Qui suis-je ?

de Michèle-Anne Roncières

"Qui suis-je, oh oui, qui suis-je ?" Oui, telle était la question que je me posais déjà sur le site du "Manoir de Michèle-Anne", question que je me pose toujours mais dont je sais qu'on n'en découvre vraiment la réponse qu'une fois qu'on n'est plus. En attendant, quelques précisions pour mes biographes éventuels, puisque les moins de quatre-vingt ans n'ont jamais entendu parler de moi...

Née avec celles-ci, je suis incontestablement une enfant des sixties. J'ai dans le sang leur liberté, leur insouciance, leur créativité, leur culture, qui composait avec la rigidité de l'époque précédente et prenait sa revanche sur la dure période qui venait de s'achever. Il est difficile aux jeunes de se représenter l'incroyable effervescence de ce temps-là, où tout explosait dans tous les domaines et portait à un optimisme sans failles.

J'ai eu la chance d'avoir quatre parents. Mes parents biologiques, un couple aisé et citadin, étaient des intellectuels rigides (enseignants de haut vol) et cyniques qui privilégiaient comme méthode d'éducation le sacarsme et l'humiliation... Les "Je ne te savais pas aussi bête que ça" censés faire appel à mon amour-propre résonnent encore à mes oreilles. Par chance, ils se débarrassaient de moi pendant les vacances pour les passer tranquilles et me confiaient alors à des parents non pas adoptifs mais "d'adoption" qui étaient leur exact opposé: un couple de gens très simples, manuels, vivant à la campagne dans une petite ferme, et très gentils, auxquels je ne rendrai jamais assez hommage.

Ma mère aurait voulu une fille, paraît-il. Ca tombait bien, j'étais un petit garçon si sage que tout le monde se demandait si je n'en étais pas une; mais sans doute pas assez pour ma mère quand même. Et mon père, quant à lui, ne manquait pas de me reprocher mon peu d'audace et ma timidité. Rien de tout cela chez mes parents d'adoption, qui m'acceptaient comme j'étais. J'appris même à coudre avec ma mère d'adoption, avec laquelle je passais de longues heures dans la cuisine.

En ces temps-là, outre mon extrême solitude, l'enseignement n'était pas mixte; et comme je n'avais pas d'amis dans mes camarades, à plus forte raison d'amies, ce n'est qu'en classe de sixième que je découvris l'existence des filles de mon âge. Ce fut une révélation, comme si j'avais reçu la preuve que je n'étais pas seule au monde, qu'il existait des êtres plus proches de moi que personne ne l'avait jamais été. Bien entendu, ce n'était guère qu'une illusion, mais ce fut dès ce jour-là que je commençais à me travestir avec les moyens du bord.

Dire qu'il me suffisait alors d'enfiler par les jambes un pull-over pour me faire une jupe... Je doute que ma mère ait jamais su comment il se faisait que son col s'élargissait si vite... et un tee-shirt de gymnastique bleu-clair et à manches courtes, seule tache de couleur dans mes affaires, me donnait l'impression bien approximative de porter une je ne sais quoi de féminin. Bien entendu, cela ne dura guère, et je passai, comme toutes les jeunes travesties, à l'exploration des affaires maternelles délaissées pour cause d'abondance.

Le facteur décisif pour cet accomplissement fut le brutal et prématuré décès de mon père; car je n'avais aucun doute sur le fait que si j'avais été surprise à emprunter quoi que ce fût à la garde-robe de ma mère, m'attendait de sa part une de ces vigoureuses corrections dont il n'était pas avare... Lui disparu, je n'avais plus rien à craindre, ou en tout cas bien moins. Et en effet, plusieurs fois surprise par ma mère, je n'eus à endurer que de petites humiliations auxquelles j'étais accoutumée. Des engueulades, aussi qui duraient une partie de la nuit, après lesquelles elle me faisait manger une orange pour me faire dormir (sic)...

