La p... du lieutenant

par Michèle Anne Roncières

Les cimetières militaires ne connaissent pas cette débauche de monuments et d’inscriptions si commune dans les nécropoles civiles, et par laquelle chaque famille entend prouver que ses propres morts sont les plus intéressants et les plus regrettés.

La tombe du lieutenant à qui je dois deux fois la vie n'’est qu’un tumulus étroit surmonté d’'une simple croix blanche, la cinquante-troisième de la sixième rangée du carré numéro douze. Je m’y rendais chaque année depuis près de cinquante ans, et toujours à la même date du 7 Octobre, où je n'’avais jamais rencontré personne. Mais, la dernière fois, où je m’y rendis le jour anniversaire de sa mort, le 17 Juin, j'’eus la surprise de voir près de la tombe une très vieille femme en prière, qui venait d’'y déposer des fleurs, que je n'’avais jamais vues que fanées.

Je m'’approchai et me placai face à elle pour évoquer, la bouche muette et les yeux clos, les jours si lointains qui nous furent communs. Mais, me sentant observé, je rouvris les yeux et m'’aperçus que la vieille femme me regardait avec intensité.

- »Vous l'’avez connu ? » me demanda t’'elle ardemment.

Je compris que c'’était sa mère et répondit simplement:

- »Oui », revenant en pensée à la journée du 7 Octobre 194...

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Le lointain retentissait parfois de cannonades confuses; mais nous, nous passions le temps à vérifier le bon fonctionnement de nos armes, à jouer aux cartes, ou à lire de vieux journaux censurés en tous sens: chaque matin, quand le commandant téléphonait au Quartier Général pour y prendre ses ordres, il ne recevait que la même vague mission: « Occuper le terrain ».

Nous étions une escouade oubliée, comme il en existe dans toutes les grandes guerres, lorsque l’'Etat-Major se concentre sur les grandes offensives, les gigantesques mouvements de troupe, et néglige les avant-postes, les éclaireurs, les isolés, ou ne sait plus qu'’en faire. Et dans cette région perdue d’'Europe Centrale où, avant notre arrivée, les rares villes avaient été rasées trois fois de suite par trois armées différentes, les patrouilles commençaient à devenir monotones.<:p>

Il y avait toujours, cependant, un homme pour parler de celle qui l'’attendait au pays; et la conversation portait alors sur les femmes pour un temps infini, évoquant tour à tour leur charme, la douceur et le parfum de leur peau, puis la chaleur de leurs étreintes, et dans des termes de plus en plus crus, jusqu’à ce que la fièvre et l’'imagination, plutôt que la pudeur, les fit enfin se taire. Quant à moi, qui n'’aimais guère écouter cela, je n’'avais rien à dire.

Ce jour là, la reconnaissance en camion d’'une mauvaise route nous conduisit dans une nouvelle ville, tout aussi en ruines que les précédentes. Mais un camarade, remarquant le panneau qui en marquait l’'entrée, s'’écria:

- »Eh les gars ! C’est Liszec ! J’'y suis passé avant la guerre ! »

- »Et alors ? », lui demandâmes-nous charitablement.

- »Et alors ? Et alors, mais c’'est là qu'’il y avait le plus grand bordel de la région ! Des filles superbes, par dizaines ! Quand je l’'ai découvert j'’y suis resté trois jours ! »

Inutile de dire que, parmi ces gaillards, qui n'’avaient depuis quatre ans d'’autre vie que militaire, cette révélation fut particulièrement bien reçue, et que l’'on se plut à lui réclamer profusion de détails, que je n'’entendis qu'’avec gêne. Enfin, quelqu'’un, n'’y tenant plus, lui demanda:

- »Et tu saurais nous y mener ? »

- »Parbleu »,fit il, « les yeux fermés ! Et même dans cet immense tas de gravats ! »

Avec l'’accord du lieutenant, le chauffeur, et les trois camions qui suivaient, mirent donc le cap sur notre nouvel objectif. Bien entendu, nous ne croisâmes personne, toute la population ayant fui dès le début de la guerre. Il fallait être incroyablement naïf, ou terriblement affamé, pour croire que ces dames étaient demeurées dans ces immeubles éventrés aux rares façades, toutes criblées de balles.

