Le retour des Amazones

par Michèle Anne Roncières

Première Partie

Peut-être était-ce bien la pleine lune... Des circonstances météorologiques particulières avaient déjà, à plusieurs reprises, rendu visible dans la journée son disque parfait et lumineux; Et maintenant qu'il avait commencé à luire comme une divinité protectrice, je n'avais plus qu'une seule idée en tête : sortir. Sortir et me promener coûte que coûte dans la seule tenue qui m'apportait sérénité et paix de l'âme : une jupe, un chemisier, un collant, et des ballerines pour moi, l'adolescent tourmenté dont les parents se désolaient de le sentir jour après jour plus distant, plus inaccessible et plus rebelle. Mais pouvais-je leur avouer quelles affres m'agitaient ?

Dans leur souci de veiller sur moi, et pour dissiper des pensées de la nature desquelles ils ne se doutaient pas, ils m'avaient inscrit deux ans plus tôt dans un club de Tir à l'Arc, où j'étais censé dissiper les inquiétudes de mon âge dans les joies de l'effort physique. Il était vrai que ce sport très individuel, fondé sur l'adresse et la technique plutôt que sur la force, m'avait immédiatement conquis et que je ne m'en tirais pas trop mal, compte tenu de ma jeunesse. De plus, et surtout, j'oubliais quand je tirais de me demander si j'étais garçon ou fille, et de m'interroger sur la façon de me comporter : je n'étais plus qu'un être faisant corps avec son instrument ; et j'appréciais cela à un tel point qu'il m'arrivait de rester plusieurs heures en salle, et de ne rentrer à la maison que suffisamment épuisé pour ne plus pouvoir me poser de questions jusqu'au lendemain matin... Je me sentais tellement chez moi dans ces lieux, dont je connaissais les méandres souterrains comme ma poche, que c'était même dans mon vestiaire, soigneusement fermé à clef, que je gardais mes affaires de fille, à la fois parce qu'elles y étaient plus en sûreté que chez mes parents, et qu'elles faisaient partie d'un univers que je sentais confusément être le mien propre.

Je décidai donc d'y aller les chercher, puisque mon désir de faire un tour en fille cette nuit-là, à l'insu de mes parents, comme tant d'autres nuits, avait surgi brusquement, sans me donner l'idée de les prendre en quittant la salle où je n'avais passé qu'une heure l'après-midi. Il n'était que dix-neuf heures, mais j'avais coutume de me retirer tôt dans ma chambre, prétendûment pour dormir et me reposer (et bien plus souvent pour tenter d'analyser et de reconnaître le monstre que j'étais) et de n'en point ressortir avant le lendemain matin : mes parents ne tenteraient certainement pas de pénétrer dans mon antre cette fois-là non plus. En prenant mille précautions, je me faufilai dans les couloirs de la maison, laissant mon père travailler dans la bibliothèque à ses recherches compliquées et ma mère parcourir ses revues au salon, jusqu'à la porte d'entrée, que je savais parfaitement manœuvrer pour qu'elle se referme sans bruit.

Parcourant le chemin à pieds, je fus au gymnase quelque trente minutes plus tard ; je m'étais attendu à ce qu'il fût allumé, pour permettre à des athlètes de s'entraîner en nocturne, comme cela se produisait souvent. Mais aucun éclairage intérieur ne dessinait de fenêtres sur la masse sombre et quelque peu sinistre du bâtiment, qui ne laissait pas filtrer la moindre lumière. J'en sus la raison dès que je fus à la porte : les installations étaient bel et bien fermées. Sans doute le nouveau gardien, affecté là depuis trois jours, s'en était-il allé tranquillement en ne voyant personne, et en l'absence de toute réservation... Il en fallait plus pour contrarier mes projets : je savais l'existence, sur l'un des côtés, d'une petite ouverture de secours qu'il suffisait de manipuler d'une certaine façon pour qu'elle s'ouvrît et donnât accès au sous-sol.

