Le transformiste

par Michèle Anne Roncières

A S., en la remerciant pour sa précieuse collaboration, et avec amitié

Quand le présentateur m'annonça, ainsi qu'au public, que j'allais laisser la scène à un imitateur, je fus à la fois déconcertée, un peu déçue et même un tantinet colère; Je n'en montrai rien, bien entendu: dans ce métier de chanteuse, si on ne sourit pas tout le temps quoi qu'il arrive, on perd vite sa popularité d'abord et sa carrière ensuite...

Mais tout de même: dans ce studio d'une grande chaîne de Télévision où je venais de livrer au public ma toute dernière chanson, et qui l'avait reçue avec un enthousiasme que j'aurais aimé prolonger, l'intrusion d'un imitateur m'apparaissait comme légèrement saugrenue.

J'avais déjà vu et entendu pas mal de ces numéros, qui m'avaient toujours choquée sur un point essentiel: si la voix de l'artiste prenait bien, en général le timbre et les inflexions de celle de son modèle, il en était par malheur tout autrement de sa technique vocale... chose qu'en professionnelle, j'admettais difficilement !

De plus, il m'était difficile de concevoir qu'un homme pût imiter ma voix, et jem'attendais donc à une copie rauque et éraillée qui ne ferait guère honneur... mais le bouquet, ce fut quand le présentateur, mettant une main sur le micro, me glissa à l'oreille: " Vous allez voir, il est formidable, il est habillé et maquillé exactement comme vous ! "

Là, j'avoue qu'un frisson d'horreur me parcourut: j'avais vu, par hasard, audébut de ma carrière, un spectacle obscur dans un vieux cabaret de Montmartre, où des hommes déguisés parodiaient grossièrement les chanteuses de l'époque, en amplifiant tous leurs travers, et sur des chansons dont ils avaient bien entendu changé les paroles pour en faire des grivoiseries sans nom. Mon sourire se figea.

Et puis il entra en scène, sur la musique d'un de mes plus grands succès, " Mon rêve de toujours ", et ce fut le choc.

Sans doute le producteur de l'émission avait-il soudoyé mon équipe, car il portait effectivement la même robe que moi, une robe noire longue aux bras nus, que j'avais choisie le matin même... et qui lui allait à la perfection. Sa perruque reproduisait ma coiffure, son maquillage le mien, et il avait même mes bijoux habituels. On ne voyait pas trop qu'il était juste un peu plus grand que moi, car il était si mince et si féminin pour un homme que tout s'effaçait devant la ressemblance extraordinaire qu'il avait prise. Et quant à sa voix... Je songeai aussitôt que si j'étais malade un jour à ne plus pouvoir chanter, je pourrais faire appel à lui comme doublure sans hésiter...

Bref, je m'étais attendue à voir une caricature informe écorcher ma chanson, et je restai fascinée à me sentir à ma place tout en me voyant chanter. C'était comme si j'étais deux personnes à la fois... Il savait tout de mon jeu de scène: mes gestes, mes évolutions, mes attitudes, il les connaissait à la perfection. J'avais l'impression de visionner mon propre spectacle. Visiblement, loin d'être un amateur approximatif, cet homme était un professionnel authentique et digne des plus grandes scènes...

Ce fut un triomphe, qui ne me rendit même pas jalouse, tellement il était mérité, et aussi parce que je sentais confusément, dans la façon dont il l'accueillit, qu'il était tant pris par son personnage qu'il ressentait plus ce succès comme le mien que comme le sien... D'ailleurs, quand il vint me rejoindre pour me baiser la main, et que je pus constater de près, avec ahurissement, le naturel de son maquillage, il ne tira pas le moins du monde la couverture à lui; au contraire, il ne cessa de faire mine de protester, devant le public qui en redemandait, pour que j'aie ma part des applaudissements; j'en fus si touchée, tellement troublée que j'étais déjà, que j'en restai presque hébétée, et le laissai repartir en coulisses sans avoir même pu lui adresser un mot.

Le présentateur regarda ses fiches, annonça au public qu'il pouvait le retrouver tous les soirs dans une autre salle parisienne à telle ou telle heure, je ne sais plus, et me fit signe que j'allais devoir passer à une autre chanson. Je regagnai le centre de la scène et la soirée se poursuivit comme elle le devait. Automatiquement, je repris le contrôle et donnai au public ce qu'il attendait de moi.