Le miracle parut se réaliser, pourtant, quand, sur les indications de notre camarade, nous nous arrêtâmes devant un pâté de maisons qui avait beaucoup moins souffert que les autres et, plus précisément, devant une porte cochère dont les bas-reliefs ne laissaient aucun doute sur la vocation des lieux.

Nous investîmes promptement la place, aussi impressionnés que si nous avions pénétré dans une cathédrale: tout ce bâtiment, miraculeusement préservé, n’'était qu'’une succession de salons et d'’alcôves plus richement meublés les uns que les autres; infiniment plus, en tout cas, qu'’aucun des appartements que nous pourrions jamais nous offrir une fois la guerre achevée. Et tandis que notre camarade, ému de ses réminiscences d'’un autre monde, ne nous détaillait ses exploits qu'’en chuchotant, nos regards passaient sur les reflets que se renvoyaient les uns les autres une infinité de miroirs, alternant avec des tableaux ou des gravures qui rivalisaient de licence.

Les hommes étaient comme frappés d’hébétude lorsque nous tombâmes sur la grandiose garde-robe de l'’établissement, local qui abritait aussi une vingtaine de tables à maquillage, chacune avec glace, rampe lumineuse et accessoires comme on en trouve au théâtre dans les loges des artistes. Quand ils mirent la main sur les robes qui s’'entassaient là, ils se disputèrent en silence le privilège d'’en palper la matière et d’'y respirer le parfum des femmes qui les avaient portées.

Moi-même, ne pouvant espèrer me frayer un chemin dans la meute, je découvris seul une réserve secondaire, et si j'’y avisai plusieurs robes avec quelque émotion,j'e n’en pouvais partager la nature avec les autres: car cela faisait trois ans que je n’'avais pu porter les miennes, qui m'’attendaient dans un placard chez moi, très loin, là-bas, en France.

Un excité ouvrit brusquement l’armoire à lingerie et ce fut une ruée générale sur les dentelles blanches, noires et rouges, les transparences, manipulées sans douceur aucune par des mains profanes, qui se les arrachaient les unes les autres. Croyant pouvoir mettre cette diversion à profit, je plaquai sur moi une robe que j'’avais réussi à soustraire à l'’ardeur de mes camarades, et jugeai de l'’effet dans un miroir. Je m'’oubliai dans cette contemplation qui se devait furtive, et, quand je revins à moi, j’'affrontai cinq, dix, vingt regards silencieux, immobiles, troublés et attentifs.

Sans un mot, quelqu’'un me lança une guêpière et des bas. Un autre me fit signe d'’aller me changer dans un recoin protégé par un rideau, qu'’il referma gentiment sur mon passage. Là, sans même réfléchir à ce que je faisais, je me dépouillai de tous mes habits militaires, épais et rêches, et revêtis les trésors que l’'on m'’avait donnés. Par chance, tout était à ma taille et la robe fourreau noire, très chic, qui laissait nus mes bras et mes épaules, et largement fendue par surcroît, m’'allait à ravir: si rude qu'’elle fût, la vie militaire ne m’'avait pas fait renoncer à m'’épiler torse et membres des poils qui, outre qu'’ils me faisaient horreur, juraient avec la délicatesse de mes traits et la faiblesse de ma musculature. Aussi, dans cette robe, même mes cheveux courts ne suffisaient pas à établir que je n'’étais pas celle que je paraissais.

Après une grande inspiration, je tirai le rideau et reparus devant les autres, dans un silence encore plus épais que le précédent. J'’oubliai fort heureusement de baisser les yeux, comme je me l'’étais juré, et cela me permit de lire dans ceux des autres l’'étonnement, l'’admiration, voire l'’intérêt, et non le rejet ou le mépris que j’avais craint si longtemps, quand je pensais, chez moi, au jour où je serais peut-être découverte.

