La morte aux faux-papiers

par Michèle Anne Roncières

Seconde Partie

Me procurer de faux papiers au nom de Michèle-Anne Roncières fut assez facile : tous les gouvernements du monde, qui sont si pointilleux sur la façon dont leurs administrés doivent se conformer aux lois, ont coutume d'en dispenser à discrétion à leurs agents chargés de certaines missions secrètes, et j'avais de bons amis au service du Contre-Espionnage : je les obtins dans la matinée du lendemain.

J'avais poussé le souci du détail jusqu'à envoyer un photographe de l'Identité Judiciaire prendre des photos de Michèle à l'Institut, comme cela se fait parfois pour les appels à témoins ; de cette manière j'avais pu faire confectionner, outres les classiques Fiches d'Etat-Civil, une carte d'identité, un permis de conduire et un passeport.

Et en tenant ces documents entre mes mains, qui eussent sans doute fait le bonheur de notre amie, à force de scruter avec émotion sa photographie posthume, à la recherche de l'être que nous n'avions pas connu, je mesurai pour la première fois l'inanité de notre civilisation, pour qui un individu n'est rien s'il n'est pas en mesure de prouver qui il est au moyen d 'attestations établies par l'Etat...

Tout à ma réflexion, je les enfermai soigneusement dans mon casier personnel, comme s'ils m'avaient été confiés par Michèle pour témoigner un jour de sa véritable existence.

La cérémonie eut lieu l'après-midi. Ce furent vraiment de curieuses funérailles ; Naturellement, il avait été d'abord impossible de trouver une église pour l'accueillir : de nos jours, en raison de leur nombre qui va toujours diminuant, les prêtres passent leur temps à cavaler de paroisse en paroisse... Je dus en réquisitionner une qui se trouva être une petite Eglise de banlieue consacrée à Sainte Rita, dont on dit qu'elle est la patronne des cas désespérés...

Comme le curé protestait violemment qu'il devait célébrer un baptême à 10 km de là, et que Michèle nous avait toujours paru sur les questions religieuses d'un agnosticisme de bon aloi, je le laissai aller en l'assurant que nous nous débrouillerions sans lui (S'il se fût agi d'un mariage au lieu d'un baptême, je pense que j'aurais maintenu ma réquisition de sa personne, en mémoire de Michèle à qui le mariage ne semblait avoir inspiré que des pensées d'une folle noirceur et qu'elle percevait, plutôt que comme un sacrement, comme une malédiction à exorciser par tous les moyens... Ne nous avait-elle pas servi un jour ce malicieux aphorisme pour justifier son état de célibataire : " Ce que Dieu a séparé, que l'Homme ne le réunisse pas ! ")?

L'après-midi, vers 15 heures, dans la petite église de Sainte-Rita, le cercueil ouvert avait été posé sur deux trétaux par la petite équipe d'hommes à tout faire dont j'avais demandé l'appoint à mon bureau et qui était allée le chercher à l'Institut. Ayant d'autres missions à remplir, ils s'éclipsèrent, et nous laissèrent seuls, Luc et moi, de part et d'autre de la bière, devant l'autel. Le cimetière attenait à l'Eglise. Encore fallait-il y porter le cercueil et le descendre dans le caveau qui l'attendait...

-" Comment va-t'on faire ? " demanda Luc. "Il n'y a personne pour nous donner un coup de main... D'habitude il y a toujours un monde fou aux enterrements... La mort des autres, ça attire les vivants comme la lumière les papillons de nuit... Tu n'avais pas une liste de faire-part à envoyer ?"

-" Si ", répondis-je. Mais le délai était trop court pour la poste : j'ai informé tous les destinataires par téléphone. C'étaient tous des hommes, d'ailleurs. Pour rester neutre, je leur ai juste parlé de la mort de Michel, et non de MichèlE... peut-être ai-je eu tort ? Je ne savais pas comment ils allaient réagir... Mais j'ai maintenant l'impression que nous ne le saurons jamais... "

C'est alors qu'elles arrivèrent. Des femmes en robes noires, beaucoup même en voilettes comme dans les années 30... toutes en vêtements de deuil, en tout cas... Et uniquement des femmes. Elle franchissaient le seuil de l'Eglise sans mot dire, par deux ou trois et se séparaient aussitôt pour se répartir lentement sur les bancs de part et d'autre de l'allée. Luc et moi assistâmes muets de stupeur à ce spectacle insolite : on eût dit des anges funèbres investissant l'Eglise, et qui lui donnèrent en quelques minutes l'apparence d'être complètement remplie.

Quand toutes furent en place et que le bruit des pas se fut atténué, il y eut un grand moment de complet silence. Nous deux, debout, nous ne savions que faire. J'allais proposer de poser le couvercle pour le visser, quand l'une des femmes se leva et se dirigea vers nous.

C'était une grande femme un peu maigre d'une cinquantaine d'années, mais d'une douceur profonde, et qui semblait avoir gardé intactes en elle, sous ses traits un peu marqués, comme la fraîcheur et l'harmonie de ses années de jeunesse.

-" Permettez-vous ? Nous aimerions faire nos adieux à notre amie... " nous déclara-t'elle, avec une autorité si naturelle que Luc et moi nous écartâmes aussitôt pour la laisser passer.

