La fugueuse introuvable

par Michèle Anne Roncières

Seconde Partie


Je fus présentée aux autres comme une nouvelle, qui allait prendre les cours en route. A mon grand soulagement, je ne suscitai aucune curiosité particulière, ni aucune animosité, et nous partîmes déjeuner peu après dans le grand réfectoire de mon nouveau bâtiment.

J'étais quelque peu perplexe; il me parut finalement astucieux d'imaginer que Mademoiselle Bernardini m'avait démasquée dès le début, et qu'elle voulait me donner une bonne leçon en m'obligeant à mener une vie d'écolière jusqu'à ce que je demande grâce. " Si c'est cela ton idée, ma vieille ", pensais-je en moi-même, " tu peux toujours courir ! Si tu savais ! " Pouvant vivre en fille toute la journée, je n'avais plus besoin de passer de nuits blanches: je récupérai facilement, et devins la meilleure élève de ma classe. Cela n'était guère difficile d'ailleurs, les programmes scolaires des filles étant moins exigeants que ceux des garçons. Nous avions, en compensation, une matière de plus qu'eux: " l'enseignement ménager ", censé nous apporter les bases de l'hygiène domestique, de la couture, de la cuisine, de la puériculture, etc... Il va de soi que, partant avec un certain retard, voire quelque handicap, je n'étais pas aussi brillante en cela que dans les autres disciplines. Mais bien des autres filles n'étant pas plus douées que moi, et même certaines encore moins, je n'en eus guère honte.

Là où je rencontrais des difficultés bien réelles, par contre, c'était dans tout le reste: les jeux des filles m'étaient inconnus; j'étais incapable d'aider une camarade à tresser sa natte; certaines discussions m'échappaient complètement. Je mesurais de la façon la plus amère tout ce qui m'avait manqué et comme j'étais déjà profondément victime de mon éducation, à laquelle j'avais pourtant si peu adhéré.

De temps en temps, à l'occasion de manquements plus prononcés que d'autres, Mademoiselle Bernardini me prenait à part sur le temps d'étude, et m'entretenait pendant une heure des choses que je devais faire, et de celles, plus nombreuses, que je devais éviter: " Une demoiselle ne parle pas de la sorte ", disait-elle, sévèrement. Ou encore: " Une demoiselle ne se comporte pas de cette façon ". Bref, une demoiselle faisait ceci, pas cela, maintes choses auxquelles j'apprenais peu à peu à me conformer, et sans véritable déplaisir.

Les premières fois, je n'arrivais toujours pas à savoir si Mademoiselle Bernardini se moquait doucement de moi en me donnant ces réprimandes, ou s'il s'agissait en quelque sorte de leçons véritables, comme elle aurait pu en donner à mes camarades. Mais, si tel était le cas, pourquoi en étais-je toujours la seule bénéficiaire ? Tout ceci ne s'expliqua que quelques mois plus tard, lors de la tragédie.

J'avais découvert aussi, à ma grande tristesse, que le monde des filles n'était pas aussi idyllique que je l'avais cru: plus d'une fois, d'âpres disputes avaient pris fin sur des remarques assassines d'une grande férocité, ou sur des brouilles terribles et définitives. Il arrivait aussi que les ennemies les plus irréductibles redevinssent quelques jours plus tard les meilleures amies du monde et s'allient aussitôt contre une troisième; et ce jeu de guérilla perpétuelle, aux renversements brutaux et déroulements imprévisibles qui me mettait mal à l'aise, je n'y comprenais pas grand chose.

Aussi, restais-je toujours un peu à l'écart, dans une réserve prudente. J'avais cependant réussi à me faire une amie. Elle s'appelait Béatrice; elle était aussi blonde que j'étais brune, avait des yeux bleus comme les miens étaient verts, et son tempérament romantique était aussi éperdu que le mien. Plusieurs fois quand je lui avais demandé une feuille, un crayon, ou un livre, elle m'avait souri de telle façon que j'en avais été toute retournée. Au fil des semaines, nous finîmes par nous trouver perpétuellement ensemble: sagement assises au même banc de classe, nous nous retrouvions voisines de table à la demi-pension,, camarades de jeux pendant les inter-cours, coéquipières lors des enseignements sportifs... Bien entendu, on ne tarda pas à jaser sur notre compte, ce qui tout à la fois nous amusait et nous rapprochait davantage. Seule la nuit pouvait nous séparer, car Mademoiselle Bernardini surveillait étroitement son dortoir, et interdisait tout échange de place, encore plus tout partage de couche. Nous ne tînmes pas longtemps ainsi: une nuit, nous nous relevâmes toutes deux pour gagner des endroits plus propices à nos conversations enflammées. En vieille routinière de la chose, j'avais indiqué à mon amie la marche à suivre et toutes les précautions à prendre, si bien qu'après dix minutes d'un cheminement silentissime, nous étions à l'abri dans une salle de classe déserte et insolite, qu'éclairaient seulement des rayons d'une lune bleutée.