Je m'’enhardis donc, et me dirigeai, fendant la masse de mes camarades, droit sur une table à maquillage. J'’eus tôt fait de retrouver les gestes qu’il fallait pour me recomposer un teint de jeune fille, me refaire les yeux et les lèvres. On trouva même pour moi dans un placard une perruque brune aux cheveux longs qui fut l'’achèvement de ma révélation. Quand je me retournai, enfin prête, sûre de moi, les visages, encore à peine revenus de leur surprise, étaient devenus souriants et amicaux.

- »Bon Dieu, t’'as l’'air d’une vraie gonzesse ! » dit quelqu’un.

Et une salve d'’applaudissements et de hourras vint me consacrer Reine du Jour.

Ce fut le signal de la fête: pendant que des camarades se disputaient pour me parer de bijoux trouvés dans les tiroirs, une dizaine d’'autres furent désignés pour se travestir à leur tour (Quelques uns aussi se portèrent volontaires). On dénicha des alcools, des disques de danse et un vieux tourne-disques, que l’'on alimenta en électricité grâce au groupe électrogène d’'un camion. Et le bal put commencer, qui dura jusque tard dans la nuit.

Comme nous étions en très forte minorité, nous, « les filles », nous étions très sollicitées; mais quel plaisir de se laisser aller dans une valse, ne n'’être pas obligée de conduire comme à l’(ordinaire, et d’'être menée là où l’'on veut que vous alliez... Moi qui n'’avais jamais aimé danser tant que j'’avais été obligée d’'assurer le rôle masculin, je me surpris à adorer cela. La plupart des autres « filles » changaient de partenaire à chaque danse, quand le nouveau réussissait à se débarrasser de l’'ancien, mais moi, quand la soirée fut plus avancée et que les danses se fussent faites plus lentes, je ne quittai plus les bras du lieutenant, qui m'’avait pour ainsi dire exclusivement retenue.

J'’étais un peu grise et je riais doucement des gentillesses et gracieusetés qu'’il me glissait à l'’oreille, et des sensations nouvelles qui m’'étaient révélées. A tel point que je finis par m’'abandonner complètement contre lui, la tête sur son épaule, comme l'’eût fait n’importe quelle autre, et que je fermai les yeux.

Quand je les rouvris, nous étions immobiles dans un salon désert, où l’'on n'’entendait plus la musique que très assourdie. Dans ses yeux à lui brillait une telle excitation que je compris aussitôt ce qu’'il voulait.

Et ce que je fis alors, jamais je n’'aurais cru que cela me serait si doux et si facile: sous le coup d’'une impulsion soudaine et irrésistible, je tombai lentement contre lui jusqu’'à m'’agenouiller et le défis moi-même pour lui prodiguer la meilleure caresse dont j’'étais capable.

Pensant à la femme dont je portais la robe, et qui avait dû faire cela si souvent, je puisai à son image tant de plaisir et d'’inspiration qu'’il ne m'’apparut pas de plus grand bonheur que de recueillir la jouissance de mon cavalier et que je l'’absorbai avec ferveur. Quand j'’eus terminé, il me releva doucement et me serra contre lui, ne sachant exprimer sa reconnaissance que je l'’eusse satisfait et sa joie que j'’en fusse contentée moi-même. Je reconnus là le caractère des vrais hommes, qui sont si rares, alors que la plupart détalent sitôt la besogne abattue, et je ne bougeai pas, attendant qu'’il décidât lui-même de revenir dans la grand-salle.

Y retournant, nous rencontrâmes en chemin plusieurs couples, et même des groupes, occupés à des jeux plus grossiers, qui auraient bien voulu que je me joigne à eux. Mais comme le Lieutenant refusa et ne consentit jamais à se séparer de moi même pour profiter lui-même d’'une autre, j'’y gagnai le sobriquet de « P... du Lieutenant » qui officialisa les choses, et dont je fis semblant de ne point m’'offusquer.

