La morte aux faux-papiers

par Michèle Anne Roncières

Première Partie

Quand j'entrai dans l'arrière-salle du restaurant où nous avions coutume de nous retrouver une fois par semaine, le Vendredi soir, après le travail, je sentis tout de suite qu'un malheur était arrivé. L'attitude de Luc me le confirma : accablé au comptoir dans le coin qui faisait bar au lieu de nous attendre à notre table habituelle, les bras croisés, les yeux dans le vague face à la grande glace qu'il ne semblait pas voir, il ne me regarda même pas quand je m'assis sur le tabouret voisin.

Lui qui ne buvait jamais, il tenait dans sa main droite un petit verre à liqueur encore à demi-plein, qu'il faisait rouler entre ses doigts sans paraître même en avoir conscience. Tâchant de pénétrer son univers et me tournant vers lui, je remarquai qu'il avait les yeux rouges.

-" Michel n'est pas là ? ", demandai-je doucement.

-" Non . Il ne viendra pas. Il ne viendra plus. Plus jamais. "

-" Pourquoi ? ", fis-je, surpris. " Il est fâché ? "

-" Il n'est pas fâché. Il est mort, voilà ce qu'il y a. "

Je restai muet, le temps que Luc vide son verre d'un trait. Un frisson me parcourut : Jamais Michel ne m'avait paru en meilleure forme que la semaine précédente.

-" Mais ? Comment est-ce arrivé ? Tu es sûr ? "

-" Evidemment, que je suis sûr... C'est moi qui l'ai préparé. J'y ai passé la journée. J'ai fini voilà pas vingt minutes. "

Luc était le meilleur technicien de l'Institut Médico-Légal : sa spécialité était la reconstitution des visages défigurés et des corps méconnaissables de telle sorte que les proches puissent procéder aux identifications nécessaires. Il avait consacré sa vie à cette science et était devenu une telle autorité en la matière qu'il lui arrivait d'être consulté par les autorités judiciaires de pays étrangers, ou même, parfois, par des paléontologues.

Mais, plus encore que cela, Luc était un grand artiste, qui ne se contentait pas de rendre ses " patients " présentables, et leur redonnait jusqu'à l'apparence de la Vie. Et même, débarrassés des mimiques et des stigmates grossiers que l'existence imprime dans les chairs, ils paraissaient souvent plus épanouis et sereins qu'ils l'avaient jamais été de leur vivant : Combien de parents, d'époux, venus déférer aux douloureuses formalités de l'identité Judiciaire, et qui avaient pénétré avec désespoir dans la petite salle des Reconnaissances, en étaient ressortis apaisés, et inconscient du calvaire qu'avaient subi l'être qu'ils aimaient encore, calvaire que Luc avait rendu insoupçonnable ?

Cet Art, on avait tenté de l'informatiser, et c'était précisément ce qui avait permis notre rencontre, à Luc, Michel et à moi : l'Administration qui m'employait, le Ministère de l'Intérieur, avait soudainement décidé, après des lustres de totale indifférence, qu'il était inacceptable, inefficace, dangereux et dommageable qu'un tel métier restât l'apanage d'un seul homme et avait entrepris de le systématiser pour le rendre disponible dans tous les autres Instituts Régionaux.

Michel, analyste-programmeur dans une société d'imagerie magnétique avait été retenu pour développer le projet ; et moi je m'occupais des liaisons entre lui et Luc, ainsi que de la face administrative des choses... Le courant avait très vite passé entre nous trois, ce qui avait heureusement permis de surmonter le caractère macabre de nos travaux, et cela à tel point qu'une véritable amitié nous avait liés, avions-nous cru, pour toujours. Tout cela me revint aussitôt à l'esprit avec tous les bons moments que nous avions passés ensemble.

-" Comment est-ce arrivé ? ", répétai-je lentement ;

-" Et bien, à vrai dire... La mort, il est allé la chercher... " fit-il en regardant le fond de son verre vide.

Michel nous avait toujours paru un être tourmenté, que nous n'avions jamais pu comprendre tout à fait. Son humour, même, volontiers provocateur, avait quelque chose de si noir qu'il nous mettait souvent mal à l'aise. Mais nous pensions qu'il s'agissait là d'un sorte d'exorcisme des réalités atroces que nous avions parfois été amenés à voir : quelque chose comme les plaisanteries de carabins, dont nous n'avions pu discerner que cela recouvrait un plus profond abîme.

" Tu veux le voir ? ", me demanda soudain Luc avec quelque brusquerie, et sans donner plus de détails.

J'approuvai, et nous sortîmes de l'établissement. En chemin, Luc se confia davantage :

" Tu sais, Michel est venu me voir très souvent la semaine dernière, pratiquement chaque jour : Nous en étions au point où je lui expliquais les différences anatomiques et de constitution entre l'homme et la femme, et spécialement comment les indices de texture de peau, de répartition des chairs, des formes osseuses, etc... peuvent aider à la détermination du sexe d'une personne. Ca avait l'air de le passionner...

Mais ce que je ne me pardonnerai jamais... c'est de lui avoir montré l'inverse : comment, à partir d'un crâne donné, je pouvais en "tirer" l'interprétation vers une tête d'homme ou de femme... Oh Seigneur, je me suis laissé emporter par ma passion... Jamais je n'aurais dû lui faire voir ça... Tout est de ma faute ! "

Je ne comprenais rien, mais, comme nous étions arrivés, je me tus et suivis mon guide à l'intérieur de l'Institut, par de longs et sinistres couloirs décrépits, jusqu'à une salle isolée que je ne connaissais pas.

