L'usurpatrice récompensée

par Michèle Anne Roncières

Deuxième Partie

Au palais, je n'avais pas pénétré depuis deux minutes dans la grande salle des pas perdus, que je vis Michèle-Anne accourir vers moi. Bon, bien sûr, je l'avais déjà vue en robe, comme vous vous en doutez… Mais là c'était une robe d'avocat, ou plutôt d'avocate puisqu'elle était en vraie robe dessous, et si elle n'avait pas été coiffée et maquillée, je ne l'aurais pas reconnue, ce qui est quand même un comble !

Elle me prit aussitôt le bras et m'entraîna vers les toilettes en m'engueulant ouvertement (vous savez comme elle est, gentille, mais… directe !) :

-"Mais qu'est-ce que c'est au juste que cette tenue ridicule ? ? ? ? "

-" Ben… Vu que je suis le mari… pour encore quelques minutes… je suis venue en homme… fallait pas ? "

Michèle-Anne me regarda d'un air consterné :

-" Mais non ! J'ai mis au point un plan extraordinaire, et tu veux le faire échouer lamentablement ! "

Je me gardai bien de souligner qu'elle ne m'avait pas mise au courant (vous savez comme elle est : gentille, mais… assez étourdie !)

Elle sortit de son sac des vêtements de femme qui, de toute évidence, m'étaient destinés :

-" Heureusement que j'avais tout prévu ! Bon, je te répète le plan génial que j'ai imaginé [vous savez comme elle est : gentille mais… pas trop modeste !] : tu n'es pas le mari ! Tu es la femme ! "

-" Pardon ? " fis-je, éberluée.

-" Mais oui ! Qui a tous les droits dans un divorce ? La femme ! Or il se trouve que tu fais une très jolie femme..; Bien plus que la tienne assurément! Ce serait vraiment dommage de ne pas en tirer parti ! "

-" Tu veux dire que je vais me présenter en femme devant le juge, pour mon divorce ? "

-" C'est tout à fait ça. "

-" Mais ma femme sera là ! Tu l'oublies ? "

-" Je ne l'oublie pas du tout. Au contraire, ta femme est la clef de mon plan. Laisse moi faire, s'il te plaît. Et ne prends pas le rouge à lèvres fuschia, ça ne te va pas du tout. "

C'est métamorphosée que je ressortis des toilettes. Et c'est drôle, mais je me sentais déjà plus à l'aise que quelques minutes plus tôt : j'avais en moi un sang neuf, une confiance folle, un courage à tout épreuve : j'étais un autre être, comme à chaque fois que je pouvais être moi-même. Et j'avais envie de me battre.

-" Alors, comment ça se présente… Maître ? " demandai-je à Michèle-Anne.

-" C'est simple : mets-toi dans la tête que tu es ta femme… et tu verras, tout ira tout seul ! Tiens, donne-moi donc ton portefeuille… Merci… Allons-y ! "

Nous prîmes le chemin de la petite salle où le juge nous attendait ; nos talons faisaient claquer le marbre avec vigueur, sûres de notre affaire comme nous l'étions, et bien de vieux huissiers canoniques se retournèrent sur notre passage.

Dans la salle des divorces, ma femme était déjà là, avec son propre avocat, un jeune godelureau sans consistance qui ne m'inquièta guère (J'aurais été moins tranquille s'il se fût agi d'une femme, qui eût été par nature plus acharnée ; mais sans doute, trop confiante dans le favoritisme qu'elle attendait de la Loi et de la Justice, se l'était elle laissé commettre d'office). Elle ne me reconnut pas, et comme elle ne connaissait pas Michèle-Anne non plus, qui s'assit à côté d'elle, elle n'eut aucune réaction.

Puis le juge arriva. C'était un vieux monsieur charmant que ma femme indisposa dès le départ en prétendant qu'elle voulait son papier de divorce vite fait parce qu'elle en avait besoin pour se remarier vingt minutes plus tard à la Mairie.

