Soif de sable

par Michèle Anne Roncières

Première Partie

A Michèle-Anne Roncières, Enfant hors du monde

Pressé par le peu de temps qui me restait ce matin là pour me préparer avant de me rendre à mon bureau, j'avais tiré trop fort: le tiroir était sorti de son logement et tombé sur le sol, manquant de m'écraser les pieds. Heureusement, il ne contenait guère que mes boutons de manchettes, mes épingles de cravates et divers objets personnels, qui s'éparpillèrent aussitôt dans toutes les directions, quittant le cadre de bois brisé.

C'est en me penchant, pour en récupérer certains qui avaient roulé sous le meuble, que je portai le regard à l'intérieur, à l'emplacement béant du tiroir disparu, le premier à partir du bas; et j'y aperçus aussitôt, stupéfait, le portefeuille que je croyais m'avoir été volé plus de deux ans auparavant: Il avait dû basculer derrière un soir que je n'étais pas trop sûr de mes mouvements, et guère plus maître de ma mémoire.

Tout y était: les papiers officiels, qui attestaient gravement que je me nommais Arthur Vernandier, que j'avais 40 ans et que j'habitais à Paris au 57 Rue Tronchet, toutes choses dont je n'avais pu obtenir les copies en moins de six mois; des notes de rendez-vous futurs que j'avais bien entendu manqués, et qui avaient mis à mal mon avancement dans la société où j'étais " Responsable Informatique "; des idées de programmes géniaux qui m'auraient apportés la fortune et la gloire si personne n'y avait pensé avant moi, et même quelques gros billets dans la poche secrète...

C'est en retirant soigneusement ces traces du passé des feuilles de cuir qui les avaient renfermées si longtemps, que je tombai sur la photographie d'une femme, une brune aux yeux verts dont le visage, s'il avait beau éveiller en moi quelque vague sentiment de familiarité, m'était pourtant, j'en étais sûr, tout à fait inconnu. Et nulle indication au verso, de prénom, de numéro de téléphone, ni rien d'aucune sorte ne déclancha d'illumination en ma mémoire.

Comme tout cela m'avait encore retardé, je ne m'interrogeai pas davantage, plaçai la photographie dans mon nouveau portefeuille et finis de m'habiller en quatrième vitesse sans provoquer d'autre catastrophe domestique.

Au bureau, je passai la matinée à tâcher de récupérer des données vitales sur une machine que le patron avait mise hors d'usage en renversant son whisky dessus... et ce travail délicat m'accapara tellement que j'en oubliai presque l'incident du matin. Ce ne fut qu'à la cantine, au moment de sortir ma carte de mon portefeuille, que la photographie récupérée en glissa d'elle-même et tomba sur mon plateau, pour le plus grand bonheur de mes balourds de collègues:

- "Hé, dis-donc Arthur, c'est ta copine ? "

Naturellement, la photo passa de mains en mains, suscitant tous les commentaires possibles, avant de me revenir:

- "Plutôt mignonne... Tu dois pas t'embêter ?... Comment elle s'appelle ?... "

Je me voyais mal en train d'expliquer que non seulement cette fille m'était inconnue mais que j'ignorais son nom... sans doute, il ne manquait pas parmi nous de dragueurs impénitents qui n'eussent point trouvé la chose invraisemblable en soi, mais cela jurait tellement avec le personnage que l'on me connaissait que je ne tentai point l'aventure. J'expliquai laborieusement, inventant au fur et à mesure, qu'elle se prénommait Nicole et que je la voyais de temps en temps, mais que nous avions bien entendu de " grands projets ".

Cela sembla leur suffire, et les satisfit même à tel point que je surpris entre plusieurs les regards entendus que s'échangent les vieux cyniques quand un jeune couple d'amoureux leur tombe sous la vue: ils savent bien, eux qui, toute leur vie, ont vu des Juliette coucher avec des Philémon plaqués par leurs Baucis pour quelque Roméo, que les mots d'amour sont paroles de sable, dites sans intention et sans sincérité, pour l'ivresse de les dire et la griserie de les entendre, et qu'on ne peut rien bâtir sur elles qui durerait ne fût-ce qu'une vie. Je jouai donc, pour les conforter dans leur opinion, le rôle du naïf qui fait des projets durable de bonheur, et obtint le répit dû à tous ceux qui vont connaître la réalité du monde et éprouver dans leur coeur la misérable bassesse des relations humaines.

