La Vestale Inattendue

par Michèle Anne Roncières


Pour changer un peu de la manière morbide qui, dit-on, me caractérise, c'est une belle histoire que je vais vous conter cette semaine, une histoire émouvante et vraie, qui s'est déroulée voici plus de 2000 ans et qui est restée secrète à un point tel que, je vous en donne ma parole la plus absolue, vous n'en trouverez le récit nulle part ailleurs.

Comment, alors, l'ai-je connue pour vous la restituer en ces lignes ? C'est simple... si simple au fond: depuis que je noue des contacts et des amitiés sur Internet, c'est comme si le monde ordinaire, autour de moi, avait changé; comme s'il me parlait, désormais, au lieu de me tourner le dos comme auparavant. Et peut-être même, quelquefois, comme ce fut le cas en la circonstance, m'accorde-t'il la connaissance privilégiée de certains faits inconnus de la plupart.

Voici presque deux ans, j'ai commencé à échanger des messages avec l'une des nôtres, Flora, qui est chargée de fonctions très importantes dans l'un des plus grands musées archéologiques de Rome (Vous comprendrez que je ne puisse pas vous donner plus de précisions). Et l'été dernier, pendant les vacances, quand je me suis rendue en Italie sous un prétexte touristique, j'ai pu tromper quelques instants la surveillance de ma femme pour rencontrer Flora chez elle.

Nous étions très contentes de nous voir enfin, et nous avons parlé de bien des choses concernant notre univers à nous, filles T*, et France et en Italie. Mais, peu à peu, fascinée par l'Antiquité comme je le suis, la conversation a fini par glisser sur ce sujet et j'ai demandé à Flora si elle avait eu connaissance de cas de travestisme ou de transsexualisme avéré dans le Monde Antique autres que ceux qui sont toujours cités, comme Tirésias, mais qui relèvent de la Mythologie.

Elle m'a bien évidemment parlé des prêtres de Cybèle et de leur culte; mais je l'ai arrêtée presque aussitôt en lui demandant si elle ne pouvait pas attester de ce qui me semble faire l'essence même du travestisme aujourd'hui: son caractère clandestin, tabou et sacrilège.

Flora réfléchit quelques instants, perplexe... Puis finit par lâcher, souriante, un " Possibile !" chantant et prometteur.

S'étant levée de son fauteuil, elle m'entraîna dans la chambre secrète de sa maison, un endroit maintenu en permanence à des degrés de température et d'hygrométrie idéaux pour la conservation... non pas des vins, mais des trésors archéologiques qu'elle y détient. Au milieu de cette pièce, dans un petit sarcophage de verre, se trouvait une sorte de rouleau qu'elle désigna à ma curiosité avec un petit geste dramatique.

-"Che cosa c'è (Qu'est-ce que c'est)?", demandai-je. [Rassurez-vous, à partir de cet endroit, je traduis la conversation...]

-"C'est un 'volumen', l'ancêtre de nos livres, en quelque sorte... En fait, un document unique. Nous l'avons trouvé voici plus de dix ans lors de travaux de voirie qui ont mis à jour les restes d'une habitation du premier siècle avant Jésus-Christ. Tu sais, ça arrive souvent, ici."

Je tournai autour de la vitrine, fascinée.

-"Comment a-t'il pu être aussi bien conservé ?"

-"C'est là ce qui est intéressant: il était dans une cachette pour ainsi dire scellée dans le mur lui-même, tout près du sol. Longtemps après qu'il y a été déposé, un glissement de terrain a fait s'effondrer les murs et la terre a tout recouvert. Mais la cachette a tenu bon... et le volumen a traversé les siècles."

-"Qu'y a -t il dessus ?"

A cette question, Flora sourit encore, jouant de mystère comme si elle s'apprêtait à révéler où l'on peut trouver le Saint-Graal.

-"Tu vas être étonnée: il a été écrit par une Vestale...Elle y parle d'elle... de son frère... et de son mari."

-"Une Vestale ? Son mari ? Mais ... ?"

