La fugueuse introuvable

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


A Steffy, avec toute mon amitié.

Souvent, dans les groupes que forment les jeunes garçons, il s'en trouve un qui se distingue des autres par sa chétivité, son manque de hardiesse, sa répulsion, voire sa répugnance, à tous les jeux et comportements qui font les délices de ses camarades: c'est le souffre-douleur et le témoin du groupe, celui qui sert de repère à tous les autres, qui, attentifs à s'en démarquer de plus en plus, veillent également, et avec non moins de force, à ce qu'il ne puisse sortir de son rôle.

J'étais celui-là, dans le vieil et sinistre collège des années 50 où mes lointains parents m'avaient expédié comme pensionnaire. La vie y était triste et monotone: lever à six heures, déjeuner à sept, cours de huit à douze pour le matin et dîner; l'après midi, cours de treize à dix-sept, puis Etude jusqu'à dix-neuf, où l'on soupait enfin. A vingt heures, extinction des feux. Tout cela était bien sévère pour un garçon de douze ans, et plus encore pour moi. Er cependant, cette époque lointaine et grise renferme le plus beau de tous mes souvenirs.

Mes condisciples d'alors affirmaient leur virilité balbutiante en crachant partout sans cesse et le plus loin possible, proférant les pires horreurs nées d'une imagination étriquée, et tirant sur les poils rares qui avaient éclos sur leurs mentons boutonneux. Plus jeune de deux ans, bien que dans la même classe, je voyais tout cela avec consternation, et je me sentais, parmi ceux qu'on disait de mon espèce, et qui m'avaient toujours parus pour le moins étranges, plus mal à l'aise que je ne l'avais jamais été.

Je n'avais donc pas d'amis, en dehors des cinq ou six qui se moquaient de moi en me traitant de poule mouillée parce que je n'osais pas remonter en classe lors des récréations pour y récupérer les objets confisqués lors d'un précédent chahut, descendre trois étages à califourchon sur la rampe de l'escalier d'honneur, ou quelque autre des exercices stupides et dangereux par lesquels ils se défiaient constamment.

Et pourtant, Dieu savait que je me livrais la nuit à des expéditions qui auraient fait reculer n'importe lequel de ces damnés braillards ! Comme tous les établissements de cette époque, le Collège était divisé en deux parties, l'une réservée aux garçons, et l'autre aux filles, qui ne communiquaient jamais: c'était tout un événement, et qui ne se produisait qu'une ou deux fois par an, quand d'audacieux sacrilèges parvenaient à ouvrir la grande porte commune aux deux cours, et que l'on entrevoyait alors, dans la ruée générale et l'affolement des autorités, les êtres mystérieux qui se tenaient derrière.

Lors de ces grandes occasions, je n'avais discerné que de belles chevelures blondes et brunes, des silhouettes charmantes, des mouvements gracieux... Je n'en avais pas moins eu la révélation qu'il existait un monde au delà de toute beauté, sans commune mesure avec la laideur de celui qui était le mien, et que je ne pensai dès lors plus qu'à rejoindre par n'importe quel moyen.

Voilà pourquoi, chaque nuit vers onze heures, je me relevais en silence, mettais mon traversin sous mes draps pour simuler mon corps, et quittais le grand dortoir à la recherche d'une " issue mrveilleuse ".

Au début, je m'étais longtemps heurté à la prévoyance de l'Institution: bien que le secteur des filles et celui des garçons partageassent les mêmes bâtiments, pas un couloir, pas un escalier qui ne fussent borgnes; pas une porte qui ne fût verrouillée, pas un passage qui ne fût condamné. J'eus néanmoins la chance d'éviter, quelquefois de justesse, les rondes du veilleur de nuit, et cela de manière à pouvoir en établir le tableau très précis, pour pouvoir évoluer à mon aise par la suite.

Je rentrais me recoucher vers une heure, au moment assez dangereux où le surveillant qui dormait avec nous se mettait à ronfler et à se retourner en tous sens. Ce retour était donc bien plus délicat que l'aller, et je devais plus d'une fois me figer sur place en attendant d'être certain du sommeil du Cerbère. Je m'endormais vite et me réveillais avec les autres sans la moindre fatigue apparente: deux heures par nuit n'était pas un manque très sensible pour un garçon de mon âge.

