Conte de Noël 1998

par Michèle Anne Roncières

Ce conte, hommage à Dickens, cet immense connaisseur de l'âme humaine et si grand écrivain, est dédié à tous les petits garçons qui auraient tant aimé être des petites filles !

Le petit garçon descendit du train, poussé par le contrôleur à qui on l'avait confié. Sur le quai de cette petite gare de pays, personne. Il en eut le coeur gros: peut-être avait-il mérité d'être envoyé au loin par ses parents dans une pension sévère, mais, après un an sans nouvelles, il s'était quand même attendu à les voir l'accueillir.

Comme il était prêt à se jeter dans leurs bras, dans la joie de les retrouver, et pour les supplier de le faire revenir parmi eux ! Comme il l'aurait fait de tout son coeur, comme il aurait promis tout ce qu'on aurait voulu, même l'impossible... Pour un petit garçon de huit ans, c'était dur de se retrouver tout seul sur le quai désert d'une gare perdue, la veille de Noël... Et pourtant, pas une larme qui naquît dans ses yeux, tant son coeur durcit brutalement sous le chagrin qu'il avait repoussé.

Le contrôleur jeta un coup d'oeil sur le quai, où la nuit commençait à tomber.

-"Ecoute, petit", lui dit-il: "le train doit repartir, je ne peux pas rester avec toi. Tu vois le monsieur avec la casquette blanche et le petit drapeau rouge, près de la locomotive ? Quand il aura sifflé, et que le train sera reparti, va le trouver et demande lui d'appeler tes parents. D'accord ?"

Le petit garçon acquiesça de la tête: le contrôleur avait été très gentil avec lui pendant le voyage, et il n'avait pas envie de lui dire non; ils avaient même joué ensemble à la bataille navale, et il sourit presque à ce souvenir. Le contrôleur sourit, lui aussi: il dit au revoir à ce gamin que les gens des Saules lui avaient remis comme un paquet à acheminer; un drôle de gamin, triste et bien élevé, qui n'avait pas dit vingt mots pendant tout le trajet (excepté pour désigner les cases de la bataille navale), mais qui lui avait été immédiatement sympathique et qu'il s'était employé à distraire de son mieux. Il posa sur le sol la petite valise marron, remonta dans la voiture, et lui fit de derrière la vitre de la portière un dernier signe de la main.

Le chef de gare siffla et le train s'ébranla doucement dans le bruit haché de la vapeur hurlante. Et le petit garçon, alors, se dirigea vers un recoin du bâtiment, plongé dans l'ombre, et où on ne pouvait le voir: loin de se présenter au chef de gare, qui ne l'avait pas remarqué, tout à son signal, il attendit que celui-ci eût regagné à grands pas son bureau éclairé.

Le petit garçon resta seul à jouir de l'obscurité confuse et du froid qui lui mordait les joues. C'était loin d'être tout à fait désagréable: il pensait alors à toutes ces bougies dont la lueur vacillante et douce donnait aux plats de fête des tables décorées un relief mystérieux; à toutes ces cheminées où claquaient dans une chaleur intense des bûches rougeoyantes. Et imaginer ces splendeurs pour elles-mêmes était presque mieux que de les voir et qu'en devoir partager l'ivresse avec ceux qui les avaient préparées.

Il attendit même encore un long moment avant de songer à repartir; et ce ne fut qu'après s'être bien imprégné de cette atmosphère lugubre dans laquelle il puisait son réconfort qu'il décida de sortir de la gare et de rentrer chez lui, pr le chemin qui menait en ville et, de là, au domaine familial.

La valise était lourde, et le petit garçon pensait à la vie qui était désormais la sienne à l'Institution des Saules, pension à la rude discipline: lever tôt le matin, toute une longue journée de classe et d'étude jusqu'à un coucher tardif... Comme dans ses lectures de Dickens et de Brontë, les manquements au travail, au silence, à l'obéissance, étaient châtiés de façon exemplaire, à coups de baguette sur les doigts ou de verges sur les mollets pour les moins graves d'entre eux.

Dans les rues, des guirlandes lumineuses souhaitaient de bonnes fêtes aux passants qui, sans les voir, se pressaient d'aller réveillonner, égayés à l'avance et savourant déjà les mots qu'ils allaient dire aussi bien que les plats qu'ils goûteraient. Dans les vitrines des magasins, des mannequins en robe du soir s'amusaient à prendre les poses éternelles qu'avaient imaginé pour eux d'habiles étalagistes. Les tissus étaient fins, légers et élégants.

Le petit garçon soupira: tout cela était si loin de lui, à présent... On l'avait justement mis dans cet endroit horrible pour qu'il oublie tout ça, pour qu'il devienne un homme (c'était précisément ce qu'avait dit son père): qu'il apprenne durement, et à force de sécheresse, à maîtriser l'identité qu'on voulait lui faire prendre.