-"Oui, une des Vestales qui gardaient le Feu Sacré; après trente ans de prêtrise, elle pouvaient se marier, et c'est ce qu'a fait celle-ci. Mais, tu sais, ce n'était pas une Vestale comme les autres... non, pas une Vestale ordinaire... Comprends-tu ?"

Je n'osais pas.

-"Tu veux dire que cette Vestale était en fait... Non, ce n'est pas possible !"

Flora cligna malicieusement des yeux. J'avais une envie folle d'avoir le rouleau dans les mains et d'en tenter le déchiffrage pour confirmer ce que Flora voulait me faire croire. Elle devina ma pensée.

-"Tu ne pourrais pas... l'écriture est assez difficile à lire pour une profane... Mais j'en ai une transcription exacte !" dit elle en sortant quelques feuillets d'une niche dans le socle de la vitrine.

Elle me les tendit aussitôt:

"Je suis désolée, je n'ai pas de traduction française... J'espère que tu te souviens de ton latin ?"

-"Ca pourra aller...", fis-je à mon tour, un rien bravache.

Voici le contenu de ces feuillets, que je vous propose de lire à votre tour.

++++++++++++++++++++++++++Manuscrit de Tullia+++++++++++++++++++++++++++++++++

Traduit du latin par Michèle-Anne Roncières

Moi Tullia, épouse de Lucius Numerius Caecus, je rends grâce à Vesta des bienfaits qu'elle m'a accordés et dont tant l'existence que le nombre montrent non seulement que je l'ai bien servie, mais que c'est à bon droit que je lui ai été consacrée.

Et pour que mon époux, ma famille et moi soyons enfin déliés du secret de ma vie sans que celui-ci soit jamais révélé, qui touche malheureusement à d'autres que moi, je veux en confier les détails à ce manuscrit, que nous enfouirons ensuite dans les murs de notre demeure. Puisse Vesta y sceller la Vérité à jamais !

Dans ma prime enfance, jétais un garçon malingre, malhabile aux jeux, maladroit aux exercices, mal à l'aise ailleurs, toujours en butte aux moqueries de mes frères aînés. Quoiqu'il me considérât avec sympathie, mon père se désespérait à mon endroit, et plus d'une fois je l'entendis, me croyant hors de portée de sa voix, confier à ma mère Aurelia ses regrets et ses inquiétudes de me voir dépourvu de toute apparence d'un caractère mâle. Aucune carrière publique ne semblait donc pouvoir jamais me convenir: ni celle des armes, ni celle de l'éloquence. Et, hélas, je ne semblais guère plus apte à assurer la prospérité d'une des exploitations possédées par ma ma famille

Le chagrin de mon père était d'autant plus grand que ma soeur jumelle était parée de toutes les vertus qu'on eût aimé trouver chez moi, aussi incongrues chez elle qu'inexistantes en ma personne. Pas une journée ne s'écoulait sans que, malgré son jeune âge, elle ne montât à cheval ou ne s'enquît de la marche des domaines... Mon père était ravi, et le bonheur qu'il lui devait eût été complet sans les crises d'épilepsie auxquelle elle était sujette, qui nous laissaient toujours un peu effrayés.

Moi, j'aimais à me retirer dans les coins plus tranquilles de la maison, et particulièrement dans les appartements d'une servante que j'adorais et qui m'instruisait à ma demande de la mode, des toilettes des dames et de leurs savantes coiffures. Parfois même, elle me montrait comment faire un petit ouvrage; quelle affaire cela eût été, si l'on m'avait découverte me livrant à de pareils travaux !

Nous étions donc l'un pour l'autre le miroir de ce que chacun aurait dû être. Mais tout le monde semblait en avoir pris son parti, même nos parents, avant que le destin ne nous rappelle au cours naturel des choses.

Un jour, un envoyé du grand pontife vint trouver notre père pour lui dire qu'il désirait que ma soeur, qu'il avait remarquée lors de quelque cérémonie, devînt prétresse de Vesta. Il n'était bien entendu pas question de refuser un tel honneur: comment des membres de la gens Iulia, directs descendants de Venus et des fondateurs de Rome, eussent-ils pu décliner la charge sacrée offerte à l'une des leurs de veiller sur l'âme et le destin de la Ville ?

