Les deux visages de Themis

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Je hurlais encore en m'asseyant dans mon lit, portant une main autour de ma gorge pour y défaire un noeud qui ne s'y trouvait plus. On alluma l'électricité et je me levai, trop nerveuse pour rester en place, allant et venant à tout bout de champ dans la chambre, le coeur battant, à bout de souffle, en poussant des gémissements apeurés et des petits cris d'horreur rétrospective.

Ce fut au cours de ces mouvements compulsifs, comme je commençais à prendre conscience de mon environnement, que je croisai mon image dans la glace de l'armoire: j'étais une femme, une jeune femme brune aux yeux verts, la femme que j'avais toujours rêvé d'être, dans une élégante chemise de nuit rose à la dentelle ajourée.

-"Michèle, qu'as-tu donc ?" entendis-je soudain.

Effrayée, je me retournai.

Il était là, dans mon lit, les yeux gros de sommeil. Mon mari, sans doute. Un homme dans la trentaine, dans un pyjama à rayures qui m'aurait fait rire dans d'autres circonstances, et qui me regardait sans comprendre plus que moi-même.

-"Michèle ?", répéta-t'il.

Voyant que je ne bougais pas, et que je le fixais l'esprit ailleurs, il se leva et se dirigea vers moi. Si c'était là l'homme avec lequel je vivais, pensai-je, ça pouvait encore aller. Ses traits étaient fins, son allure distinguée; il avait l'air gentil, intelligent et, comble de la chance, il était autant dépourvu de barbe que de moustache, et même son torse ne semblait pas hideusement velu. D'ailleurs, remarquai-je, ni ses mains ni ses bras de portaient de poils non plus.

Comme il se proposait de m'entourer de ses bras dans un geste protecteur, ma foi, après un éclair d'hésitation, je me laissa faire, juste pour savoir s'il s'agissait vraiment d'un rêve, cas auquel je ne pensais pas devoir ressentir quoi que ce fût. Mais, au contraire, ce contact chaleureux à la profondeur inattendue éveilla chez moi des émotions trop fortes pour les circonstances, et je m'en dégageai habilement.

-"Et les enfants ?", demandai-je.

-"Mais... Ils dorment, voyons... dans leurs chambres...", fit-il, ébahi.

Je regardai rapidement autour de moi. C'était bien la même chambre qu'avant, celle que j'avais partagée si longtemps avec mon épouse: le lit, l'armoire, le lustre étaient là, à leur place. les meubles étaient identiques, jusqu'à la coiffeuse (qui devait être la mienne, à présent...) Etait-il possible que, dans cette vie que j'ignorais, mes enfants fussent restés les mêmes ?

Pierre (tiens, je connaissais donc son nom ?) me prit la main et m'emmena par la maison voir mes enfants. Au passage, jetant les yeux dans les pièces sans trop poser mon regard, je constatai ça et là des changements mineurs, patents mais en nombre limité.

Les enfants dormaient dans leurs petits lits, comme ils avaient coutume de le faire, tout à fait conforme au souvenir que j'avais d'eux... A quel père, à quelle mère rêvaient-ils ? Dans quel monde faisaient ils leurs pas imaginaires ? Somme toute, il était trois heures du matin et tout était normal, sauf que j'étais une femme, ce qui était d'ailleurs très loin de me chagriner...

Nous fîmes une halte dans la cuisine, où je me servis un verre du rhum que je réservais d'ordinaire à la pâtisserie... Je le bus trop vite, sans m'attendre à la brûlure qui me fit tousser, mais ressentant aussitôt se propager dans mes veines une sensation neuve de vigueur et de détente.

Dans un sens, j'étais étonnée et déjà déçue qu'être une femme ne m'apportât point cette sorte de béatitude qu'il me semblait avoir espérée ou vécue en rêve auparavant. Je me sentais bien, mais c'était tout. Ce n'était déjà pas mal, évidemment, pour moi qui avait passé tant de nuits, jadis, à pleurer d'être. Je rangeai la bouteille: Pierre ne disait rien, attendant que j'exprime un désarroi qu'il pût comprendre et réconforter.

