La fille dans le miroir

par Michèle Anne Roncières

Troisième Partie

Le temps passe: je suis étudiant, et plus seul que jamais. Mes anciens camarades de lycée ont choisi des voies différentes de la mienne: les sciences, la musicologie, les arts plastiques, les lettres... ils se sont dispersés et je ne les vois plus; car je suis inscrit en Faculté de Droit.

Les étudiantes n'ont plus rien de commun avec les lycéennes; c'est visible: elles sont plus mûres, plus décidées, plus belles aussi. Elles savent s'habiller, se maquiller, se mettre en valeur... J'ai vu dans des statistiques que plus de la moitié d'entre elles avaient des rapports sexuels réguliers avec des garçons. Mais avec lesquels, grands dieux ? Où est celle qui m'attend ? Quelle est celle qui viendra enfin à ma rencontre? Ma solitude est pire qu'au Lycée, car nous ne sommes que des anonymes ici, dans ces grands amphithéâtres comme dans les salles de travaux dirigés, où nous ne nous retrouvons que deux fois par semaine.

Au lycée, nous formions une classe, avec des groupes qui avaient leurcentre d'intérêt, leur pôle d'attraction: même si je ne les intéressaispas vraiment, les filles étaient forcées de me parler pour une raison ou pour une autre. Ici, rien.

Je commence à les détester réellement, toutes celles qui passent à côté de moi sans même me remarquer, et je m'applique à mettre au point une muflerie éclatante savamment préparée. Je n'ai pas de mots assez durs pour faire savoir ce que je pense d'elles. Je les ignore avec ostentation. Quand, par hasard, une femme me demande un renseignement, je lui en donne un faux, exprès. Je découpe dans les journaux les exploits des tueurs de dames (Il y en a un qui opère en Irlande, en ce moment), et j'applaudirais presque des deux mains et du fond du coeur à chaque nouvelle victime.

Quelle ironie: il y a ici au moins un quart de filles de bourgeois qui ne sont inscrites en Fac que pour trouver un mari: elles sont à la recherchedu futur Président de la Cour de Cassation, du futur Garde des Sceaux, que sais-je ? Même celles-là, qui passent en revue tous les bancs des amphis,ne m'honorent pas d'un seul regard.

Mais qu'importe si elles ne veulent pas de moi: toutes les nuits, je suis à moi-même ma propre femme. La malédiction veut seulement que je ne puisse jamais me rencontrer.

Je passe des jours sans aller à la Faculté: maintenant que je suis libre de mes horaires, je les gaspille à la recherche du rêve et du passé enfui. Je me rends dans l'immeuble d'Anne, je vais même sur son palier et je reste là une heure ou deux à l'écoute des bruits de l'appartement. Quelquefois une voix fuse à travers la porte, mais jamais la sienne. Te reverrai-je jamais, toi qui es sortie de ma vie depuis trois ans, sans avoir jamais su y avoir pénétré ?

D'autres fois, au lieu de regagner l'amphithéâtre, je descends simplement dans la cave de mon immeuble, et je m'y enferme. Personne n'y descend jamais et je m'y suis aménagée un coin à moi. Là, habillée comme je m'aime, il m'arrive de passer tout le jour à lire et à rêver. J'entends les bruits quotidiens qui rythment la journée: la gardienne qui rentre ses poubelles, le passage du facteur, celui des gens qui vont travailler et de ceux qui en reviennent. Comme dans ma petite enfance, j'entends le chiffonnier (le "pati" comme on dit à Lyon) qui pousse dans la rue son fameux cri d'appel.

La cave, le sous-sol, l'ombre, les ténèbres, la vie clandestine... Est-ce là ma place ? En sortirai-je jamais ?

Dans cette cave est stockée une partie de mes trésors, ceux que je récolte désormais lors de chaque ramassage de vêtements par la Croix-Rouge, ou quelque autre organisation charitable; Ma tactique est simple: plusieurs jours à l'avance, comme tout le monde, je suis informé du passage de camionnettes par des tracts auxquels sont joints des sacs, distribués dans les boîtes aux lettres. Très tôt, le matin du jour "J", je file dans les caves de l'immeuble, et je subtilise les sacs pleins déposés la veille au soir sous les différents porches. A l'abri dans ma cave, j'en extrais ce qui m'intéresse, referme les sacs et cours les redéposer là où je les ai pris. Il faut faire très attention de ne pas être surpris lors de la première phase; sinon, c'est facile et tout va assez vite. Mais comme il y a en moyenne dix gros sacs par entrée, l'opération est longue et fatigante.

En retour, ma garde-robe est incroyablement riche: des robes tant que j'en veux, des jupes, des chemisiers, de la lingerie, des manteaux... c'est le rêve et l'abondance. Comme j'ai besoin de place, je transporte l'essentiel de mes affaires à la campagne: ma mère y tient de ses parents une vieille grange aux recoins secrets et inaccessibles.

Je sais que ces vêtements étaient destinés à des personnes en détresse. Et alors ? Ne le suis je pas, moi, en détresse ? Je me torture à trouver la source de cette impulsion irrésistible qui fait que je ne me sens bien qu'en fille: est-ce le même genre d'impulsions qui fait que certains criminels tuent sans pouvoir s'en empêcher, quitte à éprouver des remords épouvantables et l'angoisse de la prochaine crise ?