J'avais exploré en vain tous les lieux ordinaires, lorsque, me trouvant une nuit dans le grenier, j'aperçus derrière une vieille armoire métallique l'encadrement d'une porte oubliée, qui me laissa l'ouvrir.

Quelle impression délicieuse, de pénétrer de la sorte dans le monde interdit ! Bien que cette moitié-là de grenier fût aussi sombre et poussièreuse que celle dont je venais, il me semblait qu'elle lui était ce qu'est le Paradis au Purgatoire... Je ne tardai pas à m'y rendre directement chaque nuit, et pour des échappées à chaque fois plus longues. Une semaine après, j'aboutis par hasard dans la Lingerie; une pièce sans fenêtres, constituée de placards, que j'ouvris par pure curiosité. Ils renfermaient l'uniforme du Collège, soit pour les filles une jupe plissée bleue, un chemisier blanc à écusson, ainsi que des chaussettes et un foulard bicolores. Je restai d'abord immobile devant tant de splendeurs; mais je ne fus pas long à trouver parmi ces trésors endormis une jupe à ma taille, et le reste à l'avenant. C'était la première fois que je me parais de la sorte, et je ne me lassais pas de marcher, de tourner sur moi-même, d'observer l'effet de chacun de mes mouvements sur les plis de la jupe, qui en prolongeaient la grâce et la durée.

J'avais eu du mal avec le chemisier, qui se boutonnait à l'envers. Mais quand ma tenue fut complète, et que je me regardai dans une grande glace qui se trouvait là, je crus défaillir de surprise, ne m'étant pas reconnu. Selon ce miroir, j'étais incontestablement une fille; j'avais la chance d'avoir des cheveux abondants, plusieurs fois menacés de la tonte, bien que trop courts à mon goût, mais que j'avais toujours réussis à préserver: ils n'étaient pas pour rien dans la vérité de ma nouvelle apparence. Je m'y accoutumai sans peine, et je me souviens même avoir éclaté de rire, d'un rire d'une joie profonde et sincère, telle que je ne crus pas en avoir jamais éprouvé de semblable.

Comme je commençais à être fatigué, je décidai de ranger les affaires où je les avais prises. Pour le foulard, je m'en sortis sans peine; mais replier la jupe et le chemisier exactement comme les autres fut au-dessus de mes capacités. Il me vint alors l'idée fantastique que mon intervention dans les étagères de la Lingerie se verrait moins si je prenais les vêtements avec moi ! Je me persuadai vite n'y trouver que des avantages: les avoir toujours près de moi me rappellerait à chaque instant qui je pouvais être, me transformerait la nuit et me réconforterait le jour. J'emportai mes affaires pour les cacher sous mon matelas.

Le lendemain et par la suite, chaque fois que je pouvais me retrouver seul dans le dortoir, je passais les mains sous le matelas pour caresser l'étoffe de ma jupe, et veiller que les plis ne s'abîment. Comme ces instants étaient toujours trop rares et trop brefs, je finis par prendre le foulard et le tenir en permanence dans ma poche. Naturellement, il en tomba un jour, à la surprise des autorités, qui me harcelèrent sans succès pendant plusieurs jours afin de savoir comment je me l'étais procuré, et y renoncèrent en me privant pour un mois des jours de sortie dont, faute de parents, je ne profitais jamais.

Mes camarades étaient stupéfaits, et pensèrent que j'avais réussi à nouer des contacts avec une fille du Collège: " C'est donc pour ça que tu t'éclipses la nuit ! " s'écria l'un d'eux, qui m'avait aperçu plusieurs fois sans en parler auparavant. Je fus contraint de broder sur ce thème pendant quelques temps, sans pouvoir leur donner les détails sordides qui les intéressaient au premier chef. On mit cela sur le compte de ma nature exagérément réservée et, considérant la valeur de mon exploit, on ne m'en tint pas rigueur: je dus seulement promettre de parler de mes camarades aux amies de mon amie et d'oeuvrer pour favoriser des rencontres de fortune.

Etant l'objet d'une surveillance féroce, aussi bien de la part du personnel que de mes camarades, je suspendis totalement mes activités nocturnes durant plusieurs semaines. Et je n'y tenais plus quand je les repris enfin, bien amoindries, en fréquence comme en durée. Mais dès que je m'y livrai de nouveau à mon rythme ancien, alors ce fut habillé en fille dès le sortir du lit, au mépris de toute prudence. Et c'était totalement en fille que je repris et continuai mon exploration du bâtiment des filles.