Dans le magasin, un dame, presque blonde et très jolie, choisissait l'une des robes: une robe noire, très longue et qui faisait de beaux plis. Elle la posait sur elle, en éprouvait la souplesse, et jugeait de son tomber en des gestes si gracieux que le petit garçon la regardait fixement de ses yeux émerveillés, jusqu'à en oublier la rue, la fatigue et le froid. Et quand elle s'en aperçut, décontenancée par ce regard d'envie, elle ne sut que rire, rompant le charme de l'instant, d'un rire qui sonna comme une moquerie cruelle de plus. Le petit garçon reprit sa valise et se dirigea vers la campagne toute proche.

Jusqu'au hameau, qui se trouvait sur une colline, la pente était raide; la main du petit garçon qui tenait sa valise lui faisait bien mal, sans parler des mollets, qui recevaient de temps en temps des coups par l'effet d'un balancement exagéré. Quelle avait donc été sa faute, au juste ? L'étourderie, bien sûr: il n'avait pas fait assez attention, le jour que ses parents étaient sortis tous les deux avec ses frères et soeurs pour faire une course en ville, et l'avaient laissé seul à la maison pour finir ses devoirs: il n'avait pas pris garde qu'ils avaient aussi emmené le chien, sur lequel il comptait pour le prévenir de leur retour... Et quand ils étaient revenus, ils l'avaient retrouvé maquillé, vêtu d'une robe de sa soeur et se souriant dans la glace...

Cela avait été un scandale considérable: il avait été aussitôt puni, battu, même, et avait enduré les moqueries de tous ceux qui ne l'avaient pas frappé. Une semaine plus tard, il avait été expédié aux Saules, et n'avait plus eu de signe de sa famille, à part cette permission exceptionnelle de deux jours à elle accordée par le Directeur pour Noël. Le surveillant qui l'avait mis dans le train lui avait dit qu'on récompensait ainsi le sérieux dont il avait fait preuve jusque là, et qu'il avait bon espoir, en continuant de la sorte, qu'il rachèterait un jour ses fautes passées, quelque énormes qu'elles fussent.

Sans s'en apercevoir, le petit garçon était arrivé devant la porte de la maison, après en avoir traversé le parc presque à l'aveuglette. Il s'était arrêté devant sa grande silhouette, qui ne semblait pas l'attendre le moins du monde. Toutefois, le bruit de ses pas sur le gravier avait dû donner l'alarme, car le hall s'éclaira soudain, et la porte d'entrée s'ouvrit brusquement.

-"C'est toi, Pierre. Qu'as-tu fait en chemin ? Encore lambiné, sans doute !"

Le petit garçon souleva une dernière fois sa valise pour lui faire monter le perron. Il passa devant son père sans lever les yeux, traversa le hall et s'arrêta devant la double porte de la salle à manger en découvrant le spectacle qui s'y tenait.

Ils étaient tous là: Sa mère, froide comme la pluie. Ses trois frères et ses deux soeurs, tous plus âgés et qui devaient lui servir d'exemple. Occupés à garnir un sapin gigantesque de mille accessoires différents: des boules, des guirlandes, des bougies... Ils n'eurent pour lui pas un regard.

-"Monte dans ta chambre ! Puisque tu es en retard, tu ne participeras pas à la veillée! Ni au repas, bien entendu. Un homme ne fait pas la coquette à faire attendre la compagnie: il est ponctuel, exact et régulier. Médite ceci dans ton sommeil ! Bonsoir !"

Le père referma sur lui les portes de la salle à manger, d'où s'étaient échappées des senteurs de pinède et de bonne chère. Le petit garçon monta l'escalier à la recherche de sa chambre d'autrefois, celle de ses jeux passés, de son monde perdu. Et quand il l'eut retrouvée, il n'eut plus d'autres forces que pour se jeter sur son lit et s'y endormir profondément.

Après quelques instants, il lui sembla qu'on grattait à la porte. Peut-être avait on juste voulu lui donner quelque leçon, et lui portait-on quand même une assiette pour qu'il ait sa part du repas de Noël? La vieille gouvernante avait fait cela, quelquefois, quand il était tout petit et avait été privé de dessert pour des vétilles. Mais la gouvernante était morte quelques temps avant son départ et il n'avait plus jamais été ni défendu ni consolé.

S'étant levé, il alla ouvrir et demeura comme figé de surprise: la houppelande rouge, il la reconnaissait, bien sûr, mais la personne qui la portait n'était pas le Père Noël: elle n'avait pas le ventre comme une barrique, et pas de barbe blanche non plus: c'était une jeune femme mince et souriante, au regard tendre et pétillant à la fois, qui ressemblait comme une soeur à la dame du magasin.

-"Eh bien ?" lui dit elle: "Ne vas-tu pas venir voir les cadeaux que je t'ai apportés ?"

Il lui prit la main qu'elle lui tendait, et la suivit dans l'escalier, s'apercevant alors qu'il était en chemise de nuit. Pas en pyjama, mais bien en chemise de nuit, une chemise de nuit bleue en soie, plus belle, avec ses petits dessins brodés, que toutes celles de ses soeurs, qu'il connaissait bien, plus belle même que les plus belles de sa mère, qu'il avait souvent admirées mais qui étaient trop grandes pour lui. Il ne se souvenait pas s'être déshabillé, et encore moins avoir revêtu cette chemise superbe dont il ignorait l'origine. Peut-être, à court de pyjamas, avait-on eu recours à ce trouble expédient, lui passant, dans un sommeil si profond qu'il n'avait pu s'éveiller, une chemise nouvellement offerte à l'une de ses soeurs ?

