La rêveuse éternelle

par Michèle Anne Roncières


Cette fois, ça y était... plus moyen de reculer, certes, puisque j'étais bel et bien là sur un lit d'hôpital, à attendre que les brancardiers viennent me conduire en salle d'opération pour me "prémédiquer", terme qui évoquait par euphonie "préméditer", "préméditation" et par association d'idées, "meurtre avec préméditation".

Je faillis éclater de rire; oui, j'allais tuer avec préméditation, une longue préméditation, même, puisque c'était là l'opération de ma vie, celle avec laquelle j'allais enfin tuer, après y avoir rêvé depuis toujours, le fantôme masculin que je paraissais être aux yeux des autres, et qu'en même temps j'allais faire naître celle que j'étais en secret depuis l'enfance. J'étais sur le point de me débarrasser d'une sorte de "foetus in foetu", cette curiosité médicale, sauf que dans mon cas c'était le jumeau parasite qui s'était développé et lui qu'il fallait éliminer.

Plus moyen de reculer, donc, mais reculer était certainement la dernière chose que je souhaitais. Au contraire, j'aurais voulu en avoir déjà fini ou même en être aux douleurs post-opératoires qui m'attendaient et dont je savais qu'elles n'étaient pas à sous-estimer. Je n'eus pas le temps de me les repasser en revue une fois de plus, car à cet instant deux blouses vertes, l'une féminine et l'autre masculine, firent irruption dans ma chambre et entamèrent les vérifications d'usage, en commençant par la lecture de ma fiche.

Craignant au dernier instant d'être victime d'une erreur de patient, je tendis l'oreille pour entendre prononcer mon nom, mais, soit que leurs masques filtrât leurs échanges, soit qu'ils se contentèrent de le lire, ce fut en vain. Il faut dire aussi que ces deux-là semblaient absolument être Laurel et Hardy réincarnés. Aussi totalement désynchronisés que maladroits, ils accumulèrent en un rien de temps un incroyable nombre de bévues, à commencer par les fausses manoeuvres de commande du lit sur lequel je reposais. Je faillis même me retrouver pliée en deux à l'intérieur. J'aurais certainement beaucoup ri en voyant cela au cinéma, comme dans ma jeunesse, de même que j'aurais explosé de colère en temps normal, mais, curieusement, peut-être dans l'avant-goût de ma félicité future, je restai d'une sérénité absolue et d'une profonde indulgence.

Ils finirent enfin, et non sans mal, par me déposer sur leur chariot, et m'emmenèrent à toute vitesse à travers les couloirs de l'hôpital comme s'ils étaient poursuivis par les flics de la Keystone. Je fermai les yeux. Et quand le chariot s'arrêta enfin et que je les rouvris, dans une salle dont les portes étaient faites de grands panneaux de plastique transparent, j'étais parquée ainsi qu'une bonne demi-douzaine d'autres patients aux destinations diverses, ainsi qu'il résultait des quelques mots qu'ils échangeaient rapidement avec des infirmières qui couraient dans tous les sens.

Une blouse blanche portée par un homme grisonnant et de petites lunettes d'argent, l'anesthésiste, s'approcha de moi. Dieu du ciel, ce n'était ni James Finlayson ni Eric Cambell ! Il se livra à de nouvelles vérifications en comparant ma fiche avec son programme, prit ma tension artérielle et, voyant ma nervosité, s'employa à me rassurer. Quelques minutes plus tard, il me conduisit lui-même en salle d'opération pour me poser des tas de capteurs et me brancher à nombre d'appareils barbares, opération que je ne voulus pas voir: il me sembla juste subir la pose de ce que je supposai être une perfusion et il fut assez habile pour que je ne sentisse rien. Après quoi il me montra une espèce de grosse seringue:

-"Je vais vous endormir... Ne vous inquiétez pas !" me dit l'anesthésiste. "Vous vous réveillerez comme si vous sortiez d'une sieste !"

Je me sentis presque aussitôt partir, les paupières si lourdes qu'il m'était impossible de lutter pour les maintenir ouvertes. Je pensai à un dernière fantaisie "anesthésiste... euthanasiste...", puis je cessai de penser avec des mots.

Je n'ai qu'un vague souvenir de ce qui s'est passé ensuite: un rêve confus qui s'évanouit très vite lorsque je rouvris doucement les yeux, en salle de réveil. Une infirmière passa, jeta un coup d'oeil aux différents appareils auquels j'étais encore reliée, et me dit "Vous allez bien!" avec un grand sourire, avant de les débrancher.