A peine avait elle gagné le devant de l'autel, et saisi le goupillon qui s'y trouvait, qu'une autre femme avait pris place au pupitre du Lecteur et que, sous la parole de l'Ecclésiaste qui rappelait que " tout est Vanité ", débuta le plus étrange et plus hallucinant des défilés.

Comprenant juste qui étaient ces femmes, j'assistai, fasciné, à l'émergence d'un monde dont je connaissais bien évidemment l'existence, mais dont je n'avais jamais jusque là pris la mesure et la force; Jamais je n'avais réalisé qu'il était l'univers d'êtres vivants avec leurs passions et leurs chagrins ; Ah, les attardés et les frustrés de toutes sortes... tous ceux pour qui ce monde n'était que " perversion ", et ceux à qui il n'était que prétexte à des plaisanteries grasses et vulgaires... Comme j'aurais ardemment voulu qu'ils vissent avec quelle dignité poignante et avec quelle peine visible ces femmes bénissaient tour à tour le cercueil !

Quand le défilé fut fini, et la lecture achevée, l'Orgue se fit entendre : Je reconnus le Lacrymosa du Requiem de Mozart et, levant des yeux humides, vis qu'une silhouette noire s'agitait devant le double clavier de l'instrument... Pendant ce temps, six autres des anges noirs posèrent et ajustèrent le couvercle du cercueil. A la fin du morceau, que j'écoutai immobile et le ceœur gros de regrets, j'eus la surprise de les voir soulever la bière et la poser sur leurs épaules...

Ce ne fut sans doute pas la moindre des étrangetés de cette cérémonie, que de voir ces femmes en deuil convoyer ainsi l'une des leurs vers la tombe qui l'attendait... Nous sortîmes de l'Eglise et c'est dans cet équipage que nous pénétrâmes dans le cimetière voisin, à la grande surprise des personnes qui s'y trouvaient, et qui ne concevaient pas que l'amitié et la fidélité pussent s'exprimer autrement que de manière conventionnelle, avec toute la pompe de circonstance, le curé de rigueur, les porteurs officiels et les visages hypocrites...

Quand la dalle de marbre fut remise en place, on pouvait y lire cette épitaphe que Michèle m'avait demandé d'y faire graver , et sur laquelle, encore fraîche, un ouvrier dépêché en hâte avait passé la nuit:

Ci-gît en ce caveau Michèle-Anne Roncières
Ou bien plutôt son corps qui s'y est endormi ;
Son âme retenue si longtemps prisonnière,
Fragile, torturée, n'y vivant qu'à demi,
A enfin quitté l'ombre et rejoint la lumière.

Je murmurais encore ces vers sur le chemin du retour à mon bureau quand des cris dans la rue me ramenèrent à la réalité. Des agents de quartier étaient en train d'embarquer dans une fourgonnette de police deux pauvres créatures qui ne pouvaient encore guère passer pour entièrement féminines. Je bondis.

-" Qu'est-ce que ça vous faites ? " demandai-je à l'un des pandores.

-" Ca vous regarde ? "rétorqua-t'il de mauvaise grâce ? " Vous êtes amateur de travelos ? Vous voulez que je vous embarque avec eux ? "

-" J'aimerais bien vous voir essayer... "fis-je en sortant ma carte barrée de tricolore.

L'abruti rectifia la position instantanément :

-" Oh pardon Monsieur le Commissaire... Je pouvais pas savoir... "

-"Et bien maintenant vous savez... Alors relâchez moi ça tout de suite.... Avant que je vous demande les noms de vos supérieurs hiérarchiques... "

-" Entendu Monsieur le Commissaire ... Mais c'est que... "

-" Quoi donc ? "

-" Leurs papiers sont faux... On les emmenait au poste pour vérification d'identité... "

Je me tournai vers les interpellées, qui, tout en donnant l'impression d'assister à un miracle, n'en menaient pas large... Elles n'avaient pas l'apparence de trafiquants d'armes ou de drogue... encore moins d'assassins...

-" Je sais... Ecoutez Brigadier... L'intérêt supérieur de la Nation prend parfois les voies les plus détournées... "

-" Oui Monsieur le Commissaire... " approuva t'il sans comprendre où je voulais en venir.

-" Je ne veux plus d'arrestation de ce genre dans le secteur, compris ? Concentrez-vous sur les crimes et délits... "

-" Oui Monsieur le Commissaire ! ", fit il, soulagé que sa bévue n'eût pas d'autre conséquence qu'une admonestation de ma part...

" Allez vous deux, on vous retient plus, a dit le Commissaire ! "

Mes deux oiseaux sortirent de leur cage sans se faire prier et s'en éloignèrent aussi vite que le leur permettaient leurs talons un peu trop hauts...

Je repris mon chemin à mon tour avec le sentiment grisant d'avoir fait quelque chose de juste...

Des faux papiers... Mais tout le monde a des faux papiers ! Nos papiers à tous sont tous faux, dès que nous nous laissons dicter nos attitudes, nos pensées, nos goûts et nos comportements par des puissances qui n'ont d'autre aspiration que de nous classer et de nous estampiller sans pouvoir ou vouloir reconnaître la diversité de nos natures...

Et ce n'était pas une certaine morte au faux papiers qui me dirait le contraire...

N'est-ce pas, Michèle ?

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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