Nous finîmes la nuit sur un divan.

Le lendemain, je me réveillai seule, le Lieutenant étant déjà parti assembler les hommes qui s'’étaient disséminés dans toutes les parties du bâtiment. Cherchant sans succès mes effets militaires, je finis par demander à un camarade s’il ne les avait pas vus, et celui-ci me répondit que le Lieutenant les avait fait ranger et qu'’il avait défendu qu’'on me les redonne, afin que je reste habillée en femme jusqu'’à nouvel ordre. Il avait ordonné, en outre, que je choisisse tout ce dont j’avais besoin dans la garde-robe pour qu’'on l'’emporte au camp.

Il en fut donc fait ainsi: je me remaquillai, m'’arrangeai, et sélectionnai force toilettes ainsi que les produits indispensables. Au moment de reprendre la route, le Lieutenant me fit monter avec lui dans son véhicule léger au lieu du camion de la troupe, et, par la suite, m’'installa dans une chambre prise sur ses propres quartiers.

Je fus dispensée de toutes les corvées, mais aussi de toutes les autres tâches de la vie militaire, et je passai ainsi en femme près de neuf mois à lire, à écrire, à rêver, à charmer mon compagnon et à espérer que la guerre finisse un jour.

Hélas, le front nous avait rattrapés: et, le 17 Juin suivant, une attaque surprise permettait à un commando de dévaster notre camp. Le Lieutenant m’'avait consignée dans ma chambre, et j’y attendais, anxieuse, l'’incertaine issue de la bataille. Soudain, la porte s’ouvrit avec violence et laissa passage à un soldat ennemi isolé, mais armé d’une mitraillette et prêt à tirer.

Il fut d’'abord tellement stupéfait de découvrir une femme en face de lui, qu'’il resta comme figé, puis baissa son arme au bout de quelques secondes, réfléchissant sans doute à la possibilité de me violer avant de me tuer. Finalement, ayant sans doute jugé qu'’il n'’avait pas le temps, il remit sa mitraillette en position. Mais son hésitation lui avait été fatale: Le Lieutenant, qui l’'avait vu s'’infiltrer dans le couloir, était revenu en vitesse à sa baraque, et l’'abattit de la fenêtre d'’un coup de pistolet juste avant qu'’il ne me lâche une volée de balles dans le ventre. Hélas, mortellement touché à son tour, le Lieutenant s’'écroula aussitôt après lui aussi.

Dans la rage des combats, beaucoup de mes camarades moururent également, et la plupart furent faits prisonniers. Quant à moi, je dus rendosser l’'uniforme légal quelques jours plus tard, avec l’'arrivée des détachements qui venaient trop tard nous secourir.

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- »Vous savez comment il est mort ? » me demanda encore la vieille, avec une rancoeur que les années n'’avaient pas affaiblie. « Je l'’ai appris officieusement d’'un de ses chefs, quelques années après: en voulant sauver une putain qu’'il avait ramenée à son camp d’'on ne sait où; et figurez-vous qu'’il y est resté, et pas elle ! Vous trouvez ça juste, vous ? »

Très ému, j'’allai répondre une idiotie passe-partout sur la dureté et l’'injustice de la guerre, mais elle reprit sans attendre:

- »Et vous croyez qu’'elle y pense, au moins, que mon fils est mort à cause d’'elle ? » fit-elle, toujours avec rage.

Là, je savais quoi répondre:

- »Mais elle y pense, elle y pense certainement » dis-je doucement.

Les yeux de la vieille se mirent à brûler de fureur; comme s’'il lui était insupportable qu'’une autre qu'’elle conservât le souvenir de son fils:

- »Et qu’est-ce que vous en savez, vous ? »

Vaincu, je lâchai le mot de la fin avant de m’en aller:

- »Rien. Je n’en sais rien, bien sûr... Rien du tout »

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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