Et puis ce fut l'escalade habituelle, que mes consoeurs connaissent bien: habillée en fille, je vécus la nuit jusqu'à point d'heure dans ma chambre d'abord, puis dans l'immeuble ensuite, puis autour du pâté de maisons... et même quand j'eus mon permis de conduire, des expéditions en solitaire dans la voiture de ma mère... Juste pour exister, pour avoir une vie à moi. Tout cela au détriment de mes études et de mon sommeil. Mon secret impartageable me rongeait de l'intérieur et ruinait mon avenir; le secret était devenu mon ADN et envahissait toute ma personnalité. Seules les périodes des examens universitaires me voyaient heureuse, car elles permettaient d'être en fille à temps complet pendant des semaines dans la maison de campagne de mes parents.

A cette époque, j'eus le malheur de tomber raide amoureuse d'une fille, avec tous les tourments intérieurs que cela suppose: avais-je le droit, moi, d'être amoureuse ? Personne n'avait jamais fait attention à moi, n'est-ce pas une preuve que je n'avais pas ce droit? Que faire ? Dans mon désarroi, après avoir beaucoup hésité et passé de longues nuits sans dormir, je lui avouai que je l'aimais. Elle me fit marcher quelques temps puis, quand elle estima s'être assez divertie, déclara qu'elle s'en foutait complètement. J'ai ressenti un couteau de glace me perforer le coeur et me détruire pour toujours. Plus jamais ça... Surtout, ne plus aimer, jamais. Ne plus avoir confiance en personne. Ne plus jamais donner prise sur moi à quiconque. La leçon a été dure mais bien apprise.

Pour oublier tout ça et avoir ma totale indépendance, dès que j'eus un métier, je déménageai en région parisienne. Quand je rentrais chez moi le soir, mon premier geste était de me débarrasser de mes oripeaux masculins et de m'habiller en fille. Je sortais quelquefois dans la rue, mais pour me rendre où ? Chez qui ? Toujours éperdument solitaire, je ne connaissais personne. Internet n'existait pas et j'étais toujours seule de mon espèce avec mon lourd secret. Par hasard, dans une revue pourtant sérieuse consacrée aux travestis, j'apprends qu'un pasteur protestant reçoit dans son centre des personnes comme moi. Je n'aime pas la connotation religieuse, mais... Quel besoin ai-je donc d'en savoir plus ? Le type ne m'inspire aucune confiance. J'avais du flair: on le retrouvera quatre ans plus tard assassiné en forêt de Rambouillet...

Très peu d'années après, je suis au fond du trou: quand je m'allonge sur mon lit, je sens, presque littéralement, la mort qui rôde autour de moi; je pourrais presque la toucher. En pleine détresse, je me laisse épouser par une psychopathe en quête de victime qui souffre de la folie de la persécution. Aussitôt, ma vie devient un enfer. Je passe des nuits blanches à écouter ses délires qui dépassent de loin tout ce qu'on peut imaginer. Au petit matin, épuisés, on s'endort. Et tout recommence le lendemain: "la voisine a l'air de dire que..." "Les gens pensent que..." "Ta mère a déplacé son verre de telle façon, ça veut dire que..." "On veut m'humilier" "On fait des enquêtes sur moi"... "Je sais que tu es leur complice..." J'ai déjà été détruite une fois, je ne pensais pas pouvoir l'être plus, eh bien si. Je souffre tellement que je fais appel à la douleur physique pour effacer la douleur morale: je me laisse totalement détruire une dent par la carie; la douleur continue est atroce mais c'est autant que j'oublie de ma tourmenteuse.

Totalement inhibée, je suis incapable de réagir, voire de comprendre la situation. Un jour je me rends à Sainte-Anne pour avoir un avis. Le médecin comprend immédiatement et m'explique. Il faut l'interner. Mais je recule: n'est-ce pas trahir la confiance que cette folle a malgré tout en moi ? Moi qui ai été trahie de la manière la plus brutale, je ne peux pas supporter cette idée et je me résigne. L'avers de la médaille,c'est que ma chère épouse déteste les poils et les parfums masculins: je suis donc libre de me raser complètement et d'adopter un déodorant féminin; faible consolation, peut-être, mais sans prix dans le tableau. Mais outre cela il y a des conséquences de plusieurs sortes.