Outre cela; d'un côté, notre père était satisfait de savoir assuré l'avenir d'une fille dont il avait bien deviné qu'elle n'était guère faite pour le mariage. D'un autre côté, il aurait bien aîmé la garder avec lui pour qu'elle le seconde plus tard dans l'administration de ses domaines, tâche dont on pouvait douter que j'en serais jamais capable. Ma soeur, elle, était catastrophée.

-"Moi, vivre en recluse ! Jamais !"

Mon père essayait de lui montrer les avantages de son futur état:

-"Mais tu auras une éducation soignée... Tu seras respectée de tous... Les plus grands honneurs te seront rendus... Tu iras partout précédée d'un licteur et les faisceaux s'abaisseront devant toi!."

-"Peu importe que tout cela !', répondait-elle. "Ne me fais tu pas déjà donner par le pédagogue les mêmes leçons qu'à mon frère jumeau ? Que sont les honneurs sans la liberté ? Moi, je veux voyager et voir le monde !"

Moi aussi, quand nous nous retrouvâmes seuls dans le jardin, je tentai de l'adoucir et de la consoler, sachant pourtant que ce serait en vain. Mais sa révolte était la plus forte:

"Eh bien vas-y, toi, puisque tu trouves la place si bonne !" lança-t'elle sans réfléchir.

A peine eut-elle proféré cela qu'elle se figea sur place, et que je fis de même, elle réalisant l'énormité de ses paroles et moi redoutant la colère des dieux devant leur sacrilège. Mais au bout de quelques minutes, comme il ne se passait rien, elle m'entraîna dans les appartements de notre mère, qui étaient vides. Là, elle me fit signe de venir dans un coin de la chambre, empoigna le grand miroir de métal poli qui reposait sur un meuble, et le placa devant nous pour nous y faire refléter. Prenant alors ses longs cheveux, elle les disposa par jeu de chaque côté de mon visage. Pour la première fois, l'image de ma soeur apparut à ma place.

Nous n'eûmes pas besoin de parler davantage: la voie à suivre nous paraissait tracée d'avance. Pendant la nuit suivante, nous nous relevâmes pour nous livrer à la cérémonie décisive: ma soeur coupa ses cheveux avec soin, imitant ma propre chevelure. Ayant veillé à en conserver la plus grande longueur, elle les fit recoudre ensuite sur une calotte de cuir à une esclave complice, l'ornatrix, qui lui jura le secret sur sa vie. Mon propre traitement fut plus désagréable:car avant de pouvoir porter convenablement cette perruque, il me fallut me raser entièrement la tête, comme si j'eusse été en deuil de moi-même, au moyen d'un instrument de métal qu'on n'arrivait pas à maintenir convenablement aiguisé; et cela fut long et douloureux.

Il était presque la heure lorsque tout fut accompli et que nous échangeâmes nos vêtements. D'après l'ornatrix, nous faisons parfaitement illusion. Pour parachever son art, elle enduisit la calotte de ma perruque d'un mélange secret qui la fit adhérer fortement à la peau de mon crâne.

Ma soeur tint à ce que nous prononciassions un serment qu'elle avait préparé, inspiré de la formule du mariage:

-"Là où j'étais Caius, je serai Tullia"

-"Là où j'étais Tullia, je serai Caius"

Nous nous embrassâmes.

-"Tu verras, ma soeur, que tu n'auras pas à rougir de ton frère", me dit-elle.

Nous regagnâmes moi sa couche et elle la mienne. Je ne devais plus revoir ni mon père, ni ma mère, ni aucun des miens autres que ma soeur, dans des circonstances qui eussent défié toute imagination: le lendemain, des envoyés du grand pontife vinrent me chercher pour me conduire à la maison des Vestales, sur le Forum.

