Comment je suis née

par Michèle Anne Roncières

J'ai écrit ce texte pour toutes les copines qui trouvent que mes textes manquent de gaieté... J'espère qu'elles y trouveront l'humour et l'optimisme forcenés qui sont tout au fond de moi (mais vraiment tout au fond...)! MA

Il est rare de pouvoir se souvenir de sa naissance, accordez-le moi ! C'est pourquoi je n'en parle jamais, de peur de passer pour folle. Et les risques sont d'autant plus grands que je me souviens même de ce qui s'est passé AVANT ! Mais pour les amies, je vais faire une exception:

Dans mon plus ancien souvenir, je flottais littérallement; oui, c'est ça, je flottais. Il me semblait que plus rien n'avait de consistance et que je n'étais moi-même qu'une image dans un théâtre de lumière. Les quelques pas que je faisais, par exemple, me faisaient avancer non parce que je marchais vraiment, mais comme résultant de ma seule pensée.

Autour de moi, le monde était flou, vague et incertain. J'interprétais ce que je voyais beaucoup plus que je ne le perçevais. On aurait dit que j'étais dans une sorte de couloir aux murs proches aussi bien que lointains, c'était suivant les moments et suivant mon bon plaisir. Où étais-je donc ? Etait-ce un rêve ? Si c'était le cas, je ne parvenais pas à en sortir. J'avais seulement en tête l'image de... de quoi, au fait ? Je rentrais chez moi, je conduisais... Ah oui... Le poids lourd qui avait grillé le feu rouge...

Je l'avais vu s'enfoncer lentement dans ma carosserie... ça avait duré des heures ! J'avais eu tout le temps pour réfléchir, calculant le moment où j'aurais le pare-chocs en face de moi... Je me souviens avoir réalisé que tout était fini, alors qu'il n'en était qu'au tiers de mon capot: quelle sérénité m'avait envahi, brusquement, à ce moment là...

J'avais presque attendu la suite en spectateur, et par curiosité. J'ai tout aperçu alors en un éclair: la surprise des secouristes, découvrant un cadavre d'homme habillé en femme au volant de sa voiture broyée, le chagrin de mes parents, perdant leur plus jeune fils juste avant son vingt-quatrième anniversaire...

Quel dommage, avais-je encore songé, que les Pompes Funèbres ne puissent pas m'enterrer en femme ! J'aurais voulu que mes amis sachent quelle femme j'étais et que la dernière pensée me concernant fût pour elle... Mais, puisque j'étais là, ce n'était donc pas fini ? Etais-je dans un hôpital ? Il y avait du monde autour de moi, alors: étonnés, surpris, hagards, hébétés, nous avançions tous comme des fantômes, dans une direction commune, vers un but inconnu, sans songer à nous parler, ce dont nous étions d'ailleurs peut-être incapables.

Enfin, nous parvînmes en un endroit où la foule s'amassait en bancs informes: chacun devait passer à son tour par l'une des multiples portes d'une sorte de grand bâtiment gris, qui tenait largement de la forteresse administrative; l'attente était longue, avant chaque entrée. On aurait dit que ça prenait une éternité ! Mais personne ne se bousculait: nous étionstous apparemment débarrassés de nos passions, et personne ne pensait à s'agiter, ni à témoigner de l'humeur. On ne se parlait même pas ! On ne peut même pas dire que nous attendions: nous étions là, et c'était tout.

Soudain, ce fut mon tour. Je franchis une porte et me retrouvai dans une pièce étroite, face à deux personnes qui ressemblaient à des femmes: l'une,douce, blonde et souriante comme un ange; l'autre revêche, brune et sèche comme un démon.

-"Alors, à nous !", fit le démon.

Je m'assis instinctivement, comme à la Sécurité Sociale.

"Nom, Prénom ?"

Je rassemblai mes maigres souvenirs et lâchai une identité qui me semblait probable.

"Date de Naissance ?"

Là encore, avec quelque effort, je parvins à répondre.

"Date de Décès ?"

Croyant avoir mal entendu, je fis répéter mon interlocutrice jusqu'à l'impatience.

-"Mais alors, "réalisai-je, "je suis donc..."

Elle leva les yeux au ciel.

-"Mais d'où sort-il celui-là ? Il n'a pas encore compris ? Qu'est-ce que vous étiez, avant ?"

-"Avant quoi ?" m'inquiètai-je.

-"Avant ! Avant d'être le demeuré que vous êtes ! Un légume, un pou, un microbe, quoi ?"

Je ne comprenais plus rien du tout. La blonde prit la parole en regardant une grande liste:

-"Ce n'est rien: je l'ai: Monsieur est décédé hier à 13h35 heure locale"

-"Hier ? Et il a lambiné en plus !" s'exclama la brune.

La blonde reprit, avec un sourire:

-"Et Monsieur, juste avant, était un chat. Un Chartreux."

-"Eh bien ! Directement du chat à l'homme ! Vous avez sûrement bénéficié d'un passe-droit, vous !"

