La revenante persuasive

par Michèle Anne Roncières


Il en fallait beaucoup pour faire seulement lever la tête à Georges quand il avait décidé de se consacrer à une tâche, et spécialement quand celle-ci était aussi ingrate qu'un déménagement. Il montait sa cinquième caisse au deuxième étage lorsqu'il remarqua la jeune femme blonde qui se tenait, comme par une taquinerie bien faite pour l'agacer, juste à l'endroit où il avait prévu de la déposer. La quarantaine dépassée, Georges estimait que le peu de galanterie auquel il avait dû sacrifier dans sa jeunesse était moins que jamais de mise, surtout comparé aux embêtements qu'apportent les femmes.

-"Pardon", fit-il sans arrêter son mouvement et avec un rien de brusquerie voulue. Il avait calculé de laisser retomber son fardeau avec fracas aux pieds de l'inconnue, mais quand il s'écrasa sur le sol, force lui fut de constater avec étonnement que ceux-ci n'étaient plus là.

S'étant retourné, il la découvrit immobile à l'opposé de la pièce, semblant non le regarder mais plutôt considérer les lieux et lui-même avec une inlassable indifférence. Comme elle s'y était prise pour passer aussi vite et sans effort apparent d'un coin à un autre, Georges, fasciné, ne se posa même pas la question.

C'était une jeune femme blonde, d'une vingtaine d'années, dans une robe blanche, et décidément muette. Il semblait bien à Georges que quelque chose clochait un peu, mais il ne s'attarda pas à ce détail. Il n'était pas le genre de type à admettre qu'on pût lui en imposer, et comme il se sentait prêt à s'attendrir, il prit les devants en déclarant sèchement:

-"Vous ne devriez pas être là: je suis le nouveau propriétaire, et je vous prie de sortir."

La femme n'ayant ni bougé d'un pouce ni même changé d'attitude, Georges sortit lui-même, en se réjouissant intérieurement de la colère qui allait pouvoir être la sienne quand il la retrouverait pour déposer sa sixième caisse à l'étage. Mais il en fut pour ses frais: lorsqu'il revint quelques minutes plus tard, avec une charge qui lui avait paru bien légère, la femme avait disparu.

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Il était vingt-deux heures lorsque Georges, épuisé, se glissa dans le lit conjugal pour y rejoindre son épouse, une brune dynamique qui lui faisait changer de maison tous les deux ans depuis six ans pour une habitation plus grande. Le volume en jeu augmentait d'ailleurs à chaque opération, et cette fois-ci, il avait dû prendre une semaine de congé en prévision des aménagements intérieurs qui devaient suivre la manutentation proprement dite. Il avait hâte que sa femme trouvât enfin une maison à son goût. Pourvu au moins que ce fût dans la même ville... Ils venaient d'une commune voisine, un peu plus petite, et avaient dû s'éloigner de tous leurs amis pour venir ici, où ils ne connaissaient personne.

-"Rude journée pour toi, mon pauvre chéri, n'est-ce pas ?" fit celle-ci, compatissante.

-"Tu l'as dit. Et c'était déjà assez pénible sans avoir les voisines dans les pattes... Je me doutais bien que nous serions envahis par les commères sitôt installés, mais pas qu'elles ne nous en laisseraient même pas le temps !"

-"Les voisines ? Que veux-tu dire ?"

-"Il y en a une qui s'était glissée jusqu'au deuxième, figure-toi. Elle inspectait les lieux. J'ai dû la mettre à la porte. Mais tu l'as certainement vue: comme tu étais dans le hall à réceptionner les caisses, elle a dû passer devant toi ?"

-"Je t'assure que je n'ai vu personne... Elle était comment ?"

-"Blonde... habillée en blanc..."

-"Toujours aussi observateur, toi, dis-donc... Enfin, non, je ne l'ai pas vue..."

-"Elle a dû se faufiler quand tu avais le dos tourné... pour ne pas avoir à reconnaître qu'elle s'était introduite ici par fraude !"

-"Peut-être... Mais alors elle a été diablement habile, car je n'ai pas eu un instant de répit..."

-"Ca ne fait rien... L'important est que nous en soyons débarrassés ! Bonne nuit !"

-"Bonne nuit Chéri !"