De retour à mon bureau, je ressortis encore, avec mille précautions, comme s'il se fût agi d'une relique sauvée de la profanation, la mystérieuse photographie, et la contemplai enfin pour moi tout seul.

Bien que l'inconnue ne fût pas pas vraiment belle, on ne pouvait lui dénier un certain charme, une certaine classe, et une étrangeté qui la rendaient unique et attirante. Elle souriait à moitié à l'ami, sans doute, qui avait capturé son image, comme pour lui faire ressentir sa complicité et lui être agréable mais sans vouloir, ou pouvoir, se livrer totalement.

Je me rendis compte qu'au cours de mon examen j'avais fini par sourire, moi aussi, comme en écho à cette tendre douceur, au point que j'en fus fort troublé et retournai la photographie la face contre la table, de manière à mettre fin à l'inexplicable envoûtement que je sentais me submerger. M'étant dès lors concentré sur mes souvenirs, je dus m'avouer quelques instants plus tard que cette photographie semblait n'y avoir résolument aucune place: je ne me souvenais ni de celle qu'elle représentait, ni d'avoir pris le cliché; Peut-être l'avais-je tout simplement trouvé et ramassé ? Mais où et dans quelles circonstances ? Etait-il concevable que cela non plus n'ait pas retenu mon attention, alors que je venais à l'instant d'éprouver la puissance du charme de ce portrait ?

Une solution me traversa l'esprit: mon vieil ami Pierre, que je connaissais depuis le Lycée et avec lequel je sortais deux ou trois fois par mois, me connaissait assez intimement pour pouvoir m'être utile: j'appelai aussitôt le Centre d'Analyses de l'Observatoire où il travaillait:

- "Allo Pierre ? C'est Arthur "

- "Ah oui... Bonjour ! Que se passe-t'il, ça ne marche plus pour la semaine prochaine ? "

- "Si, si... je te téléphone pour autre chose... "

- "Oui... Quoi donc ? "

- "Ecoute, ça va te sembler loufoque, mais... je crois que je perds la mémoire... "

- "Comment ça ? "

- "Je voudrais te demander: Est-ce que je t'aurais parlé d'une fille que j'aurais rencontré voici quelques temps ?"

- "Non... Comment s'appelle-t'elle ? "

- "Justement, je ne sais pas... Enfin, je veux dire, je n'en sais plus rien. Tu ne m'as pas vu avec une fille non plus ? Ca remonterait à deux ans environ. "

J'entendis Pierre s'étrangler de rire

- "Pardon ? Tu veux savoir si tu as connu une fille il y a deux ans de ça ? Tu crains de lui avoir fixé un rendez-vous, d'être devenu amnésique et qu'elle t'attende toujours sous un réverbère ? "

- "Ecoute, je t'ai dit que c'était une histoire un peu folle, mais pour moi c'est très sérieux. S'il te plaît... "

- "Bon... Mais enfin, voyons: toi avec une fille, c'est ça qui est dingue ! Déjà quand on allait au Lycée quand tu devais en croiser une tu changeais de trottoir tellement tu les détestais ! Et il n'y aurait pas assez du Larousse en Dix Volumes pour contenir la liste de tous les défauts que tu leur trouves ! "

Il avait raison; sur le moment, j'avais complètement oublié.

- "Tu peux parler, vieux célibataire que tu es... "

- "C'est parce que j'ai subi ta mauvaise influence ! "

- "Ouais... Bon, écoute, je voudrais quand même t'envoyer la photo de cette fille, à tout hasard. "

- "Parce que tu as la photo ? Et tu ne sais pas si tu la connais ou pas ? "

Je coupai court aux explications:

- "Je la scanne et je te la faxe... Toujours pas de liaison Internet à l'Observatoire ? "

- "D'accord... On n'a plus les crédits... On pense à se faire sponsoriser par une marque de pâtes... Je te laisse, j'ai des résultats qui doivent tomber incessamment sur un des plateaux... "

- "Entendu... Merci ! Et à la semaine prochaine.... "

(Fin de la première partie)

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