La jumelle endeuillée

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie


Je restai dans ma chambre jusqu'au soir, ne redevenant garçon que pour le souper, qui fut des plus sinistres: de mon père, de ma mère et de moi, nul n'osait rompre le silence, et nous mangions le nez dans nos assiettes, en évitant de nous regarder. Et il en fut ainsi de chaque repas pendant trois mois, au bout desquels j'avais fini par appréhender à tel point ces moments de cauchemar que la seule pensée m'en soulevait le coeur.

Un jour à la sortie du Lycée, je revis avec surprise Albert, qui m'y guettait: m'ayant salué avec un reste de gêne, il m'invita à prendre quelque chose dans un café voisin, ce que je me sentis forcé d'accepter en raison de ses manières tout à la fois embarrassées et suprêmement courtoises. Dieu sait que je n'avais aucune idée de ce qu'il allait me demander, au cours de cette longue conversation, et qui bouleversa ma vie !

-"Tu sais", finit-il par me dire au bout d'un quart d'heure de bien des considérations générales, "Personne ne t'en veut pour... l'autre jour. Personne. Au contraire."

Sur le moment, tout à la désagréable surprise de cette évocation d'un moment pénible, je ne relevai pas le dernier terme.

-"Vous n'avez pas vu la tête de mes parents..." répliquai-je.

-"Si, justement... nous en avons discuté ce matin..."

Je restai interloqué:

-"Ah bon ? Mais pourquoi ?"

Il fallut encore bien des circonvolutions pour qu'il s'expliquât enfin:

-"Ecoute... Tu le sais bien, n'est-ce pas, que tu es le portrait de ta soeur ? Et tu sais aussi dans quel chagrin nous a plongé sa... disparition ?"

J'aurais pu lui répondre que je le savais d'autant mieux que ce chagrin, je l'éprouvais, moi aussi, tous les jours, mais, tremblante de comprendre, je le laissai poursuivre:

"Tu sais comme je l'aimais ?"

Et à cet instant, comme il détournait la tête, vaincu par l'émotion, il me sembla que l'être sensible perçait enfin sous le "brillant parti": ce fut là, sans doute, que, touchée, je me sentis prêt à l'aider quelles que fussent ses intentions.

"Mais non", reprit-il, "tu ne peux pas savoir, tu es trop jeune..."

-"Si", protestai-je," je crois que je peux !"

Il se retourna vers moi, l'air plein d'espoir:

-"Oh", fit-il, "comme je voudrais revoir ta soeur parmi nous, ne serait-ce qu'une fois, la voir bouger, marcher, l'entendre rire, parler... tu comprends ?"

Je l'en assurai d'un battement de paupières, et après cela, au bout du silence le plus long que j'avais jamais enduré, il prononca enfin ce que j'avais commencé à espérer d'entendre:

"Crois-tu que tu pourrais le faire ?"

-"Et mes parents ?" objectai-je le plus mollement du monde.

-"Ils sont d'accord... Ils sont comme moi... Ils veulent la revoir."

Vacillant sur ma chaise, il me semblait voir et etendre en hallucination ma soeur qui me souriait, me disant "Oui, accepte, sois-moi, sois celle que tu voulais être et fais-moi revivre..." Je m'entendis murmurer que oui, et, tandis que je donnai mon accord et mon être à ce projet insensé, le vertige triompha: je serais tombé si Albert ne m'avait point retenue.

La première épreuve eut lieu le soir même: rentrant à la maison, nous allâmes directement dans la chambre pour que je m'y prépare. J'ouvris, sûre de moi, la penderie pour y choisir la tenue dans laquelle je devais descendre souper: une robe longue un peu cérémonieuse, mais qui marquerait définitivement mon changement d'état.

Albert attendait sur le palier, derrière la porte... Et quand je l'ouvris, au bout d'une heure, et qu'il se retourna, son saisissement fut tel que, de joie, j'éclatai de rire, d'un rire clair et franc, de ce rire qui n'avait plus retenti depuis si longtemps. "Agnès..." murmura-t'il attendri, et au comble de l'émotion. Je vis bien qu'il faillit courir à moi pour m'embrasser, mais je prévins son élan en sautant de côté, comme il seyait à une demoiselle bien élevée.

Je descendis l'escalier comme une vedette de cinéma la passerelle de son avion: en bas m'attendaient mes parents, dont les yeux fixés sur moi exprimèrent à la fois, après l'étonnement et l'incrédulité, l'émerveillement et le soulagement que j'avais déjà vus dans ceux d'Albert. J'étais désormais Agnès, je le compris à cet instant, pour le reste de ma vie, et tout ce qui avait précédé s'évanouit en un éclair. Que la perte de leur fils passât aussi inaperçue à mes parents que celle de leur fille leur avait été cruelle, je n'en éprouvai aucun dépit, aucune vexation, tant l'anéantissement du personnage insignifiant et sans intérêt que j'avais été jusqu'à lors ne me causait à moi-même aucun regret.

Le repas fut gai. Je me comportai enfin comme j'en avais toujours rêvé, et cela le plus naturellement du monde. Mes parents perdirent peu à peu à perdre leur air de deuil éternel... Aux hors d'oeuvres, Albert me baisa la main; un peu plus tard il m'embrassa dans le cou, faisant renaître les sourires. Et au dessert, dans l'ivresse légère des liqueurs sorties pour l'occasion, on reparla du mariage comme d'un projet interrompu qui redevenait possible: mes parents avaient "le bras long", comme ils aimaient s'en vanter, et ce ne devait être qu'une formalité pour eux d'obtenir d'un employé de l'Etat-Civil qu'il délivrât de faux documents selon lesquels c'était mon petit frère qui était mort, et non pas moi.

A partir de cette soirée, tout fut réglé: je restai à la maison, ne pouvant retourner au Lycée, à m'instruire des mille choses que, dans une vie précédente, du temps de mon petit frère, j'avais déjà apprises de ma maman. Je ne sortais guère: d'abord, on avait trop peur qu'il m'arrivât quelque chose; et puis, les quelques amies que j'avais rencontrées dans la rue m'avaient regardée comme on peut le faire d'un fantôme, avec surprise mêlée de terreur, si bien que je n'osai plus renouer avec mes anciennes relations.

Hélas, le mariage ne se fit pas: lors de son service militaire, quelques mois plus tard, Albert fut victime d'un terrible accident, que la bêtise des gradés avait rendu inévitable, et qui lui coûta la vie. Je fus assez peinée; ce n'était pas que j'aimais vraiment Albert, mais je m'étais faite à l'idée d'échapper à l'affectueuse mais pesante monotonie du foyer de mes parents, et si nous avions pu créer le nôtre, nul doute que j'aurais pu me livrer plus pleinement à la nouvelle existence qui était la mienne, au lieu de devoir me plier aux règles et comportements dont je n'étais finalement que l'héritière.

Il y a bien longtemps de tout cela: mes parents sont morts depuis des années, eux aussi; et je pense avec nostalgie et inquiètude à celle que je suis vraiment et que je n'ai pas l'impression d'avoir jamais véritablement exprimée.

Dans ces moments là, je passe encore de longues heures à rêvasser, m'attardant parfois sur le portrait, toujours bordé de noir, de mon petitfrère, qui me ressemblait tellement et que j'aurais voulu mieux connaître: je me sens alors comme une jumelle endeuillée, n'ayant vécu qu'à demi sa propre existence, et point du tout celle que son double aurait pu lui révéler.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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