Soif de sable

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Dans les jours qui suivirent, je fis faire un agrandissement 13x18 de la photographie, que je plaçai bien en vue sur mon bureau. Cela me permettait d'accréditer la rumeur selon laquelle il se révélait que j'étais finalement un type normal, et aussi d'avoir le portrait constamment sous les yeux; car, depuis sa découverte, mon intérêt pour lui n'avait fait que croître et il me semblait à chaque instant que le regard de l'inconnue, cherchant le mien, m'encourageait, me soutenait de plus belle chaque fois que j'en avais besoin.

C'était bien simple: je ne pouvais plus vivre sans y porter les yeux et mon voeu le plus ardent était à présent de pouvoir enfin rencontrer cette femme dont la simple image me paraissait divine. Je me serais volontiers fustigé pour me châtier de cette incroyable amnésie à son égard, mais, plus prosaïquement, j'avais pris rendez-vous chez un médecin-hypnotiseur, dont j'espérais le Miracle.

Tout me paraissait terne comparé à ma quête, et même le rendez-vous avec Pierre, à sa sortie de l'Observatoire, dans la petite brasserie qui lui faisait face, me parut fade et moins plaisant que d'ordinaire. Jusqu'à ce qu'il m'annonce:

- "Tu sais quoi ? On a vu ta Dulcinée... "

Je ne relevai pas cette petite pique de mon vieil ami, feignant d'ignorer que, dans le livre de Cervantès, c'est pour Dulcinée, paysanne grossière faite " Dame de ses pensées " par la folie de Don Quichotte, que celui-ci se lance dans ses exploits ridicules. Au contraire, je bondis:

- "Comment ? Où cela ? Et quand ? "

- "Hier soir: un employé de l'Observatoire l'a reconnue sur les Boulevards, sortant d'un cinéma. Je ne l'ai appris que tout à l'heure. "

- "En est-il bien sûr ? Et comment était il au courant ? "

- "Mon pauvre ami... dans ton égarement tu t'es trompé de numéro de fax... C'est le secrétariat qui l'a reçu et qui en a fait profiter tout le monde: Affiché au-dessus de l'appareil ! Remarque, elle n'est pas mal... Le responsable des fournitures était furieux: tu penses, avec le prix du papier pour les fax couleur... "

- "Alors, raconte un peu plus précisément ? "

- "Elle sortait du " Globe ", le cinéma qui projette actuellement un cycle Greta Garbo, je crois. Il l'a tout de suite reconnue: elle avait la même coiffure et aussi la même veste rouge que sur la photo. ca devait être vers vingt-trois heures. "

- "Elle était seule ? "

Pierre me jeta un regard désespéré:

- "Mais oui, elle était seule... "

Je restai rêveur; d'abord parce que, pour la première fois depuis sa découverte, mon inconnue avait laissé une trace dans le monde: quelqu'un pouvait attester qu'elle existait bel et bien. Parce qu'elle n'était pas accompagnée. Et aussi parce qu'elle avait les mêmes goûts que moi, dont Garbo était l'actrice préférée. J'avais vu " Ninotchka " au moins cent fois et... je pensai soudain que si j'étais capable de retourner voir un film dix fois de suite lors d'un cycle de ciné-club, elle devait forcément en être capable aussi ! Je retroussai videment ma manche pour savoir l'heure.

" Que fais-tu ? " demanda Pierre, étonné.

- "Il est vingt-heures trente: j'ai juste le temps d'aller voir au Globe si elle n'y est pas revenue ce soir. "

- "Mais... Nous n'avons pas dîné ? "

- "Je suis désolé, Pierre, c'est très important pour moi... "

- "Plus important que l'amitié d'un vieux copain ? "

Je me levai sans répondre: le Globe était à une demi-heure de métro et la séance commençait à vingt-et une heures. Comme je m'éloignais, Pierre me cria encore:

- "Souviens-toi de ce que tu disais autrefois: l'homme amoureux est le fou qui tente de boire du sable dans le désert ! Tu mourras seul, Arthur, de soif, dans les dunes qui t'enseveliront ! "

Je me bouchai les oreilles pour ne pas en entendre davantage.

Au Globe, on ne jouait qu'un seul des films du cycle Garbo: c'était le jour de " The Two-faced Woman ", son dernier. La file d'attente était considérable, mais j'arrivai avant qu'elle ne commençât à entrer dans le hall, de telle sorte que je pus détailler à loisir les personnes qui s'y trouvaient. Mon inconnue n'était pas du nombre.

Je pensai qu'elle avait sans doute été retardée, et décidai d'attendre sur le trottoir pendant que la foule rentrait à l'intérieur. Il arriva encore de nombreuses personnes, puis de petits groupes, puis des isolés, mais pas le seul être qui comptait désormais pour moi; et quand je me décidai à regarder ma montre, il était vingt-deux heures trente: peut-être, malgré toutes mes précautions, ne l'avais-je pas vue ? Je n'avais plus qu'à attendre de nouveau, la sortie, cette fois, pour tenter ma dernière chance... avant le jour suivant.