Comme je tremblai, à la vue du temple circulaire qui reproduisait la forme des cabanes de nos aïeux ! Je l'avais déjà vu souvent, mais jamais je n'aurais cru passer à son service la majeure partie de mon existence !

Et quel trouble fut le mien lorsqu'on me remit, à la porte de la Maison des Vestales, entre les mains de la Grande Vestale et de Claudia, celle qui allait prendre en charge mon éducation et mon apprentissage! Nous étions là vingt enfants, dix-neuf filles et moi, toutes le visage grave, parmi lesquelles le sort désignerait celles qui seraient admises à servir la déesse, après qu'on nous eût examinées sous toutes les coutures pour juger de notre corps.

Dans notre ingénuité d'enfants, ma soeur et moi n'avions même pas envisagé cela. Et voilà que, dans la salle décorée de mosaïques où nous étions toutes rassemblées, Claudia, celle-ci me demanda, moi la première, d'ôter ma tunique.

J'obéis, maintenant cependant le vêtement devant moi pour cacher ce qui ne devait être vu. Devant ce geste inhabituel, Claudia eut un petit rire:

-"Hé bien ? Vas y, enlève tout ! Je dois vérifier que tu es sans défauts !

Je crus que tout était perdu, car outre que le défaut était là, je ne pouvais espérer qu'il passât inaperçu, surtout au milieu d'une telle assemblée. La mort dans l'âme, je jetai mon vêtement à terre et me découvris enfin. Claudia ouvrit de grands yeux:

-"Mais... " s'écria-t'elle, "Tu es..."

Elle n'acheva pas,car un prodige lui fit maintenir alors la bouche ouverte; Il y eut une sorte d'éclair, et de grandes flammes surgirent dans la pièce: Au milieu d'elles, la déesse du Feu et de la Pureté apparut en personne. Pendant que Claudia se jetait à terre, et que nous nous protégions les yeux tant bien que mal pour éviter l'aveuglement, elle prononça ces paroles sonores, dont j'avais peine à croire qu'elle se rapportaient à moi et que je n'oublierai jamais:

-"Cette enfant m'est consacrée et je l'accepte à mon service. Qu'elle soit traitée comme les autres prêtresses."

Les flammes s'intensifièrent encore, nous faisant d'autant plus croire qu'un véritable incendie allait se déclencher que la chaleur était devenue insupportable et que nous entendions les craquement d'un brasier qui n'eût pas pu être plus réel. Puis, après quelques instants, elles s'évanouirent aussi vite qu'elles étaient apparues dans un silence complet. Quand nous reprîmes nos esprits, nous vîmes que la Grande Vestale se tenait à l'entrée de la pièce: alertée par la lueur alors qu'elle se trouvait à proximité, elle avait assisté, pétrifiée de stupeur, à l'ensemble de la scène.

J'appris par la suite que, s'il était arrivé que des présages eussent averti des périls menaçant le temple, comme ce fut le cas lorsque le Grand Pontife Metellus fut averti par des corbeaux de devoir renoncer à un voyage, et qu'il sauva ainsi le Palladium d'un incendie au prix de ses yeux, la déesse elle-même ne s'était manifestée de la sorte que deux fois: une fois pour récuser une jeune fille, et la seconde fois en ma propre faveur.

C'est ainsi que j'entrai définitivement au service de la déesse, de la propre volonté de celle-ci, et sans autres formalités; Car aussitôt prévenu, le Grand Pontife accourut et, me posant la main sur l'épaule, prononça les paroles sacrées: "Afin de pratiquer les rites sacrés que la règle prescrit à une Vestale de pratiquer, dans l'intérêt du peuple romain et des Quirites, en tant que candidate choisie selon la plus pure des lois, c'est toi qu'à ce titre je prends, Amata, comme prêtresse Vestale". On me revêtit alors d'une longue tunique de toile grise et blanche, d'un manteau de pourpre, et l'on me conduisit dans d'autres appartements qui marquaient le début de ma nouvelle existence.