La première est que ce qui restait du personnage masculin que j'étais est définitivement mort, éclaté en mille morceaux. Michèle-Anne prend le relais pour que je survive; et justement, le Minitel puis Internet se profilent à l'horizon. Je tisse des liens et rencontre pour de vrai ma première amie, la première fille comme moi, ma soeurette. Lors du rendez-vous nous restons une demi-heure à nous épier du regard devant le Musée de Cluny, ne sachant comment nous aborder. Puis nous allons voir ensemble le film de Tim Burton "Ed Wood" qui vient de sortir. Deux ans après Internet est là; je tape "travestis" dans un moteur de recherche et le site de Travestis Québec apparaît. Je deviens la première française à le rejoindre et je participerai activement jusqu'à la fin par mes histoires, mes traductions, mes billets d'humour et tout ce qu'Isabelle, l'âme du site, me demandera de faire. Je passe du temps sur des chats "IRC" où nous nous retrouvons entre nous dans une atmosphère d'amitié inoubliable.

Je créée moi-même des sites, l'un, "Le Manoir de Michèle-Anne" pour exorciser mon mal-être, et l'autre "la Galaxie Transgenre", le plus important répertoire de sites T* francophones, dont le but était de montrer la richesse de notre univers. Le premier, mis à mal par l'incendie de son hébergeur, fermera définitivement pour cause de brouille avec un petit esprit doctrinaire et partisan en désaccord avec un de mes éditoriaux, et le second suite aux menaces de plusieurs débiles, dont une ex-star, bien déchue, du transformisme, qui ne comprennent rien à Internet (Tout le monde ne peut pas avoir la classe et la gentillesse de Coccinelle ou de Bambi, avec lesquelles j'ai eu la joie de pouvoir un jour échanger quelques mots). A l'époque, quand on tape "Michèle-Anne" dans un moteur de recherches, j'arrive en première position devant la chorégraphe Michèle-Anne Demey ! Ces deux expériences me dégoûtent et me dissuadent de vouloir continuer à servir la cause T*, d'autant plus que mon désaccord avec les associations, qui se tirent d'ailleurs dans les pattes les unes des autres, ne fait que croître et que je finis par rompre avec elles également.

La deuxième est que, certainement en raison de la tension psychique que j'éprouve, les phénomènes "paranormaux" apparaissent et se multiplient chez moi. Les ampoules électriques meurent prématurément, les vis se dévissent, les objets se déplacent, je fais des voyages astraux, des rêves prémonitoires, j'entends des voix et mes très jeunes enfants aussi... c'est moi qui les provoque ou les favorise: ma médiumnité s'est réveillée, et j'attire tout un monde dont j'ignore tout. Après tout, rien de plus normal: nous, les transgenres, n'avons-nous pas toujours été, dans toutes les civilisations, des intermédiaires entre le monde des hommes et le monde invisible ?

Peu à peu je m'intègre à ce monde inconnu; j'apprends, des rencontres se font, je fréquente des mediums: parmi ceux-ci des charlatans et des fêlés, certes, comme partout, mais aussi d'étonnants surdoués et des gens de coeur, des gens qui me racontent sur moi des choses qu'ils ne peuvent pas savoir, qui se recoupent entre les uns et les autres, et qui se mettent peu à peu à former un tout cohérent. Je me documente, je lis beaucoup, fais le tri dans une quantité d'auteurs dont la plupart sont abscons ou illuminés et dans des écrits souvent dénués de sens, colportés par des traditions déformées et des gens qui ne les comprennent plus. Je teste, je fais une méditation à moi, inspirée du "training autogène du Dr Schultz", et petit à petit non seulement je maîtrise les principales clefs de cet univers mais je gagne en sérénité. La noirceur et l'acidité disparaissent, et Dieu sait combien elles étaient profondes! Je ne reconnais plus grand chose de tout ce que j'avais publié dans "le Manoir" et ne regrette aucunement sa disparition. Je suis de moins en moins présente sur Internet et continue d'approfondir mes connaissances ésotériques: j'ai une grande affinité avec les runes; et ayant des dons particuliers pour le magnétisme et ses dérivés, je finis maître-enseignante de Reiki.

Michèle-Anne est toujours là, la fidèle, mais elle n'a plus besoin de se battre contre tout le monde et tout le temps comme l'enragée qu'elle était. Elle a intégré une dimension supérieure et n'a presque même plus le besoin de s'extérioriser, ce qu'elle fait de moins en moins. Il me suffit d'apprécier l'instant présent et les manifestations de la vie. C'est en tant que cette personne neuve que je fais ce retour sur Internet et vous souhaite la bienvenue.

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