Quelques instants plus tard, après l'avoir ouvert à tâtons avec sa clef, j'eus tôt fait de sortir de mon vestiaire le sac où j'entassais mes vêtements, puis de les revêtir. Le manque de lumière m'aurait certes gênée pour me maquiller, mais je n'en avais guère besoin, en ce temps où j'étais suffisamment jeune pour paraître fille naturellement, et cela d'autant plus que j'avais les cheveux longs. D'ailleurs j'y voyais à merveille dans l'obscurité, et je pus même défaire des seules sensations de mes doigts l'enchevêtrement du collier dont je me parai enfin.

Je caressais encore la médaille qui y était accrochée, lorsqu'il me sembla entendre du bruit qui provenait de la salle voisine ; tendant l'oreille, je reconnus plusieurs fois le sourd impact de flèches qui finissaient leur course dans les panneaux de paille compressée prévus à cet effet. Un tube qui vibra plus fort et plus longtemps que les autres me le confirma : sans aucun doute possible, quelqu'un y avait posé un blason et s'exerçait. Tous projecteurs éteints !

Après avoir enfoui mes oripeaux de garçon dans mon vestiaire, et mûe par une curiosité trop forte, j'entrai dans la salle. En fin d'après midi peut-être, et en tout cas après mon départ, on avait changé de place les gradins amovibles, et ceux-ci formaient comme une allée qui, m'interdisant d'aller vers le tireur invisible, me guidaient vers la cible, tout en étant suffisamment hauts pour me dissimuler à son propre regard et me protéger de ses traits. Quand j'arrivai au bout de cette allée, un espace libre d'une quarantaine de centimètres de large me permit d'apercevoir le blason sur lequel on tirait : une dizaine de flèches y étaient plantées quasiment en plein centre. Les plumes en étaient noires ; c'étaient celles de Chryséïs. J'en restai frappée d'étonnement.

Chryséïs était une jeune femme plutôt mystérieuse à laquelle j'avais été présentée lors de mon inscription. De tempérament solitaire, elle ne se mêlait pas facilement ; mais dans une compagnie saine, où chacun respecte son égal, les particularités de toute personne ne posent aucun problème, ce qui devrait être l'image même de la Société dans son ensemble... Je crois qu'un courant de sympathie avait passé entre nous, sans qu'il se fût pourtant vraiment manifesté. Ainsi, m 'avait-elle m'avait prêté une ou deux fois du petit matériel, sans que je le lui demande (d'ailleurs nous n'avions peut-être pas échangé cinq mots en deux ans), et venait-elle quelquefois me voir tirer à l'entraînement, mais sans jamais faire aucun commentaire ni me donner de conseil.

Elle ne participait jamais à aucun tournoi, à aucune compétition, pour la raison que son arc était tout à fait particulier et, à franchement parler, non réglementaire. Ses branches, par exemple, étaient des plus curieuses et d'une facture inconnue. Et puis aussi, il était dépourvu de viseur : Chryséïs semblait tirer à l'Apache, ce qui, selon les " experts " expliquait ses résultats très moyens... Même aux réjouissances de la Saint-Sébastien et de l'abat-l'oiseau, elle n'avait jamais brillé plus que moi. Et voilà qu'elle mettait dans l'or dix flèches de suite, tirant dans l'obscurité et à une distance que j'évaluais, au temps qui séparait la décoche de l'impact, à trente mètres environ... Pourquoi nous jouait elle ainsi la comédie en minimisant ses performances ?

Les volées avaient tari, et je devinai qu'elle allait venir récupérer ses tubes: il me fallait battre en retraite. Sans doute Chryséïs n'eût-elle guère apprécié de voir son secret partagé, et pour ce qui était du mien il en était de même... Les semelles souples de mes ballerines sur le revêtement plastique du terrain me permirent de ressortir de la salle aussi silencieusement que j'y étais rentrée ... Peu après, j'étais dehors, humant le vent frais avec bonheur, et jouissant avec ivresse sous la lune éclairée du spectacle nocturne qui dissimule la laideur de la vie.

