Le retour des Amazones

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Bien sûr, je savais que le mot " amazone " signifiait étylogiquement " qui n'a pas de seins ", et que le mythique peuple de guerrières qu'on avait baptisé ainsi se mutilait de la sorte, selon la légende, pour mieux tirer à l'arc ; Mais je m'attendais peu à ce qu'une de ses représentantes modernes surgisse devant moi et se révèle être une fille dans mon genre ! Je restai interdite. Chryséis sourit (pour la première fois, à ma connaissance) et prit les choses en main.

-" Ne restons pas là. Tes vêtements sont tout tâchés. Et donne moi ce couteau. "

Immédiatement, je lui donnai l'arme que je tenais encore et dont je n'avais plus le souvenir. Chryséis en essuya méticuleusement tant la lame que le manche, et se la passa à la ceinture. Reprenant son arc, elle me fit signe de la suivre. Comme, alors qu'elle avait pris la tête de la marche, j'avançai lentement et sans comprendre, à la façon d'une somnanbule, elle revint vers moi et me passa gentiment sa main libre dans le dos tout à la fois pour me guider et me faire avancer plus vite. C'est ainsi qu'en camarades enlacées nous retournâmes au gymnase.

J'avais craint que Chryséis ne me demandât de reprendre mes vêtements de garçon, mais elle n'en fit rien ; Elle se contenta de démonter son arc et de le ranger prestement dans son étui, après quoi nous ressortîmes comme nous étions venues, par la fameuse porte qui nous avait permis, tant à l'une qu'à l'autre, d'accéder clandestinement aux installations... Toujours en silence, nous gagnâmes sa voiture. Je m'en remettais entièrement à elle, pressentant que ces moments fugitifs et pleins de mystères allaient pourtant décider de ma vie...

-" Alors ", fit elle une fois au à son volant. " Comment t'appelles-tu ? "

-" Michèle. ", dis-je sans hésiter.

-" Mmm... Nous te trouverons un nom plus approprié... Tiens, " Chrèsmis ", ça te va ? "

-" Chrèsmis ? "Celle qui prophétise ", ou quelque chose comme ça ? Oui, ça me plaît bien!

-" Alors, Chrèsmis, allons-y ! D'abord, tu vas te changer chez moi. "

Chryséïs habitait assez loin en banlieue et elle eut donc tout le temps de me raconter la véritable histoire des amazones, bien différente de celle rapportée par les grands historiens grecs.

Si le Monde Antique ne faisait guère de l'homosexualité l'objet de scandale qu'il a pu devenir dans nos civilisations " évoluées ", les phénomènes de travestissement et de transsexualité, qui n'ont rien à voir avec elle, n'y étaient pas pour autant comprises et acceptées, surtout dans la mesure où l'Apparence est la clef du monde grec : Ce qui peut être compris doit se voir et se mesurer, et ce qui apparaît est forcément le reflet de ce qui est caché ; qu'on pense aux troubles dans lesquels les nombres irrationnels ont mis les cerveaux des savants grecs, et quelle était leur incompréhension, par exemple, qu'un physique avantageux pût dissimuler un esprit fourbe et méchant... On devinera sans peine quel calvaire était celui des " hommes " de l'époque dotés par le hasard d'une âme ou des goûts de femme, alors que chacun était supposé s'accomplir dans les disciplines dictées par son apparence physique, et cela encore plus que de nos jours !

D'après ce que me dit Chryséïs, nos lointaines ancêtres, filles d'Arès et d'Harmonie, recherchèrent la paix de l'âme en se regroupant un jour sur un territoire autonome, prêtes à guerroyer farouchement pour qu'il reste le leur. Elles formèrent là, durant des années, une population qui se renouvelait constamment par le simple flot, ininterrompu, de nouvelles arrivantes, et cela jusqu'à ce qu'elles fussent si nombreuses que l'existence de leur royaume ne pût plus être tenue secrète : On commença à parler comme d'une menace, dans les Etats voisins, de ces femmes dépourvues de poitrine et si habiles à l'arc.

Ce fut alors que commencèrent à se répandre les légendes bien connues des incursions des amazones dans les territoires les plus proches, les enlèvements de mâles aux fins de reproduction, les massacres de femmes, de nouveaux-nés mâles, etc...

-" Tu veux dire que tout cela n'a jamais existé ? " demandai-je, intriguée au plus haut point.

-" Bien sûr que non ! Tout ce que nous voulions, c'était de vivre en paix chez nous ; Je vais te dire qui s'est passé : aucun peuple ne peut vivre longtemps en autarcie complète ; Il y eut des échanges avec des marchands, des contacts avec des voyageurs... Les hommes des pays voisins ne furent pas longs à nous comparer à leurs femmes, à nous idéaliser, et finalement à s'échauffer à l'idée de nous conquérir et de vivre avec nous . Tu connais les hommes, je pense : il faut toujours qu'il croient combattre et vaincre ce qu'ils ne connaissent pas ou ce qui leur échappe pour se sentir heureux... Et je dois dire aussi qu'un certain nombre d'entre nous n'avaient rien contre le fait qu'ils viennent dans notre pays, ce qui les eût déchargées d'un grand nombre de travaux, rudes et fatigants, qu'elles appréciaient bien peu.