Pendant dix ans, j'appris des anciennes tout ce qui devait être su concernant le culte:tout de nos obligations, de nos privilèges et de nos origines. Mes cheveux avaient vite poussé suffisamment pour que je puisse me passer de ma perruque, que j'avais détruite dans le Feu, selon un rite qui m'avait été inspiré par un rêve et que j'accomplis secrètement sous la terre; et j'appris à les orner de rubans, ainsi qu'à ceindre mes tempes de bandelettes, à la manière qui nous était propre.

Mes camarades ne faisaient jamais allusion à la façon si peu conventionnelle dont j'avais été admise, tant et si bien que je me considérais moi-même comme une Vestale ordinaire. Après les heures d'enseignement, nous nous racontions entre nous, pour nous faire frissonner, toute l'histoire des Vestales qui nous avaient précédées, et le destin terrifiant de celles qui, ayant laissé s'éteindre le Feu Sacré, avaient subi le fouet, soit, ayant rompu leur charge, avaient été enterrées vivantes au Campus Sceleratus.

C'était une vie simple, douce et heureuse qui me convenait à merveille, même si je n'avais aucune nouvelle des miens. La première fois que j'entendis à nouveau parler de ma soeur, qui pour tout le monde était mon frère, ce fut pour apprendre que Caius s'était exilé de lui-même devant la menace que Sulla représentait pour lui, Marius étant notre oncle à tous deux.

Mes compagnes me donnèrent un belle preuve d'amitié en demandant à la Grande Vestale d'intercéder en sa faveur au nom de nous toutes. Et comme nous n'étions pas les seules, Sulla finit par accepter de guerre lasse, non sans avoir rechigné une dernière fois, en protestant que dans mon frère "il se trouvait plusieurs Marius", ce qui était d'ailleurs bien jugé.

Je craignis plusieurs fois que le véritable sexe de mon frère ne fut découvert, comme lorsqu'il se colporta lors de son exil en Bithynie, quand on l'accusa de n'avoir pas détourné les faveurs du Roi Nicomède. Mais mon frère laissa dire et, s'il dut endurer toute sa vie en silence les mauvaises langues et leurs racontars, le secret de notre substitution ne fut jamais effleuré.

A quelques temps de là se situe l'incident qui décida, bien avant que j'eusse accompli mes trente années au service de la déesse, de la surprenante tournure de ma vie qui leur succéderait.

Après ma période d'instruction, je venais d'entrer dans celle de la pratique. Un jour que j'étais sortie pour aller au spectacle, en litière et précédée de mon licteur, le Destin voulut que je croisasse le chemin d'un condamné à mort qu'on amenait au supplice. Jamais je n'oublierai son regard lorsqu'il aperçut mon équipage, d'abord, puis moi-même, en qui pouvait résider son salut: Comme la rencontre avait été fortuite, j'avais en effet le droit de le gracier; je voulus néanmoins savoir quel avait été son crime pour juger en toute connaissance de cause.

Il avait déplu à celui qui venait de se faire nommer Dictateur, du temps que celui-ci n'était encore que Consul, et ce dernier l'avait acablé d'accusations perfides qui lui avaient valu un procès inéquitable. On ne pouvait guère résister à Sulla et sans doute les magistrats avaient ils préféré sacrifier la justice en même temps que l'accusé plutôt que de se trouver eux-mêmes condamnés sur les listes des proscrits. Gardienne de Rome, et à ce titre intouchable, je n'avais pas cette crainte.

Lucius Numerius était un jeune homme grand et fier au regard droit. Jamais en me racontant son histoire il ne se fit suppliant, et cela me plut. Au reste, les charges étaient minces, sa condamnation hâtive et la sentence disproportionnée. Je prononçai donc sa grâce sous les exclamations de la foule qui se tenait autour de nous. Il fut libéré sur le champ et je repris mon chemin, heureuse d'avoir été l'instrument providentiel de la Justice, et persuadée que je ne reverrais plus jamais l'inconnu de ma vie.

