sourire, j'en ai pleuré toute la nuit: mon premier chagrin d'amour, absolument énorme et qui n'a pas été totalement effacé. Je ne vais même pas aux "boums" de classe organisées par le lycée, et où il n'y a pas besoin d'invitation: j'y suis resté dix minutes la première fois et je ne suis jamais revenu: je n'aime pas cette musique bête et primitive qu'ils appellent le "disco", je crois; d'ailleurs, je ne sais pas danser.

Comme je ne veux pas rester tout seul dans mon coin, je reste tout seul, peut-être, mais chez moi et sans les autres autour pour me le faire sentir. Ce n'est pas tout d'être ignoré par les filles: je n'aime guère la compagnie des garçons, que je trouve complètement dégénérés; la puberté les travaille, et ils passent tout leur temps à jurer avec obscénité, à raconter des histoires si crues et si incroyablement vulgaires que ce n'est pas même pas de la gêne que je ressens, mais l'impression d'être tombé dans un monde à part et incompréhensible. Un garçon doit il vraiment cracher partout entre deux horreurs ? Et pourquoi les filles semblent elles favorablement impressionnées par de telles caricatures ?

Dernièrement, l'un de mes co-disciples m'a raconté en hurlant de rire comment on dépucelait une tchécoslovaque (en ouvrant un "compte chèques"), et j'en suis resté effaré. Tout juste ai-je pu sourire pour ne pas passer pour trop anormal. Je suis comme perdu: je suis pourtant fondamentalement un garçon, moi aussi, à ce qu'il paraît ! J'ai vu le poil m'envahir peu à peu; j'ai entendu ma voix descendre; j'ai eu d'autres surprises; J'ai pu le constater largement dans les vestiaires du Lycée, je suis physiquement, pareil aux autres (moins musclé, certes, car je ne partage pas non plus leur folie du sport et de la compétition, mais anatomiquement semblable).

Alors, pourquoi ne puis-je décidément pas supporter cet univers qui semble si masculin et totalement dégradant ? Cela vient-il de l'éducation que j'ai reçue de mon père et de mon grand-père ? Ces personnages si intellectuels, si fins et si subtils, et donc peut-être eux-mêmes déjà inadaptés au monde, ont ils oublié, quand ils ont construit l'enfant que j'ai été, de lui révéler certaines laideurs ? L'ont-ils omis ? Mon grand-père, ce professeur autodidacte à la culture prodigieuse, enfant de l'Assistance, qui s'est fait lui même et qui a fait son fils, ce scientifique si haut versé dans la plus abstraite des sciences... Ces dieux ont-ils soupçonné la bassesse du monde avant de disparaître et de m'en prévenir ?

Oui, je suis perdu; et encore j'ai de la chance: l'un de mes co-équipiers de basket est si visiblement inverti qu'il est appelé "Lili" et qu'il se fait sans cesse chahuter, y compris, bien entendu, dans les vestiaires. Les autres garçons, qui se mettent eux-mêmes nus avec une facilité qui medéconcerte, histoire de comparer leurs attributs, n'hésitent pas à le déshabiller et à lui faucher ses affaires. Pauvre Lili: le voir ainsi me révolte, bien qu'il appartienne à un tout autre monde que le mien.

Mais je ne dis rien: prendre sa défense pourrait faire croire aux autres le contraire; seul un "chef" pourrait le faire. Or, je sais déjà que je ne suis ni un esclave ni un chef, mais à jamais un solitaire et un indépendant. Et l'essentiel de mes efforts vise pour l'instant à me déshabiller seul, dans les toilettes (Pourvu que personne ne s'en aperçoive !). Pourquoi donc me sens-je si différent, et en quoi ?

Au Lycée, Martine commence à m'attirer irrésistiblement. Elle n'est pas d'une grande beauté, et d'ailleurs, elle ne plaît pas aux autres, mais elle a ce charme auquel je suis si malheureusement sensible, (je devrais dire, si vulnérable), et qui se grave au fer rouge dans mon coeur. Il ne se passera rien.

(Fin de la deuxième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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