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Cette nuit là, Georges fit un cauchemar. Ouvrant les yeux, il vit dans la chambre, à quelques mètres de son lit, la femme inconnue dans la même attitude qu'au cours de la journée, à peu de choses près. Car, cette fois, elle le regardait fixement. En outre, elle s'anima, marchant lentement, glissant plutôt, jusqu'au chevet de Georges, sur lequel elle se pencha.

Georges n'en menait pas large. Il aurait bien voulu crier, bouger, mais cela lui était impossible. La femme n'était d'ailleurs pas menaçante: ayant lentement élevé ses mains à hauteur de sa nuque, elle défit ses cheveux, qui tombèrent sur le visage de Georges et l'aveuglèrent

Les yeux fermés, il hurla longtemps. Quand il les rouvrit, la femme avait disparu. Son épouse avait allumé la lumière.

-"Qu'est-ce qui t'arrive ?"

Georges était si bouleversé qu'il eut bien de la peine à aligner quelques mots.

-"Rien...", fit-il en haletant. "Un mauvais rêve..."

Quelque chose le frappa soudain:

"Tu sais... La femme dont je t'ai parlé, cet après-midi... Elle avait une coiffure particulière..."

-"Ah bon ? Quoi donc ? C'est de ça que tu as rêvé ? C'étaient des serpents ?"

-"Non... c'était une coiffure démodée. Tu sais, comme un chignon, mais avec des cheveux faisant comme une galette au-dessous... tu vois ce que je veux dire ?"

-"Comme en 1900 ?"

Pour Georges, ce fut l'illumination:

-"Oui ! Exactement ! Et la robe aussi, c'était une robe 1900, avec une sorte de plastron devant bordé de boutons, avec une taille fine et qui tombait sur les pieds !"

-"Mon pauvre chéri... tu as rêvé, c'est sûr... Tu imagines une femme se promenant dans cet accoutrement ? Allez, rendors-toi..."

Georges, qui n'était plus sûr de rien, s'exécuta aussitôt et de bonne grâce.

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Le lendemain, Georges, dont le dos se ressentait encore des efforts de la veille, décida d'explorer un peu les recoins de la maison pendant que sa femme était partie en ville. C'était une ancienne demeure de maître, et qui en portait toujours les traces: Dans chaque pièce on trouvait un cordon de sonnette pour appeler le maître d'hôtel, le valet, la femme de chambre, voire la cuisinière... Ceux-ci n'avaient qu'à lire le tableau de service aujourd'hui muet, pour savoir où ils devaient se précipiter.

D'ailleurs, le personnel avait son étage, tout en haut, sous les combles. L'escalier monumental, en bois sculpté, profitait du palier de l'étage inférieur pour diminuer de moitié, perdre ses décorations, son vernis, et ne se prolongeait enfin jusque là-haut qu'avec une sorte de mauvaise grâce visible.

Georges pensa qu'il trouverait certainement là-haut l'endroit idéal pour dissimuler certaines petites affaires au regard de sa femme. Après avoir extrait d'une caisse, soigneusement repérée, ce qui ressemblait à un sac de vêtements, il se jeta dans l'escalier à l'assaut du dernier étage.

On était décidément loin des grandes pièces aux parquets vernis et aux tentures: elles étaient minuscules, et c'était à croire que la maison avait rétréci d'au moins la moitié à cet étage. Mais en outre, on éprouvait un curieux malaise, dû peut-être à l'obsédant sifflement du vent dans les tuiles, ou la sécheresse de l'air poussièreux qui stagnait sous la toiture.

La première chambre n'avait rien de particulièrement intéressant: Dépourvue de fenêtres, elle était donc entièrement sujette à l'éclairage électrique. Un lit de bois brut et une chaise en constituaient tout le mobilier. Georges fit quelques pas sur les lattes disjointes du parquet en châtaignier pour en examiner tous les détails. Il ne trouva que des murs nus et anonymes, au revêtement écaillé et retourna dans le couloir.

La deuxième pièce était plus grande, et recevait la lumière d'une sorte de verrière pratiquée dans le toit. Dans le fond, on avait entassé une sorte de bric à brac qui se révéla être fait de vieux livres, vieux jouets, vieux ustensiles de cuisine, tous objets que Georges se promit de revenir détailler plus tard.

Mais la troisième pièce... Elle mit les nerfs de Georges à rude épreuve. Ce n'était pas qu'il y eût quelque chose de réellement effrayant dans celle-ci, mais la conjonction de sentiments et impressions étranges qui s'imposèrent ensemble à l'esprit de Georges finirent par le submerger avec une telle force qu'il lui fallut se raisonner pour ne pas refermer la porte sitôt qu'il l'eut ouverte.