Je me trompais. Quelques temps plus tard, le jour même de la Cérémonie des Argées, où nous précipitons dans le Tibre, du haut du pont Sublicius, les effigies en jonc qui représentent les anciens hommes, je le vis dans la foule, qui me suivait de yeux. Je crus à un hasard. Mais un mois après, lorsque nous jetâmes dans les eaux du fleuve les déchets du sanctuaire, il était encore là, qui me regardait, comme il fut ensuite présent à toutes les cérémonies qui suivirent.

J'en fus fort troublée, plus que je ne l'aurais cru, et à un point tel que je faillis poser sur le sol l'aiguière au large col qui ne peut s'y tenir droite, pour éviter que l'eau puisée pour la déesse touche terre... Ce geste maladroit n'échappa pas aux autres prêtresses, qui me taquinèrent à ce propos et n'eurent de cesse d'en connaître la cause.

Elles me rassurèrent; car il est vrai que de nombreux hommes ont leur prêtresse favorite, et que bien qu'ils sachent que nous veillons sur le peuple romain tout entier, ils aiment à croire que l'une d'entre nous veille plus précisément sur eux d'un oeil particulier. Elle me plaignirent également; car il n'en est pas moins vrai que l'intérêt d'un homme, fût-il le plus pur, est pour nous un fardeau redoutable, qui s'est déjà révélé trop lourd pour trop d'entre nous, et qui leur a coûté la vie.

Délaissant les bassins de la cour, où je me plaisais à passer mon temps libre, je m'enfermai au plus profond des salles de nos bâtiment, redoutant, où que je me rendisse, de trouver quelque message à moi destiné, ou, pire, le messager lui-même, dont la découverte m'eût été funeste. Je faillis même maudire le jour où j'avais grâcié cet homme avant de réaliser que mon devoir consistait précisément à protéger l'ensemble du peuple, lui compris. Il m'était même interdit de tomber malade; car j'eusse été alors confiée à quelque mère de famille à l'extérieur de notre enceinte protectrice, ce qui n'eût fait que redoubler mes craintes et rendu le péril plus grand.

Finalement, comme il ne se passait rien, j'acceptai la situation, en pensant que mon admirateur se lasserait de lui-même.

Il n'en fut rien. Les saisons passaient, nos cheveux blanchirent, et il était toujours là, à me guetter, à suivre mes mouvements dédiés à la déesse, et tout cela sans que jamais nous ayons échangé aucun mot. L'affaire avait transpiré et était désormais bien connue de toutes. Chacune avait son mot à dire:

-"Peut-être bien qu'il veut t'épouser à la fin de ton engagement !" disait notamment Terentia en riant aux larmes.

J'en arrivai sans m'en apercevoir à la fin de la période de dix ans où j'avais été, à mon tour, l'instructrice des novices. Trente ans avaient passé, l'espace d'un instant, depuis le jour où j'avais pris la place de ma soeur, qui dans le monde était devenue mon frère. Ce frère, je le revis alors: le Grand Pontife avait changé; le nouveau me fit appeler. C'était lui.

-"Eh bien Tullia..."dit-il en me souriant. "Je te l'avais dit, que tu serais fière de ton frère...."

-"Mon frère... où étais-tu ? J'ai su ton retour à Rome il y a déjà quinze ans... Mais le sort ne nous a pas permis de nous retrouver jusqu'à présent..."

-"Ma vie a été bien remplie... J'ai été Questeur en Espagne, puis Edile Curule voici deux ans... Je serai Prêteur, puis Consul, tu verras..."

-"Te voilà Grand Pontife, Ô Caius," répondis-je, "Où t'arrêteras-tu ?"

-"Pour des êtres comme moi", dit-il gravement,"il n'est qu'une seule place."

Je ne parvins cependant pas à lui faire préciser laquelle.

"Parlons de toi," me dit-il. "Tu seras bientôt libre. Que vas-tu faire ?"

-"Peut-être resterai-je ici;.. J'y suis bien.", fis-je, sincère.

-"Allons ! N'as-tu pas envie de changer de vie, de connaître autre chose ?", me demanda Caius, l'air mystérieux. Puis, comme je ne comprenais pas: "On m'a parlé de toi ! Un citoyen voudrait faire ta connaissance... Il attend, à côté."