Ce ne fut qu'au retour dans ma loge que je repensai à cet imitateur, dont je n'avais même pas retenu le nom, et dont ma camériste me dit que son nom de scène était " Mysteria ". Je me jurai d'aller voir son spectacle un autre soir, et me démaquillai soigneusement en me remémorant seconde par seconde la performance qu'il avait accomplie devant moi.

Il était assez tard quand je traversai le hall des studios de la chaîne, et pourtant j'y vis un homme qui attendait. Je l'avais déjà remarqué tout à l'heure dans le couloir qui mènait à ma loge.Svelte et élancé, d'un regard couleur charbon chargé d'une apparente nostalgie, il m'avait encore plus intriguée par sa tenue, nette et soignée, mais uniformément noire, et d'un noir si intense, assorti à ses yeux, qu'il se dégageait de l'ensemble une sorte de force irrésistible, inconnue et inquiètante. Mais là, assis sur l'un des fauteuils, et comme mal à l'aise, il m'adressa un sourire mélancolique que je semblais déjà connaître.

Bien que je fusse accompagnée d'autres artistes, je suis aussitôt qu'il était pour moi: avec le temps, j'ai appris à reconnaître à cent lieues les chasseurs d'autographes... Comme je le prévoyais, il se leva à mon passage et s'approcha lentement, sans dire un mot, dans une attitude pleine de réserve, mais s'arrêta comme dans l'attente de ma réaction.

Je n'ai jamais refusé un autographe: je ne dirais pas que cela ne me pèse pas, parfois, de devoir signer des dizaines et des dizaines de photographies dans une bousculade qui s'éternise; je ne dirais pas non plus que je comprends vraiment ce qui peut pousser mes admirateurs à affronter parfois vent, froid et pluie pour recueillir une signature déformée; mais ces gens sont mon public, ils m'apprécient et je les aime, je ne serais pas grand chose sans eux, et j'estime que je leur dois les quelques marques de reconnaissance que je peux leur donner. Prenant moi-même son carnet, et tout à cette soirée où l'on m'avait si bien reçue, je le signai même avec plaisir.

Il me remerciait encore et m'assurait toujours de son admiration tandis que je m'en allais. Et j'allais franchir la porte vitrée qui donne sur la Rue Cognacq-Jay quand je l'entendis me dire d'une voix mal assurée:

- "Vous savez... Mysteria... C'est moi ! "

Je m'arrêtai net et me retournai vers lui. Comme s'il avait dit une énormité (et, pour le cas, cela semblait en être une), il se mit à balbutier:

- "C'est vrai... c'est moi qui vous ai imitée, tout à l'heure, en scène... Vous vous souvenez ? "

Si je m'en souvenais... Mais je ne parvenais pas à y croire ! Lui, cet homme si sombre, si intérieur quoiqu'expressif, et si peu loquace c'était Mysteria, cette femme capable de prendre mon allure et ma voix ?

Comme je demeurais muette, il retourna vers le fauteuil, prendre une grosse malette qu'il ouvrit devant moi:

- "Regardez, voici mes accessoires: votre robe.. enfin, je veux dire ma robe, les bijoux, mon maquillage... Vous voyez, c'est moi... "

Je dus me rendre à l'évidence... et une idée folle me traversa l'esprit. Je l'invitai à dîner au restaurant dans lequel j'avais rendez-vous avec les gens de l'émission, et nous partîmes sur le champ, dans ma voiture. Le repas aurait été bien ennuyeux sans lui: d'abord parce que la moitié en fut consacrée à d'indigestes histoires de Droits et de contrats, qu'alimentaient sans relâche deux ou trois producteurs qui n'étaient venus que pour discuter de leurs investissements: lui et moi étions les seuls artistes, et nous passâmes toute cette partie à discuter ensemble, en catimini, pendant que nous parvenaient des échos de millions et millions de Dollars, Francs et autres monnaies.