De remords, je n'en ai pas: que fais-je de mal ? Je veux être bien, c'est tout, et retrouver la nature que je sens m'apporte régulièrement le soulagement passager dont j'ai besoin. Par contre, j'éprouve souvent, sans pouvoir l'expliquer, l'angoisse d'être découverte, et la rage de devoir me cacher, alors que ces maudites femmes ont toute licence, par exemple, de s'habiller en hommes et que personne ne s'en choque.

Le trouble, aussi, de ne pas savoir qui je suis vraiment, et le regret de n'être pas comme les autres. Je lis tout ce que je peux trouver sur les anomalies sexuelles, mais en vain: je ne suis pas le moins du monde intersexuel (hélas ?); les hommes ne m'attirent pas du tout, je brûle au contraire de désir pour les femmes (et avec quelle réciprocité !), et cependant un désir totalement non charnel et indéfinissable; suis-je un homme qui rêve d'être une femme ? Non, je ne me pose même pas la question, et les fameuses "opérations" à l'étranger dont la presse se fait parfois l'écho me semblent une folie. Délirons: serais-je alors psychiquement une femme dans un corps d'homme, mais qui, comble du comble, serait aussi lesbienne ? J'abandonne: je ne possède pas les connaissances suffisantes pour trancher, et je crois bien que personne au monde n'a lasensibilité ni l'acuité intellectuelle suffisantes pour seulement bien comprendre la question.

Quelquefois, j'en ai assez: je tâche de tenir bon, de résister coûte que coûte, de faire semblant quoi qu'il arrive d'être comme les autres. Mais je n'y parviens jamais: toujours, je finis par céder et revenir à la source. Dans ces circonstances, je m'y noye plus que ne m'y rafraîchis et, souvent, le dégoût me prend de moi-même, de ce que je suis, de ce que je ne suis pas, de ce que je voudrais être, de mes résolutions comme de mes abandons. Je finis par comprendre quand même que l'on ne doit pas contrarier d'aussi puissantes forces, et mes tentatives d'héroïsme se feront de plus en plus rares.

Il m'arrive désormais de venir à la Faculté avec un collant sous mon pantalon et un soutien gorge sous ma chemise. Par précaution, je mets des chaussettes et un épais chandail: personne ne peut rien voir; mais moi, je sens les bretelles sur mes épaules, et, quand je marche, j'éprouve dans les jambes la délicieuse sensation des mailles de tissu qui glissent les unes sur les autres.

Par hasard, je retrouve un jour dans l'amphithéâtre une ancienne camarade de lycée, et nous formons de temps à autre un binôme agréable. Elle est gentille, assez jolie de visage; elle a une belle poitrine, s'habille très bien et est très féminine, malgré ses cheveux courts, que je lui pardonne. Je voudrais bien lui ressembler.

Nous sommes désormais souvent ensemble en cours et toujours dans les travaux dirigés. Elle m'attire beaucoup, presque physiquement, et je lui épargne tous mes coups de griffes. Un jour, nous rentrons ensemble à pieds en direction de nos domiciles respectifs, et elle ne semble pas pressée. Jen'ai compris que des années plus tard . Quel imbécile, mais aussi quelle idiote ! Pourquoi ne s'est-elle pas faite mieux comprendre ? Je n'ai pas l'habitude, moi, de ces choses et je ne connais rien aux codes du désir,surtout inexprimé. Je suis navré, Sophie, je l'aurais voulu autant que toi. Mais peut-être est-ce un désastre d'évité.

Le seul et fabuleux avantage que me donne la vie d'étudiant, c'est que j'ai tout loisir de me retirer à la campagne pour préparer mes examens de fin d'année: dans le domaine, je reste alors seule un mois entier (les parents de ma mère sont morts depuis longtemps).

Le jour même de chaque arrivée, je me rase soigneusement les bras, le torse et les jambes. Un jour de courage, j'ai acheté une crème dépilatoire au supermarché local (mon premier achat de fille !), mais je ne trouve pas cela très pratique: je préfère le rasoir, malgré les paquets de poils englués de mousse qui s'accrochent aux parois de la baignoire dans laquelle j'ai pris place. Le contact des vêtements à même la peau nue me déconcerte d'abord, et me charme toujours ensuite. Et puis, comme je peux me permettre ici le luxe sensuel de dormir avec une longue et douce chemise de nuit en soie brodée, j'en profite pour soigner mon apparence: c'est le bonheur d'être débarrassée pour un temps de tous ces poils !

A part cela, je travaille, certes, et dur pour rattraper le temps de mes flâneries, mais c'est quand même la liberté: je suis moi, avec les vêtements que je veux, à l'air libre dans le jardin et en plein jour. Je veille seulement à ne jamais gagner certains endroits dégarnis d'arbres, qui peuvent être vus des propriétés voisines. Je cuisine, je lis, j'écris, je suis bien.

De temps à autre, des emmerdeurs passent pour voir si je n'ai besoin de rien. Je me réfugie en catastrophe dans la maison, je verrouille les portes et je fais la morte. Ne peut-on pas me ficher la paix ?

Quelquefois, la nuit, je prends la voiture et je vais faire un tour sur les routes. Si je tombais sur un barrage de gendarmerie, j'aurais bonnemine, évidemment; mais je suis totalement inconsciente du danger et je savoure d'être là, dans la circulation, parmi tous ces indifférents qui neremarquent rien.

(Fin de la troisème partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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