-"Je pense savoir de qui tu parles...", fis-je sans plaisir. "Je voudrais bien que ce citoyen m'oublie... je reconnais qu'il a été discret à souhait jusqu'à présent, mais imagine qu'il change sa conduite et se livre à des imprudences qui nous conduisent tout deux à la mort ?"

-"Tu oublies le Grand Pontife c'est moi, maintenant... Est-ce pour cette seule raison que tu refuses de le voir, et cela même en ma présence ?"

Je ne répondis pas. Après un instant, il reprit:

-"Ta réaction n'est pas une surprise pour lui: il l'avait prévue et me demande de te dire qu'elle t'honore. Mais sache qu'il sera devant la porte du Palais quand tu en sortiras pour n'y plus revenir."

-"Si j'en sors, Caïus..." relevè-je aussitôt.

Notre entrevue prit fin. Je m'inclinai et regagnai aussitôt mes appartements, en proie à plus de trouble que jamais.

Je passai les derniers mois dans une hésitation de tous les instants, passant sans cesse d'une résolution à l'autre. Une fois je désirais ardemment finir mes jours dans cette enceinte à l'abri du monde, fortifiée dans mon secret, trouvant ma raison de vivre dans l'instruction du culte; la fois suivante, je souhaitais apparaître et vivre définitivement dans ce même monde que j'avais protégé de mon mieux, et me soulager du fardeau de mon mystère. Mais que voulait la déesse ? Elle ne me fit aucun signe. Je me torturai même en pendant qu'attendre une indication de sa part était la preuve de mon indignité à la servir.

Mon âme troublée ne prit donc aucune décision et assista passivement, le moment venu, aux cérémonies de mon adieu, que je n'avais pas déclinées à temps. Le lendemain, la porte du Palais s'ouvrit devant moi pour me laisser regagner le monde. Je n'avais désormais plus de licteur, plus de litière pour me conduire dans la demeure dont on m'avait dotée. Un homme se présenta pour remplir cet office; c'était lui.

Il n'avait guère changé depuis la dernière et seule fois où nous nous étions trouvés face à face. Son regard s'était cependant fait moins dur. Je baissai la tête.

-"Noble Tullia", déclara-t'il. "Durant toutes ces années, je t'ai constamment poursuivie de mes pensées. Si j'ai assisté à toutes les cérémonies où tu officiais, je crus d'abord, comme tu m'avais sauvé la vie, que c'était en reconnaissanceà ton égard. Mais avec le temps, je m'aperçus que ce n'était pas la vraie raison. Dès que je t'ai vue, j'ai décelé en toi quelque chose d'unique et de précieux dont le but d'une vie d'homme ne peut être que la conquête, avant la gloire, avant les honneurs, avant même le service de la cité."

-"Ce que tu as ressenti, Lucius, et après quoi tu cours, tu en ignores la nature, et tu serais fâché de l'apprendre après autant d'années de rêves. Permets-moi de disparaître de ceux-ci."

-"Tu fais erreur, Tullia; ce qui m'a séduit, je le sais, et depuis bien longtemps."

Je me tournai vers lui et relevai la tête:

-"Est-ce vrai ?"

-"Oui. Vesta m'en a instruit un jour en rêve. Et si elle t'a jugée digne d'être sa prêtresse, je serais assurément bien impardonnable de ne pas te considérer comme digne d'être mon épouse."

J'aurais eu encore bien des choses à argumenter; j'aurais pu, par exemple, lui demander pourquoi il ne jetait pas son dévolu sur une fille plus jeune, ou d'une meilleure alliance... Mais, outre que je savais cela inutile, l'émotion fut la plus forte et je fondis en larmes en lui donnant ma main.

C'est ainsi que, quelques temps plus tard, la tête ceinte du voile orangé, j'offrais avec Lucius le gâteau d'épautre à Jupiter et qu'ensemble nous joignons les mains en signe de consentement.