Je ne sais comment cela se produisit; quelques instants plus tard, nos lèvres échangeaient par leur tendre contact la plus douce émotion qui m'eût jamais envahie. Quelle ivresse d'être l'une à l'autre et de se sentir, pour la première, l'unique, la dernière fois, l'âme et la vie de son aimée ! " Psychè ", murmurais-je en caressant le visage de mon amie, tant seule une langue ancienne et magique comme le grec me paraissait digne de ce moment. Nous retournâmes au dortoir en nous tenant par la main. Et, par la suite, bien que nous fussions toujours ensemble, nous ne nous parlions plus guère: le langage de l'âme avait remplacé les mots, et il nous suffisait désormais d'un regard, ou d'une sensation, pour nous comprendre. Même quand nous étions séparés l'une de l'autre, nous n'en étions pas moins un seul être. Rien ne nous semblait plus impossible, ni rien hors de portée: nous rêvions déjà de notre sortie du Collège; et, en toute vérité, j'avais oublié qui j'avais été pendant si longtemps.

Après ma disparition de chez les garçons, on m'avait vainement recherchée, sans succès évidemment: l'Administration du Collège n'avait pas fait le moindre rapprochement entre la disparition d'un jeune garçon et l'apparition, le lendemain, d'une jeune fille... J'avoue n'avoir pas beaucoup pensé à mes parents, qu'on avait dû prévenir, mais qui s'étaient toujours montrés si distants, si lointains, si peu enclins à m'accepter et à me reconnaître pour ce que j'étais.

Aussi me voyais-je former avec Béatrice la plus noble, la plus belle, la plus heureuse, la plus éternelle des alliances qui se pouvaient concevoir. Hélas, il n'en fut rien: plus vif est le bonheur, plus prompte est la tragédie.

Nous étions toutes dans la cour, un jour, vers dix heures, lorsqu'une fille vint, courant de groupe en groupe, propager la nouvelle:

-" Vous savez quoi ? Mademoiselle Bernardini quitte le Collège: Elle a été arrêtée par les gendarmes ! "

et comme nous restions stupéfaites, elle ajouta, savourant son effet:

-" C'était pas une femme, mais un homme déguisé ! "

Je sentis mon sang se glacer dans mes veines: tout un univers venait de s'écrouler, et un autre, honni, oublié, reprenait sa place de cauchemar. Je n'entendis les autres commentaires que dans une sorte de brouillard: " C'est vrai ? " " C'est impossible ! " " On l'a surprise alors qu'elle n'était pas maquillée ! " " Que va-t-elle devenir ? " " Elle risque gros: tu penses: un homme qui s'introduit dans un pensionnat de filles ! " " C'est pour ça qu'il y a les gendarmes ! " " Gros combien ? " " Au moins vingt ans de prison ! " " Ou est elle ? " " Chez le Dirlo: ils vont l'emmener tout de suite. "

Je me mis à courir à mon tour, de toutes mes forces, traversai la cour comme une folle et m'élançai dans l'escalier d'honneur, déjà rempli d'une foule de curieuses. A force de jouer des coudes, je parvins sur le palier de l'étage Directorial juste au moment où, du bureau suprême, sortaient les gendarmes avec, menottes aux poignets, encadrée par eux, la pauvre Mademoiselle Bernardini.

On ne l'avait pas laissée s'habiller, à l'exception de la robe qu'elle devait porter quand elle avait été découverte, et du léger maquillage qu'elle devait avoir accompli à ce moment; on ne l'avait même pas autorisée à mettre en ordre ses longs et beaux cheveux, qui partaient en mèches folles: ses bijoux, ses accessoires de coiffure et d'apprêt étaient, sans doute, autant d'ornements subversifs que la Morale et la Loi lui déniaient le droit de porter. Elle avait vraiment l'air pitoyable.