Pour commencer, elle était entièrement vide, à l'exception d'une chaise renversée sous un de ces étroits châssis qu'on appelle tabatières. Celui-ci faisait apparaître comme un puits de lumière dans lequel tourbillonnaient des poussières étincelantes. Autour de cette sorte de fontaine lumineuse, qui semblait évoquer quelque féerie, vers laquelle on se sentait irrésistiblement attiré, la lumière décroissait si vite qu'on avait peine à distinguer les détails des murs. Non loin du centre, la maçonnerie d'une cheminée, en forme de pilier et avec un regard entrouvert, occupait une telle place qu'elle semblait interdire de cet espace tout usage rationnel.

Au bout d'un moment, pendant lequel Georges n'avait progressé vers le pilier qu'avec une prudence inhabituelle chez lui, il se sentit la tête bourdonner. Remarquant dans le mur un renfoncement qui ressemblait à un placard, il y jeta rapidement son sac, qui disparut dans l'ombre, comme englouti par elle.

Deux mots lui vinrent spontanément à l'esprit: "Etrange" et "Sinistre", ce qui était certainement dépeindre cet endroit de la manière la plus appropriée. Ayant battu en retraite, il referma prestement la porte derrière lui, et se sentit aussitôt mieux.

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On ne peut pourtant pas toujours trouver une porte pour la refermer au nez de ce qui nous trouble. Si Georges passa une journée normale, il ressentit néanmoins quelque inquiètude secrète au moment de se coucher; et il eut raison.

Se réveillant encore au milieu de la nuit, il sut aussitôt qu'Elle était là. Tournant lentement les yeux dans la direction où il l'avait vue la fois précédente, il la découvrit, en effet, légèrement diaphane et lumineuse, et qui lui souriait, à lui, Georges, d'un air qui lui fit froid dans le dos. Il se recroquevilla dans son lit, se refusant à réveiller son épouse, tentant de se persuader qu'il ne s'agissait encore que d'un rêve; mais bien que sa femme fût à sa place et qu'il pouvait l'entendre respirer lourdement, bien que tout fût en ordre dans la chambre, bien que le réveil indiquât deux heures du matin, bien qu'il ferma et ouvrit les yeux plusieurs fois, l'apparition ne voulait pas disparaître.

Toujours est-il qu'elle ne se rapprocha pas de lui cette fois-là, comme si elle avait appris que cela l'effrayait, et qu'elle ne le désirât pas. Elle se contenta de lui sourire d'une façon doucereuse, et de lui adresser quelques mots, qu'il n'entendit pas. Quand sa femme se retourna soudain dans le lit pour changer de position, Georges lui jeta un coup d'oeil machinal; lorsqu'il regarda de nouveau devant lui, le fantôme avait disparu.

Georges n'en parla pas à son épouse, le matin venu. L'expérience de la nuit lui avait paru terriblement réelle... et pourtant si invraisemblable à la lumière du soleil !

Il passa une mauvaise journée à grogner contre les uns et les autres à la moindre occasion, et surtout contre sa femme qui lui dit, excédée, le soir venu:

-"Ecoute, Georges, je ne sais pas ce que tu as aujourd'hui, mais je me refuse à subir plus longtemps ta mauvaise humeur: je vais dormir dans la chambre d'amis et j'espère que tu seras calmé demain !"

Georges en resta muet: c'était là quelque chose qu'il n'avait pas imaginé et qui le laissait seul face au fantôme! Il aurait bien voulu faire revenir sa femme sur sa décision, mais il était trop tard: il se voyait mal devenir doux comme un mouton après toute une journée passée dans la peau d'un ours, et il n'essaya même pas de lui expliquer la cause de son irritabilité. Elle prit sa chemise de nuit et claqua la porte.

Bien entendu, Georges ne réussit pas à s'endormir: plus les heures passaient, même, plus il devenait nerveux. Il tenta de lire, ce qui ne fit que lui faire prendre conscience de son état. Et quand il fut deux heures du matin, son excitation était à son comble. Georges, les nerfs tendus à l'extrême, attendit de longues minutes, mais le fantôme ne se montra pas. "Quelle ironie", pensa-t'il, "alors que j'étais prêt à le voir, et même à l'affronter !".