Dans l'ivresse de celle-ci, j'étais devenu de plus en plus inconscient, m'aventurant même à la porte des dortoirs, n'osant toutefois jeter un coup d'oeil sacrilège sur les créatures qui y reposaient. Ah ! Qu'il était doux de les entendre respirer doucement ! Elles étaient toutes cent belles au bois dormant, autour desquelles j'aurais souhaité pouvoir faire surgir l'épaisse forêt de ronces du conte de mon enfance, et auxquelles j'aurais voulu ôter le don de se réveiller jamais.

Comme mes pérégrinations me conduisaient de plus en plus loin, et de plus en plus longtemps, j'étais toujours plus fatigué, de jour comme de nuit. Mes résultatsscolaires suivaient une baisse constante et vertigineuse, au point de m'attirer, outre les moqueries salaces de mes camarades, les remontrances déçues de tous mes professeurs.Mais plus rien de tout cela ne comptait pour moi. Je me sentais libre, et cela seul importait.

Une nuit que la fatigue m'avait ôté toute vigilance, je m'aventurai bien au delà de mes repères, dans une aile que j'avais jusqu'ici négligée: j'entendis soudain, affolée, des pas résonner dans une pièce voisine, et je n'eus que le temps de prendre la fuite. Je me jetai ainsi plus avant dans le piège d'un couloir sans issue, du fond duquel je vis, atterrée, la silhouette d'une femme se rapprocher de moi.

" J'étais bien certaine d'avoir entendu quelque chose ! Ne bougez pas, jeune fille ! "

Je l'avais reconnue: c'était Mademoiselle Bernardini, une surveillante qu'on avait déjà vue quelquefois chez les garçons; une femme étrange et contradictoire, en qui, à la lumière de mes inépuisables versions grecques, je voyais se rejoindre la beauté grave d'Athèna et le charme d'Aphrodite. Incapable de fuir, je l'attendis.

" Nom, prénom, classe ? " demanda-t'elle. Puis, réalisant que j'étais habillée, tout comme elle d'ailleurs: " On voulait sortir ? "

" Oh non, Mademoiselle ! protestai-je faiblement "

" Alors, votre nom ? "

Prise au dépourvu, je prétendis me nommer Caroline Roncières, et être élève de 3ème A. Mon idée était que Mademoiselle Bernardini me reconduirait peut-être jusqu'à l'entrée d'un dortoir qui, avec un peu de chance, ne serait pas le sien, et m'y abandonnerait en m'intimant l'ordre de m'y coucher. J'aurais alors attendu son départ, et serais retournée d'où je venais.

Comment ai-je pu imaginer que Mademoiselle Bernardini ne connaîtrait pas toutes ses pensionnaires ? Je sentis sur le champ que mon histoire ne la convainquait pas. Elle me prit même le menton d'une main, et me fit lever le visage comme pour l'examiner au clair de lune, qui traversait les carreaux des fenêtres. Un instant, je crus être découverte. " Venez. ", dit-elle enfin.

Elle me conduisit jusqu'à un dortoir, dans lequel nous ne fîmes que passer, et, de là, à une petite chambre attenante à ses appartements. Je sus dès lors que tous mes espoirs étaient perdus. Elle y dressa un petit lit pliant, et me donna une chemise de nuit (Oh, joie ! Une vraie chemise de nuit !), me déclarant ensuite que je réintégrerai le dortoir le lendemain.

Après quoi elle me souhaita une bonne nuit... et ferma la porte. Il n'était pas question de fuir: la seule issue passait par sa chambre... et dans le dortoir dont elle avait la charge. Vaincue, épuisée par tant d'émotions, je m'endormis. Le lendemain, Mademoiselle Bernard vint me réveiller à six heures. A mon soulagement, elle voulut bien m'abandonner le temps de passer mes vêtements, mais m'examina ensuite plus méthodiquement qu'elle ne l'avait fait pendant la nuit. Elle me fixa deux barrettes dans les cheveux, ce qui me combla d'aise, me fit mettre une blouse, et me poussa hors de la chambre.

(Fin de la première partie)

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