La fille dans le miroir

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


A la différence de toutes les autres, cette histoire-là n'est pas une invention:c'est une présentation autobiographique, en somme, qui fut mon premier texte publié sur TVQ.

J'ai dix ans; c'est la nuit, rien ne bouge. Je me glisse hors de mon lit et, sans faire de bruit, en évitant les lames du parquet qui grincent, je me faufile dans le couloir et, de là, dans la cuisine. D'un tiroir, j'extirpe un filet à provisions, que je serre contre moi. Après quoi, je retourne dans ma chambre.

Là, à la lueur de ma lampe de chevet, je contemple les instruments de mon rituel: le filet à provisions, deux chaussettes longues, un vieux chandail à fermeture éclair dont j'ai retourné les manches à l'intérieur, mon tee-shirt de gymnastique.

J'ôte mon pyjama; et j'enfile doucement par les pieds le chandail, la fermeture à mi-hauteur; je mets celle-ci dans le dos, et voilà la jupe. Je passe les mains, les bras, les épaules dans les anses du filet, que je bourre avec les chaussettes roulées en boules, et voilà mon soutien gorge. Je mets le tee-shirt qui moule agréablement ma poitrine et l'illusion est complète: pour n'être pas une fille, on n'en a pas moins de l'imagination. Je m'admire quelques minutes dans la glace du porte-manteau, éteins, me couche et me rendors.

Au matin, ma mère passe la tête dans l'ouverture de la porte et m'appelle pour me réveiller. Les épaules me font mal, sciées par le filet. Le col du chandail s'est encore agrandi et déformé. Elle va encore râler. Tant pis.

Je me rhabille, en petit garçon, pour aller déjeuner. Le filet est dans ma poche; il faut le remettre discrètement en place avant que ma mère parte faire les commissions. Moi-même, je vais partir au Lycée, rejoindre les autres, alors que, récisément, je ne suis pas comme les autres.

Au collège, cette année, en sixième, j'ai découvert les filles. Quand j'étais à l'Ecole Primaire, les garçons et les filles étaient dans des bâtiments séparés; les cours de récréation pouvaient communiquer par une grande porte qui s'est ouverte quelquefois par la volonté de hardis explorateurs. Mais l'Autorité les a chaque fois prestement refermées, trop vite pour que, noyé dans la masse des curieux prudents, j'aie pu saisir quelque chose du monde défendu.

Certes, j'avais déjà vu des filles, ça et là, dans la rue: mais je ne les aimais pas: ricaneuses, moqueuses, elles me semblaient indignes d'un regard et, même, je n'hésitais pas à changer de trottoir quand j'en apercevais se diriger à ma rencontre. Mon père, lui, m'avait un jour longtemps parlé des femmes et de la grâce qu'il leur trouvait. Je n'avais pas compris; mais, les filles, est-ce que ce sont des femmes ?

Deux fois, aussi, une fille est venue assister à ma leçon de piano. Je ne sais pas pourquoi on l'a faite venir; je ne sais même pas comment elle s'appelle et je n'ai même jamais entendu sa voix: on ne s'est pas dit bonjour et elle n'a pas de conversation.

Au Lycée, la classe est mixte, et je découvre un sentiment inconnu, par exemple, en regardant Béatrice: elle a de longs cheveux blonds et quelque chose qui m'attire profondément et de manière invisible; c'est à la fois son regard et son allure, et ce n'est ni l'un ni l'autre. Je ne travaille plus aussi bien: pendant les cours, j'imagine et j'attends qu'un groupe d'hommes fasse irruption dans la classe et enlève Béatrice sous mes yeux, après quoi je me rue à leur poursuite et délivre la belle.

Cela, c'est pour le jour... La nuit, je guette l'heure où tout s'arrête. Les radiateurs grondent, le parquet craque tout seul et je suis maître des lieux. Maîtresse des lieux, plutôt. J'aime la nuit: j'aime reconnaître les objets familiers que déforment les ombres créées par les rayons des lampes de la rue.

Quelquefois, je reste à la fenêtre observer les traits de pluie qui cernent la grosse ampoule blanche, sur le mur d'en face. Je suis du regard les passants attardés, jusqu'au coin de la rue. Qui avec moi regarde le bitume luisant du haut de sa fenêtre? Je scrute les immeubles les uns après les autres: personne, ils dorment tous.

Avec le temps, ma technique s'affine: je profite des lessives pour subtiliser dans le sèche-linge, toujours de nuit, un vrai soutien-gorge, une gaine et des bas. J'ai grandi, et quand j'emprunte une véritable jupe ou une robe, ce n'est pas une petite fille que je vois dans la glace du couloir, mais une jeune fille aux traits fins qui me ressemble et qui pourrait être moi.