Il se détendit et allongea son corps dans les draps, épuisé par sa veille anxieuse. Il remarqua alors la bosse que faisait celui de sa femme à ses côtés et en fut ému: "J'ai quand même dû m'endormir à un moment.", se dit-il, "Dire que je ne l'ai pas entendue se glisser dans le lit... J'étais trop obsédé par ce... cette... Oh et puis au diable !"

Georges eut soudain envie de déposer un baiser dans le cou de sa femme, pour la remercier de lui avoir pardonné. Il hésita, pensant qu'elle risquait de se réveiller, et décida qu'il ne ferait qu'effleurer la peau, parce que, même si elle ne sentait rien, c'était l'intention qui comptait. Il se rapprocha délicatement d'elle, au moment même où elle se retournait vivement: Elle était blonde, avait les traits du fantôme, et se jeta vivement sur lui, comme pour le mordre ou l'embrasser de force.

Georges hurla aussitôt de terreur et fit un tel bond qu'il tomba du lit. Il se débattait encore contre le vide en hurlant lorsque sa femme, la vraie, alertée par le bruit, fit irruption dans la pièce. Le pressant contre lui (chose à laquelle il se refusa tout d'abord avec une horreur visible), elle tenta maldroitement de le persuader qu'il avait fait un nouveau cauchemard. Il était dans un tel état qu'il lui raconta tout en détail depuis le début. Ils finirent la nuit dans la chambre d'amis.

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-"Quelle histoire, pas vrai ?" fit Georges le lendemain matin, en se réveillant vers midi. Il avait retrouvé son calme apparent, mais sentait bien qu'en lui quelque chose était toujours alarmé, qu'il suffirait d'un infime incident pour déchaîner à nouveau.

-"Mon pauvre chéri... Tu as beaucoup travaillé ces derniers temps; je crois qu'il te faudrait décidément des vacances... Pourquoi ne prolongerais-tu pas tes congés ?".

Georges la regarda avec ahurissement et déception. Ainsi, elle ne la croyait pas. Il s'était coltiné avec un fantôme, un vrai fantôme, la nuit même, et tout ce qu'elle pensait, c'était qu'il était cinglé ! Il préféra se taire et quitter la chambre.

Désorienté par tant d'incompréhension, il se retrouva dans la pièce où le fantôme lui était apparu la toute première fois, et s'assit sur une des caisses qu'il avait eu tant de peine à monter. Ce ne fut pas long: au bout de quelques minutes, il distingua devant lui une forme naissante, qui devint peu à peu la femme redoutée.

Cependant, à sa propre surprise, il n'eut pas peur, et attendit qu'il se passa quelque chose. La femme était là, flottant dans l'air et regardant à travers lui, d'un air indifférent, si près qu'il aurait pu la toucher. Il ne recula pas, pourtant.

-"Quest-ce que vous voulez ?", lui demanda-t'il avec lassitude.

Il eut l'impression que le spectre changeait légèrement de couleur et s'anima. Oui, il se mit à sourire et à le regarder comme il l'avait fait dans sa chambre. Tout en restant immobile, il remua de nouveau les lèvres, plusieurs fois. Et, à la longue, Georges, qui ne percevait aucun son, comprit, ou eut l'impression qu'on parlait dans sa propre tête:

-"Toi!"

A peine Georges eut-il réalisé, que le spectre disparut progressivement, comme il était apparu, le laissant accablé. Il était évidemment inutile d'en parler à sa femme, qui parlerait certainement d'hallucinations et psychologue. A la place, il décida d'aller faire un tour à la bibliothèque. Il lui semblait impossible qu'un fantôme n'eût pas excité à un certain moment la curiosité populaire, et que la presse ne s'en soit pas faite l'écho. Là, au moins, il apprendrait quelque chose qui lui serait peut-être utile, et propre à éviter le sort que le fantôme venait de lui promettre.

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La bibliothèque de la ville n'était pas très éloignée, et Georges s'y rendit à pied. C' était un petit bâtiment vieillot dont le fonds était peu important; Il demanda à y consulter la collection complète du journal local depuis 1890. Bien entendu, elle n'était pas informatisée, et un gardien cacochyme conduisit le visiteur jusqu'au deuxième sous-sol, dans une immense travée où l'attendaient une armée de reliures austères et uniformes, don't chacune abritait trente numéros de l"Indépendant", hebdomadaire fondé en 1885.