Son histoire était étonnante: il me raconta qu'il avait d'abord cru, dans son enfance, être une petite fille, jusqu'à ce qu'on le punisse sévèrement pour son obstination à mettre les vêtements de sa soeur, qu'on l'oblige à participer ensuite à de brutales activités de garçon et qu'on l'enferme dans un pensionnat masculin de province. Non que son sentiment intérieur en eût été diminué, au contraire, mais il avait dû s'incliner devant la volonté de ses parents, la pression de son entourage et l'évidence de son propre corps, surtout quand celui-ci avait connu, disait-il, les " transformations maudites de la puberté ". Ses seuls moments de bonheur avaient été les répétitions de la chorale, où doté d'une belle voix de soprano, il avait souvent assuré des parties de soliste face au choeur exclusivement masculin de ses congénéres... Quand sa voix avait semblé muer, il avait d'abord été au désespoir, puis avait aussitôt réagi, travaillé durement, et avait finalement pu conserver, pour ce qui était du chant, ce timbre et ces octaves qui étaient sa raison de vivre.

Après avoir quitté le Lycée, voici cinq ans, il s'était immédiatement rendu à Paris et s'était fait engager au cachet dans de petits cabarets où il s'était fait la main, ou plutôt la voix, de plusieurs chanteuses ayant la faveur du public.

- "Mais vous êtes ma favorite... " me disait-il, toujours sans me regarder.

Moi je le regardais. Et je comprenais un peu pourquoi: même en homme, il gardait avec moi quelque ressemblance d'allure et de visage, à tel point que, s'il avait été ne fût-ce qu'un tout petit peu plus soigneux de sa personne, nous aurions facilement pu passer pour frère et soeur.

Son enfance mise à part, il ne parla plus de sa personne, comme s'il n'y avait rien à en dire, et préfèra m'entendre lui raconter des anecdotes de mes tournées, de mes enregistrements, de tout ce qui faisait mon métier. Plus d'une fois son visage s'illumina tellement en m'écoutant que l'on eût dit qu'il vivait ces souvenirs à ma place; et ce furent d'ailleurs les seules fois où je le vis sourire.

Bien entendu, les faiseurs d'argent qui se trouvaient à notre table l'avaient remarqué, et tentèrent, eu égard au succès qu'il avait obtenu, de lui arracher quelques promesses et engagements; mais je dois dire qu'il me surprit en les renvoyant séchement à son agent... Même Jeffrey Granger, qui lui proposait 6 mois à l'Olympia ! Je n'en croyais pas mes oreilles: même si j'avoue que j'aurais été déçue de le voir interrompre notre propre conversation pour assurer l'assise de sa carrière montante, je l'aurais compris... Je pense que c'est à ce moment là que je sentis naître entre nous quelque chose de spécial, que je n'avais jamais ressenti.

Le dîner fini, quand nous nous retrouvâmes devant le restaurant, et qu'il s'apprêtait à me dire au revoir, je le forçai presque à monter dans ma voiture et je l'emmenai chez moi.

J'eus beaucoup de mal à me rapprocher de lui. Il semblait ne pas comprendre, n'avoir aucune expérience de ce genre de situations. Il fallut que je me colle à lui pour qu'il perde sa contenance de visiteur intimidé, et que je me charge de tous les gestes nécessaires.

Pourtant, c'était un homme caressant. Incroyablement caressant, sensuel et doux, dont toutes les effusions visaient à nous faire partager le même ciel. Nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre en ayant perdu toute conscience et du monde et du temps.

Un bruit me réveilla. J'étais seule dans le lit. Guidée par d'étranges échos, sourds, informes et tourmentés, je gagnai la cuisine; Il était là, sur une chaise, rhabillé, pleurant à chaudes larmes... J'allais me jeter à son cou lorsqu'une illumination me retint. J'avais compris. Je retournai dans mon lit faire semblant de dormir, et, peu de temps après, j'entendis se fermer la porte de mon appartement.

Il est aussi connu que moi, maintenant; nous faisons de temps en temps les mêmes plateaux, nous nous envoyons des mots d'amitié avant nos premières... mais nous ne nous sommes jamais revus. Il ne l'aurait pas supporté.

Et je reste absurdement seule, à me désespérer qu'il n'ait pas été en mon pouvoir de donner à mon double ce qu'il convoitait le plus: mon âme.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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