Le premier regard qu'elle rencontra fut le mien, sans doute épouvanté. Je lui souris néanmoins timidement; et alors, ce fut une transformation miraculeuse: après quelques dixièmes de seconde où je perçus dans ses yeux comme un éclair d'affolement, elle répondit à mon pâle sourire par un nouveau regard qui signifiait clairement, cette fois " Ne t'en fais pas, ça va aller ! " Sans doute voulait elle m'épargner la vision de ce que je pouvais être, moi aussi, un jour.

Et là, d'abattue et décomposée qu'elle était, elle réussit ce tour de force de redevenir sous nos yeux, et sans aucun des artifices qui lui manquaient, la demoiselle Bernardini que nous avions toujours connue: Belle, forte et digne, à tel point que c'étaient les deux pandores qui paraissaient ridicules de la serrer comme un galérien qu'on aurait repris de justesse. Personne ne songea plus dès lors à lui jeter les moqueries prêtes à fuser de toutes parts un instant auparavant.

Elle descendit l'escalier ainsi, et monta la tête haute dans le fourgon qui l'attendait dans la cour. Nous n'eûmes plus jamais de ses nouvelles. Je passai le reste de la journée dans une prostration dont même Béatrice ne réussit pas à me tirer. Quelque chose semblait brisé, de ce côté là aussi. Ce fut dans mon lit, le soir, que je trouvai la lettre:

" Caroline, Quand tu liras ceci, j'aurai été chassée du Collège, peut-être même arrêtée par les gendarmes, et tu sauras alors pourquoi. Tu ne peux pas rester ici sans mon aide, d'autant que dans quelques mois la Nature fera tout pour te transformer définitivement en petit homme. Retourne chez les garçons dès que tu le pourras. Si tu ne t'en sens pas capable, pense à moi et à la façon dont ça s'est terminé. Je t'embrasse. Je penserai bien à toi. Sylvia Bernardini. "

Comment avait-elle trouvé le moyen de me faire parvenir cette lettre, je n'eus pas le temps de m'en soucier: Béatrice était là, derrière moi, à la lire également.

-" Elle a raison ", soupira t'elle: " Tu dois retourner d'où tu viens ".

Effaré, je murmurai:

-" Tu savais ? "

-" Je l'ai toujours su "

-" Tu m'aimes donc quand même ? "

-" Ca n'a pas d'importance, quand on aime. "

- " Mais alors ", fis-je avec un dernier espoir, " je peux rester ! "

Ses yeux se remplirent de larmes:

- " Hélas, ça ne changerait rien pour nous: J'ai un oncle au village, qui a télégraphié à mes parents: ils ont téléphoné cet après-midi... pour dire qu'à cause du scandale, ils me retirent du Collège... dès demain. "

Cette nuit-là, nous nous relevâmes ensemble pour la dernière fois, passant nos dernières heures dans le grenier, l'une contre l'autre, à pleurer, à nous sourire, à nous promettre... Enfin, Béatrice sortit ses ciseaux et entreprit de me couper les cheveux, pour me redonner l'allure du garçon que j'avais été si peu. Elle ramassa une mèche et la serra dans sa main:

" Je la garde ", dit-elle.

Mes vêtements de garçon étaient toujours là où je les avais laissés, plusieurs mois auparavant, dans un coin d'un placard de la lingerie. Vers le petit matin, je les revêtis lentement, comme mortifié.

Puis nous gagnâmes la porte secrète que j'avais découverte jadis avec tant de joie; dans l'embrasure de cette porte, nous échangeâmes le dernier baiser que j'ai jamais donné, que j'ai jamais reçu, et le plus pur sans doute. Après quoi, la mort dans l'âme, et sans oser me retourner, je regagnai mon ancien dortoir.

Ma place y était vide, comme libérée pour mon triste retour. On m'y retrouva le lendemain, brisé de fatigue autant que de chagrin. Je jouai les amnésiques, et l'on ne put jamais rien tirer de moi. Quelquefois, cependant, longtemps après, devenu adulte, mais pas plus homme pour autant, quand on faisait allusion à cette période mystérieuse de ma jeune existence, et qu'on me demandait en plaisantant à demi où j'avais bien pu disparaître alors, je répondais:

-" Au pays des rêves, sûrement, un jour que je rêvais trop fort "

Et c'était la vérité, d'avoir pu vivre en rêve, et d'avoir été en même temps, dans le stupide et cruel monde des hommes, comme garçon et comme fille, la fugueuse doublement introuvable que je serai toujours.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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