Une heure après, découragé, Georges n'avait dépouillé que la semaine du 1 Janvier 1890: à ce rythme, et même à raison de quatre heures par jour, ce qui était de toute façon impossible en raison de son travail, il ne viendrait pas à bout d'une année de parution en moins de dix jours; et quant à explorer dix, voire vingt, trente années ou plus, mieux valait ne pas y compter. Il referma le volume avec, outre lassitude et amertume, un zeste de violence, qui fit voler la poussière.

Le gardien, qui était resté à son poste de surveillance, pas très éloigné des tables de lecture, avait surpris son geste:

-"Vous trouvez pas ce que vous voulez, M'sieur ? Mais quèqu' vous cherchez vous donc d' si loin dans l' passé ?"

Si ridicule que pouvait paraître sa requête, Georges n'avait rien à perdre:

-"Eh bien...", fit-il. "Je me documente pour... pour une revue qui s'intéresse aux... aux choses étranges. Est-ce qu'on a jamais eu des histoires de fantômes, ou de maisons hantées, par ici ?"

Le vieux parut fouiller ardemment dans sa mémoire.

-"Ma foi... j'ai beau chercher... non, désolé, j'vois pas... "

L'air déçu de Georges le poussa à vouloir se rattraper:

-"Et pourtant, j'en connais-t'y des histoires, depuis presque quatre-vingts ans, sur c' foutu pays ! Et parfois des tout bonnement pas croyables ! Tenez, comme celle-ci, qui s'est passée quand j'étais jeune... J'avais quoi ? Quinze ou seize ans, pas plus, peut-être moins... J'étais témoin, alors j'peux vous en causer: Figurez vous qu'un jour un type, pas bien loin d'ici, il est trouvé mort chez lui, soit-disant pendu, mais que l'méd'cin refuse le permis d'inhumer. La police fait une enquête, et met aussitôt en cause une femme quon avait vue sortir d''chez lui la veille. On la met en tôle vite fait au commissariat local; faut dire que les charges étaient assez accablantes: dernière avoir vu le mort de son vivant, ajouté à c'la qu'on savait pas d'où qu'elle sortait, bref, rien de bien net. Et ben figurez-vous quoi ? Le lendemain qu'on a ouvert la cellule... elle y était plus dans la cellule ! Non ! Et savez-vous ce qu'on a trouvé à sa place ? Un homme ! Oui M'sieur ! Mort, lui aussi, suicidé lui aussi, de la même manière que l'premier ! Et tenez-vous bien, y a plus fort: cet homme, le deuxième, l'avait disparu depuis dix jours qu'on savait pas c'qu'il était dev'nu !"

Georges, qui n'avait pu interrompre le gardien, ne put s'empêcher de remarquer:

-"Et ce n'était pas cet homme qui aurait été déguisé en femme avant son arrestation et qui..."

Le gardien lui jeta un regard presque méprisant qui lui fit laisser sa phrase en suspens:

-"Pensez bien qu'on y aurait pensé avant vous ! Seul'ment voilà: quand on a ouvert la cellule au matin, y'avait pas de vêt'ment de femme, pas d'perruque, rien, y'avait rien qu'un homme mort, même qu'il était plus nu qu'un ver. Et puis y'a pas q'ça: l'homme il était brun grand et costaud, qu' la femme elle était blonde, mince et fine... Je l'sais pa'ce que j' les ai vus tous les deux, vu que l'commissaire, c'était mon paternel et qu'il m'avait fait engager comme auxiliaire dans l'espoir que j'mordrais à son métier. Alors comment qu'vous m'expliquez ça, Msieur de la r'vue d'l'étrange ? C'est-y pas un beau mystère ça ?"

Georges en convint; mais cela ne faisait guère progresser ses propres affaires.

-"Oui... Bien entendu... Ecoutez... Le prochain numéro est pratiquement bouclé, mais je reviendrai vous voir pour placer votre histoire dans un des suivants.. Promis..."

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Georges revint avec tristesse à sa nouvelle maison. Le récit du gardien avait réveillé en lui une certaine nostalgie qu'il ne connaissait que trop bien. Sa femme était encore en ville jusqu'à ce soir, mais il se voyait mal remonter au troisième étage, dans la petite pièce à l'atmosphère si pénible, pour y retirer ses affaires. Sans compter qu'il faudrait les y remettre après... Non, il remit cela à plus tard, pour quand il se sentirait mieux. Il préféra passer le temps à déballer le contenu des caisses qui n'avaient pas encore été ouvertes.