-" Je sais bien que je n'ai pas beaucoup de marge de manœoeuvre avec le Nouveau Code Civil Féministe, Madame, mais laissez moi au moins faire semblant d'examiner votre cas ! " répliqua-t'il vertement.

C'est ainsi que lorsqu'il fit les vérifications d'identité, nous fûmes deux à nous lever et à prétendre être Cunégonde-Adélaïde (ben oui ma femme s'appelle Cunégonde-Adélaïde, vous n'aimez pas les prénoms composés ?), et je peux vous dire que la vraie ouvrit de grands yeux ! Comme le juge, d'ailleurs…

Bien entendu, il nous demanda nos papiers… Je n'avais pas vu que Michèle-Anne, quand elle s'était assise près de ma femme, lui avait subtilisé les siens et avait glissé dans son sac mon propre portefeuille ! Aussi, grâce à elle fus-je en mesure de produire la carte d'identité de ma femme, que le juge examina scrupuleusement… à ma grande inquiétude.

-" Tu ne crains pas qu'il remarque quelque chose ? " demandai-je à mon avocate en chuchotant.

-" Penses-tu… Tu connais les hommes…: moins physionomistes qu'eux, il n'y a pas !  Si tu ne t'habilles pas tout le temps de la même façon ils ne sont pas fichus de te reconnaître…"

Le juge tourna vers moi un regard soupçonneux :

-" C'est une vieille photo, dites-moi ? "

-" Oui, Monsieur le juge, j'ai changé de coiffure, depuis.. Et puis je me suis teinte en blonde, également. "

-" Ah, ça doit être ça… Et ça vous va très bien… "

-" Merci Monsieur le Juge… " fis-je avec mon plus grand sourire.

-" Et vous ? Ca vient ces papiers ? " demanda t'il en aboyant quelque peu à ma femme, qui se retrouvait, toute bête, avec mon portefeuille, d'où elle avait extrait ma propre carte d'identité.

-" Je ne comprends pas ! "bégaya t'elle lamentablement. " On a placé ce portefeuille dans mon sac à mon insu ! Et ce n'est pas ma carte ! Ni mon permis de conduire ! "

Michèle-Anne se fit un plaisir de lui prendre mon portefeuille et de le remettre entre les mains du juge :

-" Il n'est que trop visible, Monsieur le Juge ", commença t'elle dans la plus grandiose plaidoirie qu'elle ait jamais faite, " que Monsieur s'est travesti en femme pour égarer le tribunal ! Mais cette manœuvre aussi basse et perverse que désespérée ne peut atteindre au but qu'elle se propose, et nous ne nous laisserons pas abuser ! "

" Regardez, Monsieur le Juge ", continua t'elle en désignant ma femme d'un geste apitoyé : comment cette pauvre créature pourrait-elle, en dépit des efforts dont on devine l'âcreté et la douleur à travers les traces confuses, jamais passer pour une femme digne de ce nom sous notre regard expert à vous et à moi ? "

Je faillis m'étouffer en voyant le clin d'œil qu'elle m'adressa discrètement (Vous la connaissez : gentille, mais… espiègle) ; Quant à ma femme elle commençait littéralement à suffoquer.

" Je ne vous parlerai pas de son allure générale, qui tient plus du mastodonte bouffi que de la gazelle de race et que des vêtements de second ordre, choisis sans goût et portés sans grâce aucune, viennent souligner davantage, non ; je ne vous parlerai pas non plus du maquillage douteux qu'absorbent en bavant des traits empâtés par l'alcool et le tabac, vices masculins s'il en est ! "

Le Juge réprima difficilement une grimace de dégoût : Michèle-Anne avait presque gagné la partie.