-"Nous sommes mariés depuis longtemps, maintenant, n'est-ce pas ?", fis-je pour le sonder.

-"Huit ans", dit-il, comme pour m'en faire souvenir et sans paraître remarquer la bizzarre ambiguïté de ma formule.

Cela correspondait à la durée de mon mariage avec Martine, dans ma "vie antérieure"... C'était curieux comme tout me revenait: la robe de mariée, les essayages, l'avancée dans l'église au bras de mon père (Mais au fait, mon père, n'était-il pas mort quand j'étais petite ?)... On eût dit que je revivais les souvenirs de quelqu'un d'autre, dans lesquels je pouvais puiser l'existence qui m'avait échappée.

Pierre n'était pas un inconnu, pour celle que j'étais à présent: c'était le fils d'un voisin et nous avions grandi ensemble. je me souvenais même du jour où nous nous étions rencontrés: j'avais 4 ans et lui 5; je jouais dans le tas de sable devant la maison où mes parents faisaient faire des travaux. Il avait, parti à l'aventure, traversé la haie de thuyas qui séparaient les deux propriétés et m'avait découverte là, solitaire et rêveuse à tel point, ainsi qu'il aimait le dire plus tard, qu'il avait eu envie d'entrer dans mon univers. Il était retourné chercher son seau, sa pelle et ses moules pour jouer avec moi, et nous ne nous étions plus jamais quittés.

Adolescente, je ne m'étais pas sentie le besoin, comme les autres filles, de tenter impunément mon pouvoir séducteur sur tout ce qui portait un pantalon, d'allumer des vieillards richissimes ou de collectionner des flirts, sans se soucier autrement des ravages et des souffrances qu'elles ne causaient que pour en rire. Et par la suite,je n'avais pas cru non plus devoir faire reconnaître ma condition de femme émancipée, libre, majeure et responsable en couchant systématiquement avec ses mailleurs copains...

A la réflexion, tout ceci eût dû m'inquièter: quelle sorte de femme étais-je donc ? Je vivais, et sans m'en sentir asservie, selon des considérations de morale, d'honneur et de vertu que les plus sages de mes "soeurs" avaient rejetées depuis longtemps comme archaïques, ridicules, ennuyeuses et contraires à leur divine essence, laquelle, à les entendre, exigeait de s'en affranchir sans scrupules... Etais-je même vraiment une femme, moi qui avais si peu le goût de me considérer comme supérieure à toute la Création, de faire passer mes caprices avant toute chose, et n'avais jamais pris prétexte de rien pour me mettre en valeur aux dépens de Pierre, ni pour l'exploiter, ni pour lui nuire de pleine volonté ?

Avec Pierre, tout avait été si naturel... nous nous étions juste un jour plus rapprochés que d'habitude, nous nous étions embrassés... Une vague d'émotions tendres me submergea à ce moment, et il dut le sentir, car, me retrouvant pressée contre lui, je profitai cette fois de son étreinte, nouant même les mains derrière sa nuque pour en accroître l'intensité.

Transportée dans la chambre, il m'y déposa doucement, sur le lit. D'autres images me revenaient encore, d'autres sensations, d'autres douceurs et d'autres voluptés... Chaque douce pression de ses lèvres diffusait en moi des bouffées d'un plaisir redoutable dont chacune augmentait tant ma faiblesse que ma résolution d'aller plus loin.

Je ne sais comment il se fit que nous en arrivâmes, lui et moi, à revivre les extases dont je venais à peine d'effleurer le souvenir... je me laissai faire, totalement abandonnée mais pleinement consciente des vagues qui prenaient source en moi, m'accompagnaient un moment, me portaient au plus haut de leur crête et me déposaient ensuite en mourant pour que les suivantes, plus grandes et plus fortes, m'emmenassent plus loin, et jusqu'à la dernière qui sembla ne jamais s'éteindre et me laissa brisée et tremblante, incapable de retrouver l'équilibre et la pâleur des perceptions communes, alors qu'il m'enserrait toujours dans ses bras.

(Fin de la deuxième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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