Sa femme ne revint que très tard en fin d'après-midi. Elle semblait avoir oublié l'affaire de la nuit, puisqu'elle n'y fit aucune allusion. Et Georges, de son côté, après avoir eu la preuve qu'elle ne s'y intéressait pas du tout, ne tenait pas à remettre cela sur le tapis: il ne répondit que par des grognements à tout ce que lui disait sa femme, qui lui racontait sa journée et n'avait pas grand besoin qu'il fît même semblant de l'écouter.

Vint le moment où lui et sa femme allèrent se coucher, dans leur chambre. Elle s'endormit presque tout de suite; Georges, cela lui était impossible: le fantôme avait en quelque sorte expréssément promis de venir le retrouver, la dernière fois qu'il l'avait vu, et il se sentait à la fois désespéré, impuissant, et curieux de ce qui l'attendait. Il dut pourtant patienter jusqu'à deux heures du matin, heure à laquelle, d'une ponctualité exemplaire, le fantôme apparut enfin et se rendit aussitôt à son chevet, de cette manière si curieuse qu'il avait déjà remarquée.

Il n'effrayait plus Georges, désormais, et celui-ci pouvait enfin se laisser aller à le contempler. La jeune femme dont il était l'image était réellement très jolie, si jolie que Georges, au fond se demandait comment il avait pu en avoir peur à ce point.

-"Qui êtes-vous ?" lui demanda-t'il en murmurant pour ne pas réveiller sa femme.

-"Tu n'es pas obligé de parler, Georges... Il te suffit de penser ! Je sais tout ce que tu penses, je connais tout de toi... Moi, on m'appelle Emilienne." dit le fantôme sans même remuer les lèvres.

-"Que voulez-vous ?"

-"Toi ! Je te l'ai déjà dit."

-"Moi ? Mais que voulez-vous de moi ?"

-"J'ai besoin de toi."

-"Pour quoi faire ?"

-"Je ne peux pas te l'expliquer simplement. Mais je peux te le faire comprendre. Veux-tu que je te montre ?"

Avant même que Georges eût approuvé, il eut la surprise de voir le fantôme monter dans son lit et se coucher à ses côtés. En fait, il reposait à l'horizontale, moitié sur le lit, dans le peu de place qui lui restait, moitié dans le vide. Georges eut un mouvement de recul.

-"Vous avez déjà fait ça !"

-"N'aie pas peur, Georges, je ne te ferai aucun mal, c'est promis."

La forme qui flottait à ses côtés se mit à se rapprocher de lui, à tel point que la chair de Georges et la texture du fantôme se retrouvèrent bientôt en contact. Ce n'était pas désagréable, remarqua-t'il, au contraire: légèrement chaud et enveloppant, comme autrefois, enfant, quand il se glissait dans sous l'édredon, entre les draps réchauffés par la bouillotte du soir . Plus ils se mêlaient, plus Georges ressentait une sensation d'apaisement qui ne faisait que croître. Il sentit son coeur et sa respiration ralentir. Son esprit, quelque peu rude et tourmenté, changeait, lui aussi, de pensées et de rythmes.

-"Vous connaissez vraiment tout de moi ?"

-"Oui Georges, tout, y compris ce que tu as mis dans la pièce du haut; tu sais, celle où je me suis pendue en 1915."

Georges tressaillit et faillit lui demander pourquoi elle avait fait cela, mais s'aperçut qu'il connaissait la réponse: lui aussi profitait maintenant de tous les souvenirs et de toutes les émotions qui avaient été ceux d'Emilienne. Il ressentit le chagrin qu'elle avait éprouvé quand son fiancé avait été tué à la guerre, la folie qui avait suivi, son suicide. Il connut comment, des années plus tard, elle avait pris possession du corps d'un domestique hébergé dans la maison et était allée, quelques jours plus tard et sous cette apparence, tuer l'homme qu'elle jugeait coupable d'avoir incité son fiancé à s'engager; comment elle avait, grâce à la force du corps ainsi emprunté, maquillé le crime en suicide, puis reprit malencontreusement son corps de femme, vêtu des habits de l'épouse, pour sortir de la maison; comment, arrêtée sous cette apparence, elle avait repris la précédente pour recouvrer à sa manière la liberté, après avoir jeté ses vêtements dans la rue par le petit soupirail de la cellule. Car, surtout, il découvrit comment elle pouvait cheminer de corps en corps en transformant ceux-ci à volonté, leur faisant prendre l'apparence de tel ou tel homme, de telle ou telle femme.