" Et je ne vous parlerai pas non plus de ce corps difforme au ventre distendu par la bière, avec au-dessus deux renflements graisseux qu'un infâme artifice de corseterie affirme avoir la prétention de faire passer pour les flambeaux de la féminité ! Non, Monsieur le Juge, une telle créature, que la honte devrait pousser à s'enterrer vive ou à se dissimuler parmi les rebuts de notre belle société, ne peut être cet être idéal et gracieux qu'est une femme et dont vous attesterez sans conteste que ma cliente est l'illustration la plus charmante! Regardez mieux cet œil rendu glauque et vitreux par les vices sans nom qui… "

Le Juge arrêta Michèle-Anne :

-" Je vous en prie, Maître, vous m'avez pleinement convaincu ! Arrêtez votre plaidoirie, sinon je vais me trouver mal… "

Puis, se retournant vers moi :

-" Madame, je vous déclare divorcée à votre profit exclusif de cet individu contre lequel il me semble d'ailleurs indispensable de prendre d'urgence des mesures de salubrité publique élémentaires, à commencer par… "

Nous ne sûmes jamais quelles mesures le Juge entendait prendre à l'encontre de mon ex-épouse : On entendit un grand bruit sourd derrière nous : celle-ci, dont la tête était encore toute rouge venait de succomber à une attaque d'apoplexie.

Michèle-Anne ne put résister au plaisir d'un petit couplet et prit son air le plus triste pour dire:

-" Ah, le malheureux… Pervers, désaxé… voilà où l'aura conduit une vie d'excès… " (Vous connaissez comme elle est : gentille, mais… un peu hypocrite)

Pendant qu'on emmenait, sur mes recommandations, la dépouille à la fosse commune la plus proche (N'est-ce pas amusant de parler de " dépouille " alors que c'était précisément moi qu'elle voulait dépouiller ?), Michèle-Anne me tira par la manche :

-" Dis-donc toi… Tu n'as pas un mariage dans cinq minutes ? "

Je la regardai avec des yeux ronds .

" Mais oui ", insista-t'elle : " Tu te souviens de qui tu es ? Tu te souviens que tu dois épouser ton copain multimilliardaire ? "

-" Mais enfin, ce n'est pas possible, Michèle-Anne ! ", protestai-je.

-" Pourquoi ? Tu n'aimerais pas la vie dans le grand luxe ? "

-" Si peut-être… Mais ce n'est pas moi qu'il attend ! "

-" Sois sérieuse deux minutes, tu veux ? Imagine que tu es un homme… un vrai de vrai… un dur de dur… un tatoué… et tout et tout… Tu préfèrerais vivre avec une femme comme toi ou comme ta femme ? "

-" Ben… Je préfèrerais être avec moi, c'est sûr ! "

-" Eh bien alors ? Vas y je te dis ! Tu as juste le temps d'être à la Mairie !  Je serai demoiselle d'honneur, si tu veux bien ! Heureusement que ta robe peut aller pour la cérémonie !"

Je me rendis à ses vues (Vous la connaissez : gentille, et… persuasive !) ; Le Juge me remit le papier attestant de mon divorce brillamment gagné et Michèle-Anne et moi courûmes à la Mairie où nous attendait mon ami Alphonse, qui se montra ravi (Je lui dis que j'étais passée dans un Institut de Beauté avant de venir).

L'ayant aperçu auparavant sur le perron de la Mairie, parmi l'embouteillage de Rolls, de Bentley et de Daimler (On eût dit une manifestation des concessionnaires contre la vie bon marché), je n'avais eu qu'une seule hésitation, que Michèle-Anne était bien entendu arriver à surmonter facilement :

-" Mais, Michèle-Anne… Il va bien s'apercevoir, à un moment, que…  enfin, que… tu comprends, quand il faudra que… "

-" Non, je me tue à te le répéter ! Souviens-toi de ce que je t'ai dit : les hommes ne sont absolument pas physionomistes ! "

Eh bien vous savez quoi ? c'était vrai ! Vous la connaissez : gentille, et… toujours raison !

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