Dans cette pièce glaciale, à la lueur d'un éclairage indirect, sous un simple drap, un corps reposait. Je m'en approchai, tandis que Luc, qui restait à la porte, hochait la tête. Ayant retiré le voile avec lenteur, je faillis crier de surprise : j'avais révélé le visage d'une belle jeune femme brune aux cheveux longs et aux yeux clairs, admirablement maquillée, comme tombée en catalepsie. Je reposai le drap.

-" Tu t'es trompé de salle, Luc : c'est... Ce n'est pas lui ! "

A ma grande surprise, Luc soupira :

-" Si... Enfin c'est MichèlE... avec un E. C'est elle. "

Je ne compris pas. Luc s'approcha à son tour, et retira de nouveau le drap:

" Tu ne reconnais vraiment pas son visage ? "

Examinant la morte avec toute mon attention, et faisant appel à mes souvenirs d'anthropométrie de l'Ecole de Police, que j'avais quittée presque vingt ans plus tôt, je finis par découvrir des points de ressemblance indiscutables, et la vérité m'apparut dans toute son évidence. Luc reprit la parole :

" Tout s'est passé hier... Elle s'est empoisonnée... Encore un renseignement qu'elle m'a soutiré : elle avait besoin de se tuer sans faire de dégâts, pour ne pas me compliquer la tâche. C'est ce qu'elle dit dans sa lettre. Parce que tout ça, vois-tu... ça fait partie de ses dernières volontés : elle souhaitait expressément que ce soit moi qui m'occupe d'elle ... pour lui donner son " vrai visage " comme elle disait. Elle disait aussi... qu'elle ne voulait pas être enterrée dans la peau d'un homme, et que c'était le seul moyen qu'elle avait trouvé... Elle dit qu'aucun chirurgien ne pouvait faire aussi bien sur un être vivant que moi sur un cadavre... "

A cette évocation de ses talents, à la suprématie tragique, Luc éclata en sanglots et découvrit complètement le corps : Notre amie, l'être que nous n'avions pas su deviner, gisait là, dans une splendide robe blanche, les mains jointes sur le ventre et serrées sur la tige d'une rose rouge sombre. Je remarquai ensuite les bijoux et le collier de brillants Je pensai un instant à la Blanche-Neige de mes contes d'enfance. Machinalement, je mis une main sur l'épaule de Luc pour le réconforter et nous restâmes quelques instants muets à la contempler ainsi.

-" Elle est belle, n'est-ce pas ? " fit enfin Luc.

-" Magnifique ", convins-je, le coœur plus serré que jamais.

Pourquoi ne nous avait-elle rien dit ? Pourquoi n'avions nous pas pu sentir ? Pensait elle que nous n'aurions pas pu la comprendre ? Aussitôt ce regret formulé, je sentis ma tristesse s'accroître : si je réalisais qu'au fond de moi il m'aurait sans doute été très difficile, en effet, de la comprendre, n'aurais-je cependant pas pu accepter totalement cet être que j'appréciais autant pour ce que je connaissais de lui ? Oui, bien sûr, je le savais... Ah, Michèle, quelles épreuves avais-tu traversées jadis pour ne pas vouloir donner à notre amitié la chance de t'accepter, et préférer plutôt lui confier le si triste soin de lui fermer les yeux ?

Je sursautai :

" Tu ne lui as pas fermé les yeux... ", fis-je remarquer à Luc.

-" Je ne peux pas... Je ne veux pas. ", répondit-il.

Je me rapprochai de la table et regardai une dernière fois les yeux verts dont la profondeur m'avait fait reculer plus d'une fois lors de nos discussions de travail, et qui fixaient à présent un ailleurs insaisissable. Je tendis une main hésitante... et, avec une réelle tendresse, murai de ses paupières le monde intérieur de celle qui semblait désormais avoir été surprise par le sommeil lors d'un rêve doux et tranquille. Il adhéra un peu de fard sur mes doigts, si peu de chose... J'eus envie des les porter à mes propres paupières, moi qui avais été si aveugle.

Luc me tendit une enveloppe qu'il avait prise dans la poche de sa veste :

-" Elle a laissé ça... "

C'était la dernière lettre de Michèle, une longue lettre, qui nous était destinée à tous deux. Elle y expliquait, à nous, ses amis, ce qu'elle avait été depuis toujours, les tourments que cela lui avait valu, les doutes qu'elle entretenait sur elle et sur le monde et qui l'avaient empêchée de s'accomplir, jusqu'à ce qu'elle ait la révélation que Luc était l'homme qui pouvait l'y aider, rencontre qui avait tout déclenché. Elle avait soudain compris, disait-elle, en employant une dernière fois cet humour qui nous faisait si mal, qu'elle avait désormais les moyens de " finir en beauté".

Ensuite venait ce qu'elle souhaitait que nous accomplissions pour elle : Luc était chargé de lui donner son apparence, prouesse dans laquelle il venait de se surpasser. Et quant à moi, je devais lui permettre de se faire inhumer sous l'identité de femme qu'elle avait gardé secrète jusque là. Suivaient quelques instructions relatives à la cérémonie et les personnes à inviter. Je glissai l'enveloppe dans la poche intérieure.

"J'aurai préféré faire autre chose pour toi... Michèle ", grommelai-je entre mes dents.

Je laissai Luc en contemplation devant la dépouille de notre amie, et me glissai hors de la pièce.

(Fin de la première partie)

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