Bien du temps a passé depuis; Tandis que mon frère avançait pas à pas vers une gloire toujours plus grande et un but connu de lui seul, mais dans une démarche qui devait s'achever si tragiquement, je menai, moi, la vie paisible et aisée pour laquelle j'étais faite et que nous assurait les grandes propriétés de mon époux. Rien ne vint la troubler jamais.

Puisse ce rouleau qui consigne mon histoire témoigner à jamais qu'un être a pu parvenir un jour contre toute attente non seulement aux fonctions qui paraissaient lui devoir être les plus interdites, mais encore et surtout au simple bonheur, état plus inaccessible encore à la plupart des hommes.

+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++

Ainsi prenait fin l'histoire telle que la racontaient les feuillets. Je n'en revenais pas.

-"Flora... Es-tu certaine de l'authenticité de ce rouleau ?"

Flora me regardait avec amusement.

-"Absolument certaine... Pour être très précise, nous pensons que ce rouleau a été écrit aux alentours de 44 avant JC"

-"44... Ai-je bien compris ? Cette vestale née sous le nom de Caius Julius était en fait le véritable..."

-"Le véritable Jules César, oui... c'est cela... Et c'est en réalité sa soeur qui est connue sous ce nom."

-"C'est donc sa soeur qui a donc justifié l'épigramme "Mari de toutes les femmes et femmes de tous les maris"... Ce point m'avait toujours intriguée, je l'admets... Mais la fille que César a fait épouser à Pompée ? Et Césarion, qu'il a eu de Cléopâtre?

-"C'est Cléopâtre qui a prétendu que Césarion était l'enfant de César....Vois-donc quels doutes nous pouvons avoir à ce sujet... Et nous pouvons aussi comprendre que les femmes de César, Cornelia, Pompéia, Cléopâtre, avaient quelques raisons de ne pas lui être très fidèles... même si elles ne devaient pas être soupçonnées !"

-"Oui, évidemment", approuvai-je. "D'ailleurs l'histoire de Clodius s'introduisant chez Pompéïa lui-même déguisé en joueuse de lyre ne manque pas de sel dans ce contexte... Mais à la mort de César... Ne s'est-on pas aperçu... ?"

-"Le corps a été très vite incinéré sur le Forum... sans doute à dessein..."

Je revins au rouleau:

-"Mais enfin, comment se fait-il qu'une révélation aussi énorme soit restée lettre-morte ? Comment ont réagi les autorités quand tu leur as montré le document ?"

Cette fois, Flora se mit à rire ouvertement:

-"Comment elles ont réagi ? Elles m'ont demandé de le détruire... Ce que j'ai juré avoir fait... Pourquoi crois-tu que j'en dispose chez moi aussi facilement ?"

-"L'idée que Jules César ait été une femme leur était donc insupportable ?"

-"Oh non... cela, c'est plutôt dans l'air du temps... Tu sais, l'archéologie n'a maintenant pas d'autre but que de prouver que toutes les innovations civilisatrices majeures depuis l'invention du feu et de la roue ont été l'oeuvre exclusive des femmes... alors pourquoi pas féminines aussi les grandes figures de l'histoire... Non, ce que les autorités n'ont pas supporté, c'est qu'un homme ait pu vouloir devenir une femme et, plus encore, qu'il soit parvenu à être le symbole même de la féminité antique. Ca, c'était trop."

Je réfléchis quelques instants:

-"Tu m'autorises à publier cet récit ? Tu veux bien ? Je suis un peu à court d'imagination en ce moment et ça me reposerait de raconter quelque chose d'authentique, pour une fois... Sans compter que c'est une belle histoire."

-"Fais comme tu le crois bon. Que nos soeurs sachent qu'elles ont eu d'illustres précédentes, qui ont eu la charge de veiller sur leur peuple, comme aujourd'hui nous pourrions, si nous le désirions vraiment, influer sur la marche du monde. Je te fais confiance."

Voilà donc la chose faite. J'espère donc avoir atteint le double but de vous avoir initiées autant à nos devancières méconnues qu'à la fascinante civilisation antique ou, à défaut, vous avoir diverti par un conte de Noël inattendu.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Retour