Les deux visages de Themis

par Michèle Anne Roncières

Première Partie

Cette histoire a été dédiée à une personne qui l'a refusée. Depuis, je ne dédie plus mes oeuvres.

-"Accusé, levez-vous !", ordonna le greffier.

Je me levai donc, machinalement, comme on en prend l'habitude après des mois d'enquête policière, des semaines de prison et des jours de procès. Le juge enchaîna presque aussitôt:

-"Attendu que le port de vêtements féminins par un homme constitue un crime majeur, impardonnable et dégoûtant, prévu par la Très-Sainte Bible, qui doit constituer la loi suprême de la Société, officiellement ou non; attendu que..."

Je n'écoutai pas la litanie de mon Etat-Civil, que je ne connaissais que trop, ni l'étendue de ma perversion: oui, j'avais coutume de m'habiller en femme, de me maquiller comme une femme, d'en prendre l'apparence, et alors ? Qu'est-ce que cela pouvait faire, maintenant, et à cette foule qui était venue avec délice m'entendre condamner ?

Ma femme n'avait rien trouvé de mieux, pour se débarrasser de moi et rejoindre son amant, (selon une pratique qui n'avait jamais été aussi en vogue que depuis qu'elle était devenue la règle de conduite, prônée par la Ligue des Femmes Libres, à présent au pouvoir, de toute femme digne de ce nom), que de me dénoncer et de confier les enfants à l'Assistance Publique, "l'autre" n'en voulant pas...

Seul m'importait désormais l'essentiel: le verdict qu'allait rendre la Cour. Je risquais gros: pour les personnes comme moi, la réclusion à perpétuité n'était pas rare; et le Juge Mater n'était pas réputé pour sa bienveillance.

"... et considérant que la finesse de la constitution physique de l'accusé montre bien que le vice est suffisamment enraciné en lui pour qu'on le doive considérer comme un individu dangereux pour la Société et pour ses membres, qui ne semblent pouvoir être protégés efficacement que par le prononcé à son encontre de la seule peine réellement perpétuelle..."

Je tendis l'oreille: que voulait dire tout ce galimatias ?

"... La Cour ordonne en conséquence que l'accusé soit reconduit sur son lieu de détention pour y être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. La sentence est applicable sans délai."

Je ne parvenais pas à comprendre le sens réel des mots qui venaient d'être dits aussi calmement: trois pingouins endimanchés venaient de me condamner à mort et se levaient déjà, satisfaits d'eux-mêmes et de leur basse besogne, pour aller sans doute fêter ça quelque part ou bien dîner en ville...

Je jetai un coup d'oeil à mon avocate, une jeune stagiaire commise d'office (Je n'avais pas eu les moyens de faire assurer ma défense par quelque célébrité qui m'eût tiré de là en quelques pirouettes oratoires). Les gendarmes m'empoignaient déjà.

-"Faites quelque chose !", lui criai-je, tandis qu'ils m'emmenaient.

Elle fit un signe d'assentiment, doublé d'un grand sourire:

-"Ne craignez rien: j'entame immédiatement les démarches pour votre réhabilitation posthume !", me répondit-elle en hurlant pour que je l'entende. "Ca va être passionnant !"

Les chaînes que je portais aux pieds et aux mains me rendaient la marche plutôt difficile; et comme la foule qui sortait de la grande salle avait commencé d'investir les couloirs à ma recherche et aux cris de "A mort le pervers !", scandés régulièrement, les gendarmes me soulevèrent et me portèrent prestement jusqu'à leur fourgon pour me soustraire à leur démence.

Regardant par les vitres alors qu'on démarrait, je fus effaré de voir le nombre de tous ces braves gens qui m'auraient lynché eux-mêmes de grand coeur et en toute bonne conscience alors qu'ils s'étaient contentés jusque là de m'insulter à mon passage.

Ce fut à peine si je ressentis le trajet: les gendarmes eux-mêmes, qui m'avaient joyeusement chahuté les jours précédents, me laissaient tranquille et se taisaient, fuyant mon regard, sans doute honteux de leur tâche sordide. L'un d'eux pourtant, un jeune homme encore, me montra subrepticement un paquet de cigarettes comme pour m'en proposer, ce que je refusai sans mérite, n'ayant jamais fumé.

Dans la cour, tout était déjà prêt. Une estrade avec une potence qui s'était montée dans la journée, durant les dernières heures de mon procès. Sorti du fourgon, on me délia les mains, que j'avais jusque ici attachées par devant, pour me les nouer dans le dos, après quoi on me poussa dans un petit escalier de bois qui me conduisit directement sous la corde.

Je ne parvins même pas à tenir mes pensées en place durant le temps qui me restait. Mes enfants m'apparurent, qu'une mère indigne, non contente de les abandonner, privait de leur père à jamais; leurs jeux, leurs connaissances, leurs joies et leurs chagrins, leurs découvertes, personne de leur sang ne serait là pour les partager avec eux désormais...

Puis je réalisai avec révolte que j'allais mourir dans ce corps d'homme que j'avais toujours détesté, et ce fut tout; le bourreau venait juste de placer le noeud coulant autour de mon cou quand le sol se déroba sous mes pieds.

Je tombai, tombai, tombai sans fin, hurlant dans les ténèbres, attendant toujours la secousse ultime et redoutée sans cesse à venir...

(Fin de la première partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Retour Seconde partie