Dans la classe aussi, les filles se transforment. Le Lycée n'est plus aussi strict sur le port de la blouse réglementaire, et les chemisiers, ou, mieux encore, les pull-overs, décrivent des courbes révélatrices. Entre garçons, nous commentons nos découvertes, et sans aucune vulgarité, trop émus que nous sommes. L'autre jour, à la faveur d'un mouvement, j'ai pu voir, et par inadvertance, la naissance de la gorge de Sylvie par un baillement de son chemisier, et même la dentelle de son soutien-gorge. Quelle chance elle a!

J'en ai immédiatement reconnu la marque, car je suis devenu un expert en lingerie, à force de découper les publicités dans les revues ou les catalogues qui me tombent sous la main. Ce n'est pas l'objet qui m'attire, c'est l'incroyable et paradoxale harmonie entre le textile et la peau, le dessin des dentelles et les formes de la femme, le réel et l'artificiel unis dans la douceur. Je reconnais de face sous les tee-shirts et les corsages de dessin de chaque marque; de dos, je compte les agrafes et je sais les points d'ancrage et de réglage des bretelles. Sur ce chapitre, je pourrais en remontrer à plus d'un bravache qui se vante d'exploits imaginaires !

Par moments, je me demande si les filles sont vraiment conscientes de la chance qu'elles ont d'être aussi belles et de pouvoir rehausser leur corps d'atours aussi fins et délicats. De plus en plus aussi, je me demande si elles le méritent.

J'aime voir une fille en jupe, pas trop courte; les plis en gardent la mémoire éphémère des mouvements achevés et retardent l'accomplissement des mouvements en cours. Une vraie fille occupe harmonieusement non seulement l'espace, mais aussi le temps.

J'aime les chemisiers et les corsages, qui dévoilent les formes. Comment se peut-il que les filles en pantalon ou en short ne tombent pas aussitôt foudroyées ?

Bien sûr, il y a le maquillage. J'ai entendu Geneviève, une fois, dire à une de ses copines qu'elle avait mis du rouge et qu'il lui avait fallu une heure pour le sucer en pinçant les lèvres.

Chez moi, les produits de ma mère sont dans la salle de bains. Une nuit, très tard, j'ose y pénétrer. Je prends un tube de fond de teint, le presse et dépose sur ma paume une goutte du liquide marron, que j'applique ensuite sur ma joue. Lentement, j'enduis mon visage, qui prend sous mes doigts une teinte mate et un aspect lisse. Je saisis le rouge à lèvres, à l'odeur enivrante, et tourne la base pour en amener la matière en dehors du tube. Le goût est étrange. Aux yeux, à présent: une boîte de fard vert est ouverte. J'en prélève un peu avec une sorte de bâton, qui me sert à me teindre les paupières.

Pour le moment, le résultat est extraordinaire. J'ai oublié la poudre.Quand j'ouvre la boîte dorée, la plaque se casse et une grande quantité tombe en poussière dans le lavabo. Catastrophe, je manque d'éternuer. J'essuye les dégâts comme je peux, et me tamponne les joues avec la houpette; là encore, le nuage de poudre me chatouille délicieusement les narines. Quant au mascara, ce n'est pas la peine d'en parler: bien que j'aie naturellement les cils très longs, il ne tient pas. Je ne comprends pas, tant pis.

Je m'échappe en douceur et vais dans la seconde salle de bains, inemployée, pour m'admirer dans la glace. Par chance, j'ai un corsage vert qui sied admirablement à la brune que je suis. Car je me vois enfin telle que je me sens. Cette fille dans le miroir, c'est vraiment moi. Je suis tellement heureuse que je vais me promener dans la salle à manger, m'asseoir dans les fauteuils en croisant les jambes et en tirant sur ma jupe noire. Dans un coup d'audace, je vais à la fenêtre et m'y montre largement, pensive, une main sur la gorge. Un passant traverse en levant la tête. M'a-t'il vue? Peut-être. Un frisson me parcourt que je n'oublierai pas.

Il est trois heures du matin. Je mets plus d'une heure pour me débarrasser de tout mon maquillage et me rincer la peau à l'eau et au savon. Peu importe. J'y reviendrai.

Il m'est venu par la suite une idée lumineuse: pourquoi attendre les jours de lessive? Cela m'étonnerait bien que ma mère sût le compte exact de ses vêtements, dont elle a plusieurs armoires pleines et deux placards combles. J'y ai réfléchi alors que je cherchais à profiter d'une de ses absences, et que j'avais choisi une belle jupe portefeuille et un soutien-gorge oubliés au fond d'un rayonnage, ainsi qu'un collant troué jeté au rebut dans un vieux sac.

J'ai préparé l'affaire pendant plusieurs semaines, les laissant à un endroit déterminé de l'armoire, comme y ayant glissé par erreur: un mois après, ils y étaient encore, ce qui me prouvait qu'ils auraient aussi bien pu disparaître totalement. Dès lors, je les pris et les cachai dans ma chambre, derrière les tiroirs de mon petit bureau.

Pour la première fois, j'avais en quelque sorte mes affaires à moi.

(Fin de la première partie)

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