Je comptais flâner une ou deux heures dans les rues peu fréquentées, et m'en retourner ensuite me changer au vestiaire avant de regagner la maison de mes parents... cela me suffisait, à l'époque, de m'étourdir un peu de temps en temps pour oublier la souffrance que me causait l'ignorance de ma propre nature dans la vie de tous les jours. Et, sans doute n'eussè-je jamais demandé plus et ne me fus-je jamais accomplie sans l'incident qui se déroula sous la lumière crue de l'astre nocturne.

M'étant trop attardée dans la contemplation de ses mers de poussière, je n'entendis pas venir dans mon dos une troupe de brutes oiseuses à la recherche du divertissement de choix que je représentais, et cela quelque fût mon sexe réel.

-" Tiens tiens ! regardez moi ça !" fit derrière moi une voix forte qui me glaça les sangs.

Je me retournai aussitôt, pour me trouver face à cinq ou six individus mâles, boutonneux et recouverts de cuir. Plusieurs tenaient maladroitement une canette de bière entamée. Tous puaient l'alcool et la bêtise.

-" Qu'est-ce que vous voulez ? " leur demandai-je.

-" A ton avis, chérie ? " fut la réponse.

Je regardai la lune, dans le ciel. Etait-il possible qu'elle laissât cela se produire ? L'un des bipèdes, qui rotait plus fort que les autres et semblait donc en être le chef, s'approcha en souriant niaisement. Il se planta devant moi et tendit lentement la main dans ma direction, jusqu'à me toucher la gorge... Juste quand je baissai mes paupières, il se mit à hurler de douleur. Rouvrant mes yeux, je le vis tenir sa main ensanglantée, qu'une flèche avait transpercée en pleine paume. Une flèche aux pennes noires.

Tous s'étaient retournés dans la direction supposée d'où provenait l'attaque, mais Chryséïs demeurait invisible. Un des primitifs sortit alors de son blouson un coutelas gigantesque, juste avant qu'une autre flèche ne lui perçât la main à lui aussi, l'obligeant à le lâcher. Je le ramassai.

-" Prenez la fille ! La fille ! " hurla le chef.

Je ne sais lequel eut la mauvaise idée d'obéïr : à peine vis-je une silhouette devant moi que je zébrai l'espace avec mon arme, la sentant trancher dans une matière molle et recueillant sur mes doigts crispés sur le manche un liquide chaud et poisseux.

-" Foutons le camp ! " entendis-je encore, avant que tous ces abrutis détalent comme des lapins.

N'ayant pas eu le temps d'avoir vraiment peur, ce n'est qu'une fois le calme revenu que je pris conscience de ce qui s'était passé, que mon cœur se mit à battre follement et mon corps à trembler. Ma gorge, même, se serra, et ma mâchoire inférieure fut prise de convulsions exactement comme si je m'étais mise à pleurer, tandis que des sanglots secs s'échappaient de ma poitrine.

Je vis alors Chryséïs sortir de l'ombre, lentement, l'arc devant elle, dirigé vers le bas, une flèche en position, prête à le relever pour un tir en réplique. Elle parvint bientôt à ma hauteur et, quand elle fut certaine que tout danger était écarté, posa son arc sur le sol.

Elle se contenta de me mettre les mains sur mes épaules et de me dire en deux mots qu'elle m'avait entendue dans le gymnase et qu'elle m'avait suivie. Il était clair qu'elle m'avait reconnue. Je n'osais y croire : percée à jour, la foudre ne m'avait point frappée pour autant. Je me risquai à lui demander :

-" Tu sais qui je suis ? "

Chryséïs réfléchit et me demanda à son tour :

-" Et toi, le sais-tu ? "

Sans me laisser même le temps de m'interroger sur cette question sybilline, elle me prit doucement la main que le sang de mes agresseurs n'avait point éclaboussé, et la guida vers l'échancrure déboutonnée de son maillot, où, à ma grande surprise, elle l'y fit pénétrer. Je fus plus surprise encore lorsque je rencontrai sous mes doigts la matière chaude et souple mais artificielle qui tenait lieu de seins.

" Tu es comme moi ", reprit-elle enfin. " Tu es une amazone. "

(Fin de la première partie)

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