"Tu sais tout, à présent, toi aussi... Dis moi que cela ne te tente pas, Georges, et je te laisserai tranquille..."

L'esprit de Georges retournait à toute vitesse toutes les données du problème qui se posait à lui.

-"Mais...", opposa-t'il, "que vais-je devenir, moi, si je vous laisse faire ?"

-"Je serai tout le temps en toi, mais je te laisserai libre d'agir à ta guise, je te le promets. Tu connaîtras tout ce qui te manque, tout ce que tu recherches depuis si longtemps... la plénitude de l'être... en toute sérénité... sans user de ces artifices qui sont ton secret depuis si longtemps..."

Georges sentait sa gorge se nouer.

-"Et vous, qu'est-ce que cela vous apporte ?"

-"Moi ? Je pensais que tu saurais, Georges, ce qu'est l'existence sans la vie ? Ne peux-tu te représenter ce que c'est que d'être une ombre devant qui défile perpétuellement le spectacle de ceux qui vivent, et de ne pouvoir en éprouver ni regret ni espoir ?"

-"Je crois que j'en suis capable, en effet", fit Georges dans un souffle, le coeur serré.

-"Alors, donne moi une part de ta vie... permets-moi d'utiliser ton corps !"

Georges acquiesca mentalement, presque sans hésitation, et sentit aussitôt l'esprit d'Emilienne se mêler au sien. C'était une sensation neuve, une tout autre chose que d'accéder simplement aux connaissances et aux souvenirs comme il l'avait fait jusqu'à présent: désormais, il se sentait tout à la fois Emilienne et Georges, aussi bien l'un que l'autre, et sans pouvoir faire entre eux de distinction. En plus de cela, une douceur nouvelle, un alanguissement, l'avaient gagné dans tout son être, et, pour la première fois depuis des années, il était bien.

Georges se dit alors qu'il était prêt. Par le pouvoir qu'il tenait d'Emilienne, son corps se mit alors à se déformer lentement, d'une manière spectaculaire par endroits, mais sans douleur aucune. Après une éternité, le souffle arrêté, le coeur battant, les nerfs tendus, il lui sembla enfin que tout était terminé, et il se leva doucement. Il flottait dans son pyjama, à l'exception de la poitrine, pour laquelle la veste se révélait un peu juste. Avec précautions, il se rapprocha de l'armoire à glace et se tint dans un rayon de lune; son intuition avait été juste: son reflet était celui d'une très jolie jeune femme blonde qu'il avait appris à connaître.

Avec coquetterie, la jeune Emilienne prit quelques poses devant la glace et se sourit à elle-même quand un ronflement retentit dans la pièce. Tournant la tête, elle avisa, comme si elle en avait oublié la présence, la femme brune qui dormait toujours dans le lit, puis haussa mignonnement les épaules. C'était de la vieille histoire et elle revint à son image.

Ce triste pyjama d'homme, rayé de blanc et de bleu dans le sens vertical, était décidément trop laid, qui semblait être une tenue de bagnard. Emilienne songea à ses affaires, dans la pièce du haut; mais celle-ci lui rappelait trop de souffrances pour qu'elle se sentît le courage de les y aller quérir et, de toutes façons, elles n'étaient pas à sa taille non plus.

Elle ouvrit l'armoire et fouilla un peu dans les rayonnages, parmi la garde-robe de la femme brune, qui se composait malheureusement surtout des horreurs modernes et pratiques affectionnées par cette dernière. Elle réussit pourtant à trouver dans les recoins quelques habits dignes de ce nom qu'elle avait toujours rêvé de porter, et qui la métamorphosèrent instantanément en une élégante inoubliable, et avec quel confort ! C'en était bien fini des durs corsets de jadis... comme aussi des jupes longues qui recouvraient jusqu'aux pieds, et de maints autres détails qu'elle découvrait avec ravissement.

-"C'est fou ce que la mode peut changer, en un siècle...", se dit-elle en s'admirant à nouveau dans la glace.

Emilienne s'arracha enfin à sa contemplation et parcourut la chambre du regard comme pour la dernière fois. Il allait être cinq heures; la journée commençait, sa vie repartait à zéro, le monde était à elle.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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