Toujours est-il que les hommes des contrées voisines ont commencé à disparaître petit à petit ; Nous n'y étions pour rien, bien entendu : c'étaient eux qui venaient chez nous ! Et, ma foi, ils y pouvaient rester à condition de se soumettre à nos lois, et en particulier à celle qui disposait qu'ils ne pouvaient avoir plus de droits que nous-mêmes. En fait, ils en avaient même moins, car ils étaient exclus, par précaution, de toute l'organisation et de tout le fonctionnement du royaume... juste précaution, à vrai dire, car, ainsi que tu le sais, c'est une chose que de se sentir femme, et une autre que d'être esclave ; et un homme doté du moindre pouvoir n'a que trop tendance à vouloir y subordonner autrui...

Malgré ces conditions, le massif exode des hommes pour notre royaume n'a jamais décru ; la masse des épouses abandonnées et des jeunes filles négligées a fini par être suffisamment considérable pour décider les gouvernements à nous anéantir une bonne fois pour toutes, et à monter des expéditions contre nous. Les légendes qui couraient sur notre compte, et qu'ils ont largement enrichies, ont donc fourni les meilleurs des prétextes ! "

Je restai rêveuse :

-" Mais... justement, je croyais que les amazones... enfin... que vous... que nous avions complètement disparu ? "

Chryséïs se mit à rire franchement :

-" Tu existes, n'est-ce pas ? Et moi aussi ! C'est vrai que nous n'avons pas pu conserver notre territoire...Mais comme notre filiation n'est pas génétique, ce n'est pas grave : il y a toujours eu des amazones et il y en aura toujours, dissimulées dans les structures sociales de tous les pays ! Et, finalement, c'est ainsi que nous sommes le plus en sûreté pour mener notre éternel combat, notre guerre contre l'ordre brutal et imparfait des apparences, qui viole la nature profonde et détruit l'harmonie des choses... Mais cette lutte, nous allons bientôt la gagner, tu verras ! "

-" Comment ? Avec un arc et des flèches ? "

J'eus droit à un nouvel éclat de rire :

-" Mais non ! L'arc est à la fois le souvenir de nos origines et le symbole de ce que nous devons être : de vraies flèches, précises, discrètes et terriblement efficaces... Non, nous gagnerons la bataille en agissant au sein de la société, pour la contraindre à ne plus pouvoir se contenter de la rigidité des apparences. Tiens, tu as déjà entendu parler des Mondes Virtuels ? "

-" Un peu : j'étudie l'Informatique au Lycée... "

-"Parfait ! Alors, tu ne t'étonneras pas d'apprendre que la plus grande partie des amazones est, pour le moment, formée d'informaticiennes...

Nous étions arrivées chez elle, un petit pavillon de banlieue à deux étages dont la façade crépie et le toit en ardoises luisaient des reflets de la lune, plus intense que jamais dans le ciel dépourvu de tout nuage. Chryséïs arrêta la voiture dont les roues chassaient bruyamment le gravier, et m'invita à en descendre :

" Nous y voilà ! Je vais te prêter des fringues.... Ne sois pas surprise, je vis avec un homme et mon fils. Enfin, mon fils, il doit dormir à cette heure-ci.. Je ne pense pas qu'il courre la ville pendant la nuit, comme certaine fille que je connais ", ajouta-t'elle malicieusement.

J'écarquillai les yeux :

-" Ton fils ? "

" Oui, enfin c'est le fils qu'il a eu de sa première femme, et qu'il a eu bien du mal à récupérer après que cette salope soit partie un jour au bras du premier venu en l'emmenant avec elle... Vois-tu, c'est cela aussi qui fera notre force dans le monde futur : le fait que les femmes génétiques ne représentent plus pour les hommes d'aujourd'hui que chaos, souffrance, ruine et désespoir... Nous arrivons à temps pour la relève ! "

Chryséïs n'eut pas à faire jouer la clef dans la serrure de la porte d'entrée : son mari vint lui ouvrir, à qui elle me présenta :

-" Voilà Chrèsmis : elle s'est blessée à la salle ; on va nettoyer ça et lui prêter des affaires. "

Sans paraître remarquer ma tenue, le mari me salua d'une parole aimable de réconfort, moi qui avait déjà tout oublié de l'adolescent que j'étais censé être, et nous laissa ensuite sans plus de discussion nous diriger vers la salle de bains, où Chryséïs m'invita à me déshabiller.

" Où diable as-tu trouvé de telles nippes ? " plaisanta-t'elle en examinant ma tenue de plus près.

Je ne répondis pas tout de suite, occupée que j'étais à débarrasser ma main droite des caillots de sang impur qui s'y étaient formés.

-" Dans les malles de ma grand-mère... " expliquai-je... avant qu'elle se précipite sur le médaillon que je portais en sautoir.

-" Et ca ? "

-" C'est une médaille que j'ai achetée lors de mon voyage en Grèce, l'an dernier. La femme à l'arc en tunique doit être Artémis, je pense. On voit la lune en haut à droite. "

Chryséïs me fixa avec le plus grand sérieux :

-" Evidemment que c'est Artémis ! Tu sais ce que c'est, ton médaillon ? C'est très ancien, on te l'a sûrement vendu par erreur, ou alors tu l'as acheté sans le savoir à un pilleur d'antiquités ! Chacune de nous avait un médaillon comme celui-ci, dans les temps anciens... et la tradition s'est perpétuée, regarde : "

Elle porta les mains à son cou et en dégagea un bijou moderne, notablement plus petit que le mien mais décoré d'une scène analogue et dans laquelle apparaissaient tous les éléments que j'avais relevés : une femme, son arc et la lune.

Chryséïs disparut un instant dans la pièce voisine et en revint avec des vêtements neufs :

-" Tu peux dire que tu nous étais vraiment destinée, toi...Il n'y a aucun doute, je dois te conduire à la cérémonie. ", dit-elle après m'avoir encore gravement dévisagée.

(Fin de la deuxième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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