Il s'arrêta pour réfléchir; mais la Mère Noël lui sourit à nouveau et, lui tirant sur la main, l'obligea à se remettre en marche. Dans cet équipage, ils descendirent sans bruit le grand escalier de bois. Dans la maison, tout le monde dormait.

Passant les portes sans même les ouvrir, ils se retrouvèrent finalement dans la salle à manger, au pied du sapin dont la guirlande clignotait régulièrement, projetant des feux multicolores sur les meubles alentour. Des paquets enrubannés de toutes tailles s'ammoncelaient devant eux. Ces paquets, il en pouvait deviner le contenu sans les ouvrir, comme s'il voyait à travers.

Celui-ci, c'était un ballon de football pour son frère Eric; celui-là, pour Arthur, un chemin de fer mécanique. Il y avait aussi pour Nicolas un grand garage avec plein de petites voitures à l'intérieur. Lui, Pierre, au Noël précédent, il avait reçu une mitraillette-jouet qu'il s'était empressé d'aller jeter aux ordures, provoquant l'indignation de ses parents.... Pour ce qui était des filles, il y avait une nouvelle poupée pour Clotide et un splendide coffret d'accessoires de coiffure, avec brosses, pinces et barettes, pour Hélène, la plus grande. Seul un paquet demeurait mystérieux.

-"C'est celui-là, le tien", lui dit la Mère Noël.

C'était un petit paquet en forme de parallélépidède, assez lourd pour sa taille, et qui faisait, quand on le secouait, un léger cliquetis.

Il en défit le noeud et les rubans, puis le beau papier d'emballage, strié de bandes d'or. Un écrin apparut, qui augmenta sa curiosité. Le couvercle rabattu, il en resta le souffle coupé: c'était un collier, un vrai collier de perles, à double ou même triple rang, le même qu'il avait si souvent admiré au cou de sa mère, et quequefois empoigné, les fois où elle avait consenti à le prendre dans ses bras.

Les perles étaient des choses douces et vivantes dont le contact lui faisait sentir l'éternité de toute créature: plus étranges que le métal, plus humaines que les brillants, rien n'avait plus de valeur qu'elles à ses yeux.

-"Elles sont à toi, petite !"

L'enfant les serra dans sa main, n'osant les remettre dans la boîte de crainte qu'elles s'y évanouissent. La Mère Noël reprit gravement alors:

"Elles sont à toi... mais sache que chaque perle de ce collier est comme le symbole d'une épreuve que tu traverseras.... Et ce n'est qu'après avoir connu ce que te réservait la dernière que tu pourras le porter... Ca ne te fait pas peur ?"

L'enfant fit signe que non, de la tête et en fermant les yeux. Quand elle les rouvrit, sa bonne fée avait disparu. Les paroles qu'elle avait entendues semblaient devoir lui résonner pour toujours dans la tête; tenant le collier dans la main, elle retourna dans sa chambre en se cognant plusieurs fois contre les murs, qu'elle ne distinguait que mal.

Le lendemain matin, comme elle sortait de son lit, réveillée par des clameurs qui provenaient d'en bas, elle s'aperçut qu'elle avait encore les vêtements d'interne de la veille au soir: un pantalon de toile, une chemise raide et d'épaisses chaussettes fournies par les Saules; la chemise de nuit n'avait été qu'une illusion de son âme avide de douceur. Elle descendit calmement à la salle à manger: il ne restait plus de paquets à ouvrir, ni de contenu à distribuer. Tout avait trouvé preneur, et ainsi qu'elle l'avait imaginé: le ballon, le chemin de fer, le garage, les accessoires de coiffure et la poupée, tout cela était exact jusque dans les détails et était allé à ceux et à celles qu'elle avait deviné.

-"Le Père Noël n'est pas passé, pour toi.", lui dit son père, non sans laisser paraître le plaisir qu'il prenait à jouer les tourmenteurs.

L'enfant faillit baisser la tête mais, plongeant la main dans sa poche pour y serrer son poing, rencontra l'étui qui s'y trouvait, y plongea les doigts, et sentit rouler dessous les perles de son rêve.

-"Je sais.", répondit-elle, tout au souvenir de sa visiteuse nocturne.

Les enfants s'arrêtèrent un instant de jouer et de froisser les emballages épars sur le sol. La mère tourna la tête pour regarder la scène qui se jouait.

Désorienté par cette réaction inattendue, le père brûla sa dernière cartouche:

-"Je pensais que tu allais sangloter et geindre comme une fillette", ironisa-t'il avec hauteur. "Serais-tu enfin devenu un garçon" ?

Dans la poche de l'enfant, entre son pouce et son index , se tenait la première perle du collier.

-"Comptez sur moi, père, pour vous montrer qui je suis."

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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