Comme prévu, la douleur fut au rendez-vous longtemps aprè, pratiquement dans toutes les parties du corps, et toute la rééducation pénible; mais quand on y est préparée, et surtout quand on est déterminée, elle est plus supportable; et puis enfin cela finit par s'estomper et disparaître. J'ai d'ailleurs pratiquement tout oublié de cette période, tant la mémoire est sélective.

Mais en compensation, et comme par miracle, ma nouvelle vie se révéla aussi enchanteresse que l'ancienne avait été calamiteuse: sans doute sous l'effet de ma toute nouvelle assurance, tout devint subitement facile et agréable au fur et à mesure que je prenais pied dans le monde. Ainsi, en m'éditant moi-même, j'entamai ainsi une fructueuse carrière littéraire qui me permit d'abandonner presque aussitôt mon emploi de grouillot dans l'administration française. J'obtins même des prix qui ne devaient rien aux petits arrangements entre éditeurs. Au bout de quelques mois tous les journalistes littéraires venaient m'interviewer en se demandant d'où je sortais, mystère que je laissais soigneusement en suspens.

Au cours d'une émission de télévision consacrée à la littérature contemporaine, l'animateur, qui avait fait diligenter par sa production la tenue d'une enquête à mon sujet et connaissait donc mes petits talents de pianiste, me fit la surprise de m'inviter à jouer "un petit quelque chose" sur un Steinway flambant neuf, traquenard dont je me tirai avec une interprétation de "Don't be that way" façon Teddy Wilson qui ne déplut ni autres invités ni aux téléspectateurs; il n'en fallut pas plus pour que fût lancée une très annexe carrière de musicienne que j'exerçai principalement dans divers galas, mais qui m'apporta de grandes satisfactions; J'eus même l'incomparable bonheur de jouer en duo avec mon idole de toujours, Martha Argerich, la sonate à deux pianos K448 de Mozart, avec la fugue qui fait suite, celle-là même que j'avais découverte toute jeune interprétée par Wiener et Doucet dans les disques de mon oncle, et qui m'avait décidée à apprendre le piano toute seule.

Farouchement seule, mon âme l'était toujours et le demeura. Seule de mon espèce, comme je l'avais toujours été, quoi qu'entourée d'amis, que j'estimais et que j'aimais, et qui me le rendaient bien, mais avec lesquels je ne pouvais rien partager d'autre que des mots dont, en tant que femme de lettres, je ne connaissais que trop bien la pathétique impuissance et la grotesque prétention à transmettre la vérité des pensées et sentiments.

Les mois passèrent, et les années... puis celles-ci par dizaines...

Je devins peu à une très vieille dame vivant seule dans son grand appartement, mais qui recevait encore quelques visites, de jeunes consoeurs à leur premier roman friandes de conseils ou de journalistes débutantes qu'on envoyait chez moi se faire la main ou en prévision de ma nécrologie. Un jour que je donnais une interview à l'une d'elles, j'éprouvai en plein milieu d'une phrase comme une sorte de vertige qui me fit l'interrompre, en même temps qu'une douleur fulgurante à la tête, qui cessa aussitôt que je retombai inerte dans mon fauteuil.

La jeune femme, affolée, téléphona immédiatement aux secours, qui arrivèrent sur place dix minutes plus tard. Ce fut elle qui leur ouvrit la porte.

Je ne pus m'empêcher de sourire quand elle leur déclara, peut-être dans l'intention de hâter leur empressement, pourtant tout à fait raisonnable:

-"C'est Michèle-Anne Roncières!"

Il est vrai que je souris un peu moins lorsqu'un des pompiers lui rétorqua:

-"Qui ça ?"

Sic transit gloria mundi...

D'une manière générale, ce fut avec beaucoup de curiosité que j'assistai à leur intervention, que je savais déjà désespérée. Collée à mon plafond, je les voyais exécuter leurs gestes professionnels, j'entendais leurs pensées et tout cela me semblait aussi naturel que l'interview que je donnais encore quelques instants plus tôt. Mon coeur battait encore, mais ils ne parvenaient pas à me réveiller ("normal", pensais-je, "puisque je ne dors pas!") et ils conduisirent mon corps à l'hôpital le plus proche.

Je n'eus pas besoin de les y suivre: une simple pensée m'y transporta aussitôt et j'assistai là encore de haut à l'opération de la dernière chance. Plusieurs fois, mon coeur cessa de battre et ne repartit qu'après le choc électrique effectué par un défibrillateur. Curieusement, je n'étais pas le moins du monde inquiète, et j'attribuai cette zénitude inattendue au fait que j'étais en quelque sorte dématérialisée, mais bien vivante.