Il me revenait en tête les amers souvenirs de mes premiers (et derniers) rendez-vous, avec La Garce, cette petite boule de graisse froide qui s'était si bien moquée de moi, vingt ans plus tôt. Elle aussi je l'avais emmenée au cinéma, au restaurant... pendant des mois, goûtant chaque minute que je passais avec elle, par avance, sur le moment, puis en mémoire..; jusqu'à ce qu'elle se fût trouvée un autre pigeon et qu'elle m'eût expliqué froidement que non, elle ne m'aimait pas, qu'elle l'avait cru et que c'était comme ça... Pierre avait raison: à quoi bon tout recommencer pour arriver au même résultat ? Je faillis retourner à la brasserie, mais y renonçai en pensant que Pierre devait déjà être chez lui, dans son petit studio décoré de posters de planètes, la pipe à la bouche, un livre fermé sur le bras de son fauteuil, à ruminer tristement sur l'inconstance de son vieil ami.

Une demi-heure plus tard, je n'eus pas plus de succès en scrutant la file des spectateurs réjouis que je n'en avais eu avec celle des acheteurs de billets. Là encore, je patientai jusqu'à la fermeture du Cinéma, jusqu'à ce que l'on fermât les grilles pour compter la recette de la soirée... Et m'en revins chez moi sévèrement abattu, les mots de Pierre encore dans les oreilles.

Le lendemain, avec le soleil qui faisait irruption dans ma chambre, je me sentis mieux, et bien résolu à faire le guet devant le Globe tous les soirs du cycle qui restaient, soit huit jours de sentinelle. Malheureusement, j'appris au bureau qu'on m'avait désigné pour animer un stage de dix jours en province, et que j'y devais partir l'après-midi même, pour être à Lyon le lendemain matin. Cela interdisait également les séances que j'avais prévues chez le médecin-hypnotiseur, que je dus annuler sur le champ.

J'eus tout juste l'idée, et le temps, d'aller voir entre midi et deux heures une agence de détective privé qui siègeait dans l'immeuble voisin, et dont je voyais l'enseigne désuette depuis ma fenêtre, la " Lux Tenebrae ".

- "Voilà... " fis-je, intimidé par le personnage qui la dirigeait, et dont les moustaches à la mode de 1900 me semblaient un handicap de taille pour la discrétion des filatures qu'exigeait son métier. " Je voudrais retrouver une femme ".

Il leva ostensiblement les yeux au ciel et prit un stylo pour prendre des notes.

" C'est à dire ", poursuivis-je en bafouillant, comme honteux de ma faiblesse, " que je sais où la trouver, mais que le temps me manque pour cela; je veux avoir... des renseignements à son sujet. "

- "Mais bien sûr ! ", fit il en repoussant son stylo. " Regardez la pile de dossiers derrière moi, Monsieur, oui, celle qui monte jusqu'à la cheminée: il n'y a là que des renseignements, comme vous dites, sur des personnes comme vous et moi: Est-ce qu'il me trompe ? Avec qui ? M'est-elle fidèle ? Pour quelle raison ? Quels sont ses vices ? Lesquels pourrai-je exploiter à mon profit lors du divorce ? Comment lui nuire au maximum ? Voilà, Monsieur, les nobles préoccupations de tous les êtres qui se sont, un jour, jurés qu'ils s'aimaient et qui ont promis de se chérir éternellement. J'ai bientôt soixante ans d'expérience: soixante années de planque devant des hôtels minables, soixante années de filature d'épouses et d'époux attentionnées et prévenants pour la parade, jouant une comédie de chaque jour, de chaque instant, et qui n'attendent que l'occasion de s'étriper et de sauter dans les bras de ceux ou de celles qui, dans le délire de leur petite âme mesquine, leur apporteront enfin le bonheur dont l'autre les a privés et qui sera tout aussi illusoire que le précédent. Nous sommes des professionnels: donnez moi le nom et l'adresse de la dame et vous saurez tout de sa noirceur, comme elle saurait la vôtre si elle venait me consulter à votre propre sujet; avec moi, pas de secret, pas de tabous, pas de jugement: dans le fond, nous ne sommes tous que des pauvres humains, des créatures de bas étage, aveugles à tout ce qui est beau, insensibles à tout ce qui est grand, qui ne pouvons tenir nos serments d'ivrognes et qui ne savons que détruire le peu qui reste à notre portée... "

Profitant d'une pause dans ce discours encourageant, je lui tendis la photographie de l'inconnue:

- "Cette femme est susceptible de se rendre chaque jour à la séance de soirée du cinéma " le Globe ", sur le boulevard Tarde: elle assiste au cycle des films de Greta Garbo. "

Le Directeur de la " Lux Tenebrae " scruta la photographie d'un oeil d'aigle et me dévisagea:

- "Une parente à vous ? "

- "Non, pourquoi ? " répondis-je, étonné. Elle m'est inconnue, justement: je voudrais que vous m'appreniez son nom et son adresse.... et, hum...; ses habitudes... je voudrais pouvoir la rencontrer, vous comprenez ? "

Après avoir de nouveau levé les yeux au ciel, et m'avoir demandé mes nom et adresse, il griffonna quelques mots sur une feuille de papier qu'il enferma prestement dans une chemise neuve.

- "Ca fera 1000 F d'acompte, pour les frais... " me demanda-t'il sans même me regarder.

(Fin de la deuxième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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