La jumelle endeuillée

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


Cette histoire aussi a été dédiée, dans le passé. Comment ai-je pu commettre l'erreur de livrer mon art, mon émotion, mes pensées, et le coeur de moi-même à quelqu'un aussi incapable de les apprécier ? Je ne dédie plus aucune de mes histoires, aujourd'hui.


J'avais 15 ans lorsque mourut ma soeur et que le temps s'arrêta chez nous:j'habitais avec mes parents dans une maison austère, où d'immenses boiseries murales engloutissaient toute la lumière qui réchappait de systèmes de rideaux épais et compliqués, où profusion de tapis et demoquettes assourdissaient tout du monde extérieur et faisaient régner surla vie familiale une atmosphère de monastère trappiste: seuls les riresfrais et les toilettes colorées de ma grande soeur avaient apporté jusquen là, sans que nous nous en fussions véritablement aperçus, le souffle d'air pur, l''étincelle de vie indispensables à relever une ambiance aussi morne et désolante.

Mon aînée de trois ans venait juste d'être fiancée à un jeune homme dont on nous assurait du brillant avenir, et qu'elle n'aurait peut-être point choisi elle-même tant il ressemblait, par son caractère taciturne, son sérieux de vieillard et ses discours ennuyeux, à nos vieux parents. Maiselle avait pris cela comme elle prenait toute chose, avec résignation et bonne humeur.

N'eut été l'âge et le sexe, on aurait pu nous prendre pour des jumelles,tant nous nous ressemblions au physique. Mais nos différences étaient ailleurs: j'étais triste et morose, comme toute la famille, et cela sans doute à cause de mon secret personnel: j'aurais tant voulu être une fille comme ma soeur, moi aussi, un de ces êtres, ma mère exceptée, qui rayonnent de douceur, de gaieté, et font un enchantement de tout ce qui les entoure, au lieu de se complaire, comme le reste de l'humanité dans les veuleries du monde et les bas-fonds de l'esprit...

Mais je constatais chaque matin, avec désespoir, que cette grâce persistait à m'être refusée, et toutes les fois que je me regardais dans un miroir, je retombais dans la noirceur infinie de mes pensées déprimantes. Dieu sait pourtant que j'eusse été si bien en fille ! Et moi aussi, je le savais car, plus d'une fois, j'avais revêtu en cachette les affaires de ma soeur: à part la chevelure, qu'elle avait longue, et moi courte, j'avais cru la voir dans la glace; et cela d'autant plus que je parvenais sans efforts à me maquiller comme elle !

Une fois, rentrée plus tôt que je ne l'attendais, alors que mon père était à son bureau et ma mère chez des amies pour sa partie de bridge, elle m'avait surprise dans sa chambre, essayant un chemisier de broderie fine et l'une de ses longues jupes plissées qu'elle affectionnait. Pour parfaire ma tenue, je m'étais parée d'un collier de perles de Maman, qui lui en avait fait don: j'étais, encore une fois, une jeune fille plus qu'acceptable, et tout à fait "comme il faut", image un peu garçonnière de ma soeur, cependant, qui ne s'y trompa pas:

Elle éclata d'un rire joyeux, dépourvu de toute moquerie:

"Eh bien ! J'ignorais que j'avais une soeur !" Puis, aussitôt: "Dis-donc soeurette, tu n'es pas mal comme ça !"

Je n'eus pas à donner d'explications: peut-être pour me tirer d'embarras,ma soeur entra dans mon "jeu" en me donnant de vieilles affaires qui ne lui plaisaient plus, ainsi que des produits de maquillage sur la fin, dont elle ne savait que faire. Elle sortit même de son placard une objet magique qu'elle me fit essayer: une perruque longue, la première que je voyais, et qui acheva de me transformer, mais pour quelques instants seulement, hélas,car elle finit par me l'ôter et la remit soigneusement à sa place. Peut-être avait-elle compris... et pourtant, je ne devais jamais plus reparaître en fille devant elle: quelques jours plus tard, pour revenir de chez une amie qui l'avait invitée, elle accepta de monter dans la voiture de celle-ci, qui venait de lui être offerte en récompense d'avoir obtenu son permis de conduire. C'était un Dimanche, il était tard. Un camionneur en fraude, trop pressé de livrer sa camelote, effectua un dépassement dangereux sans visibilité; les deux filles furent tuées "sur le coup",comme on dit.

Elles ne se rendirent compte de rien, sans doute: à peine le temps de voir les deux gros phares du camion au détour du virage, sur la même voie qu'elles; peut-être celui de se demander ce que c'était; sûrement pas celui de réaliser, ni même d'avoir peur, non plus que de souffrir.Pourquoi, la dernière fois que je vis ma soeur, belle et tranquille dans son cercueil, et comme ensommeillée dans la grande robe blanche, pensai-je à la fois mourir et renaître moi-même ? Je ne me souviens guère de la cérémonie: seulement de la voiture noire derrière laquelle il nous fallut marcher jusqu'au petit cimetière de campagne où nous avions notre caveau,où l'attendaient des générations d'ancêtres décharnés. Je ne regardai pas quand on y déposa ma soeur.

Quelques jours plus tard, Albert, le fiancé de ma soeur, vint à la maison.Mes parents et lui s'isolèrent dans le petit salon pour s'y livrer à l'évocation de leur "chère disparue". Et moi, négligé, qui les entendais à travers la porte, n'y tenant plus au bout de dix minutes, je me précipitai dans la chambre restée close.

Tout y était comme ma soeur l'avait laissé. Passant un regard ému sur les bibelots, les livres et les meubles, je finis par tomber sur la penderie...Une demi-heure plus tard, j'étais ma soeur, et cela d'autant plus que j'avais coiffé la belle perruque brune. Ce que je ressentis cette fois là dépassa le soulagement habituel: ce fut plutôt comme une transfiguration, à laquelle s'ajoutait le bonheur inexprimable que ma soeur n'était pas vraiment morte, puisque elle prenait dans la glace la place de mon reflet.Soudain, la porte s'ouvrit: sans doute Albert avait-il demandé à voir une dernière fois les lieux où ma soeur avait vécu, ceux qu'elle avait embellis et aimés... Lui et mes parents firent irruption dans la pièce, au milieu de laquelle je restai figée et interdite. Ma mère s'évanouit en me voyant, ce qui me permit de filer dans ma chambre pour tâcher d'y reprendre mon apparence ordinaire.

Je n'avais même pas eu le temps d'enlever mon maquillage que mon père m'y avait déjà rejointe; c'était un homme dur, qui ne m'avait jamais ménagé les corrections dont, bien sûr, ma soeur avait toujours été exempte. Il avait déjà levé le bras pour me donner la plus magistrale des gifles qu'il eût jamais donnée quand je me retournai et le regardai bien en face. Il me dévisagea longuement, hésitant, puis laissa retomber lentement sa main qui tremblait, et s'en alla sans dire un mot.

(Fin de la première partie)

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