C'est au moment où mon coeur s'arrêta tout à fait, en dépit des efforts de l'équipe, que je me sentis aspirée par une force invisible et monstrueuse qui m'entraîna à une vitesse folle à travers un monde où plus rien n'était reconnaissable: Je ne voyais qu'une minuscule fenêtre de lumière devant moi, vers laquelle je me dirigeais à toute allure; Hormis cela, j'étais dans un monde obscur où je traversais pourtant à toute vitesse des zones blanches et noires formant comme une alternance de jours et de nuits, si rapide que c'était comme un clignotement perpétuel qui me résonnait dans le crâne. Enfin, il me sembla ralentir, en même temps que la fenêtre de lumière s'agrandissait jusqu'à occuper tout l'espace, et je commençai à tomber à l'intérieur.

Tout en criant et en me débattant, je me réveillai à nouveau; j'étais encore dans une chambre d'hôpital, ou plutôt de clinique, une clinique privée si j'en jugeais par la soeur infirmière qui se tenait à côté de moi, qui s'était rendue à mon chevet en raison de mon sommeil agité.

-"Eh bien jeune fille!" dit-elle. "Ca va mieux ? Vous nous avez inquiétés!"

Je ne m'attardai pas sur le "jeune fille", que je pris comme une aimable antiphrase relative à la vieille dame que je pensais toujours être.

-"Où suis-je ?" lui demandai-je presque aussitôt, l'esprit encore très embrumé.

-"A la Clinique Saint-Vincent de Paul ! Vous y avez été amenée dans la nuit pour une appendicite aigüe et opérée à chaud. Vous vous souvenez ?"

En un instant, je réalisai pleinement où je me trouvais, sans pouvoir y croire. Oui, je me souvenais. Je me souvenais de tout. La journée où j'avais commencé à avoir mal au ventre dès le matin, la désastreuse journée à l'école, le soir où j'avais été incapable de monter les escaliers de notre maison de campagne, pliée en deux par la douleur, le transport dans la nuit à la clinique dans la DS paternelle... Après, je ne savais plus... Si, il y avait encore les lumières du projecteur de la table d'opération, dernière chose que j'avais vue... Mais cela faisait si longtemps... C'était en 1968... La soeur m'avait même donné pour me distraire un petit flacon avec une boule de mercure dedans...

-"J'ai quelque chose pour vous:" déclara-t'elle soudain. "J'ai cassé un thermomètre, alors j'ai récupéré le mercure et je l'ai mis dans ce petit flacon, tenez..."

Et sous mes yeux sidérés, elle me tendit ce même flacon dont j'avais parfaitement gardé le souvenir, celui-là même dont j'avais observé pendant des heures dans mon enfance la petite boule de mercure se diviser lors des mouvements que je lui imprimais et se reconstituer au repos... jusqu'à ce que mes parents confisquent le flacon que je n'avais pu continuer à leur dissimuler jalousement plus longtemps, le jugeant sans doute, et à raison, trop dangereux pour moi. Pour le prendre, je sortis mon bras de dessous les couvertures et découvris ma main... ma main d'enfant, celle d'une enfant de huit ans, que je restai de longues minutes à considérer comme preuve de la réalité de mon aventure.

Se pouvait-il que, comme le fameux roi Lavana d'Uttarapandava qui, selon Vasistha, vécut en une heure, sous l'empire du sort jeté par un magicien, sept années d'une autre vie, j'avais moi-même cru vivre cette existence entière d'un homme tourmenté d'abord, d'une femme comblée ensuite, mais toutes deux également illusoires ?

J'en étais là de mes réflexions lorsque mes parents entrèrent dans ma chambre. Comme ils étaient jeunes, eux aussi ! Je cachai prestement le flacon sous mes draps.

-"Papa ! Maman!" m'écriai-je comme je le faisais enfant. Et en remettant machinalement mes longs cheveux en place, j'ajoutai: "J'ai fait un rêve incroyable !

Je regrettai presque aussitôt cette confidence: comment allais-je pouvoir présenter cette vie qui avait été la mienne sans les choquer ? Ce n'était pas le genre de choses que pouvait raconter une fille de mon âge ! Je préférai annoncer dans le désordre ce que je savais du futur:

-"Dans le futur il y aura plein de chaînes à la télévision, et tout le monde aura un ordinateur, et un téléphone qui tient dans la poche,et les américains vont débarquer sur la lune et l'URSS va s'écrouler et..."

Je n'eus pas le temps d'en dire plus: mes parents éclatèrent de rire:

-"Michèle-Anne", dirent-ils, "tu as vraiment eu beaucoup de fièvre! Repose-toi!"

Epuisée, toute émue et rassurée d'avoir entendu mes parents prononcer mon prénom, je m'enfouis de nouveau dans mes draps avec la confiance du nouveau-né. A n'en pas douter, cette fois c'était la bonne...

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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