La blonde me jeta un regard d'une douceur extrême et fit justice de cette affirmation:

-"Mais non, il a été un chat très mignon et qui a sauvé un bébé de la noyade. C'est pour ça".

La brune grommela:

-"Admettons. Bon, alors, vous avez... 28570 points: vous voulez être quoi ?"

Je restai les yeux écarquillés. Ma tortionnaire s'énerva de plus belle.

-"Pour votre prochaine réincarnation ! Vous voulez être quoi ? Mammifère, Insecte, Batracien ? Je suppose que, maintenant, vous voulez rester un homme ?"

-"Monsieur peut-être une femme, aussi", précisa la blonde: "Il a assez de points pour ça".

L'autre ricana méchamment:

-"Tu parles ! A cinquante points près ! Il risque pas d'être Claudia Schiffer ! C'est même pas la peine d'en parler. Alors ?

-"On peut vraiment choisir ?" demandai-je timidement.

-"Mais c'est ce que je me tue à vous répéter !"

-"Eh bien, si on peut être une femme..."

-"N'y pensez pas, avec le total que vous avez, mieux vaut vous en tenir à l'homme, je vous le conseille... Qu'est-ce que ça coûte ? Soixante-dix ans maximum. Vous avez déjà fait plus que ça quand vous étiez un chêne, sous Louis XIV !"

-"Je voudrais quand même bien essayer..."

La blonde se leva:

-"Laisse, Polydis: Je vais prendre Monsieur en particulier... Ca t'avancera pour les autres..."

-"C'est pas de refus, des bouchés pareil, moi je te les laisse !"

Je suivis la blonde dans une pièce voisine, à l'écart. On s'installa tranquillement, et je profitai de la douce ambiance qui s'installait entre nous pour me faire préciser les choses:

- "Je suis donc... mort... C'est ça ? "

- "Si vous voulez, c'est ça. Disons que vous êtes de retour. Ca n'est pas la première fois, vous savez... La mémoire va vous revenir dans quelques temps. "

- "Platon avait donc raison ?...La métempsychose existe... c'est vrai ! "

- "Oh; nous nous sommes beaucoup perfectionnés depuis le temps où il écrivait sous ce nom là... La dernière fois qu'il est venu, il a été très surpris ! "

Comme je me laissais aller à mes pensées, mon interlocutrice me ramena à l'objet de notre entretien:

- "Nous n'avons pas beaucoup de temps: vous avez vu les personnes qui attendent dehors... Alors, vous désirez vraiment être une femme ? "

- "Oh oui, j'en ai rêvé toute ma vie, si vous saviez ! "

- "Je sais ", sourit-elle encore. " Ecoutez: il est difficile de faire des points en humain quand on a été un chat juste avant: il vaut mieux passer par des espèces intermédiaires, en général. C'est comme un gros investissement qui absorbe toutes vos ressources, vous comprenez ? "

Je fis signe que oui.

" Et s'il est vrai que vous avez assez de points pour être une femme, il est tout aussi vrai que votre total n'est pas assez élevé pour être la femme correspondant à votre sensibilité personnelle: en fait, il est à craindre que vous soyez assez déçu. "

Je commençais à voir s'éloigner le fol espoir que j'avais formé quelques minutes auparavant, mais, voyant mon air sombre, la blonde changea de ton:

"Cependant, il m'est tout à fait possible de vous accorder un crédit de points suffisant pour vous permettre de vous réaliser pleinement. Voyons... avec 12000 points, ce qui vous en ferait 40000, je pense que vous seriez tout à fait bien "

Je relevai la tête:

" Qu'est-ce que je pourrais être avec 40000 points ? "

Elle alla chercher un gigantesque classeur rempli de photographies de femmes, entièrement nues, l'air absent... On aurait dit des costumes vides ! La plupart étaient assez jolies, c'était juste leur totale inexpression qui me gênait un brin..

" Ce sont des cadavres ? " remarquai-je.

- "Non: juste des corps; des modèles. Il leur manque la personnalité, c'est cela qui vous semble étrange. "

- "Mais comment est-ce possible ? Je veux-dire: comment peut-on changer de corps ainsi ? "

- "Je regrette, mais je n'en sais rien: il faudrait voir nos services techniques; moi je ne m'occupe que de l'accueil... Alors, c'est d'accord ? Lequel choisissez-vous ? "

- "Je peux feuilleter un peu ? "

- "Bien sûr, mais dépêchez-vous: je vous donne cinq minutes. Vous comprenez bien qu'ici, où tout est éternel, le temps est un luxe qui nous est mesuré... "

Je m'affolai: le classeur était si épais qu'il m'aurait fallu peut être toute une journée rien que pour en compter les pages... Et sur chacune d'elles, il y avait près de vingt photographies ! Sans perdre de temps, je jetai des regards rapides un peu partout, marquant les pages intéressantes de mes doigts... Et Dieu sait s'il y en avait, des blondes, des brunes, des rousses, des châtains, des auburns, des petites, des grandes, des moyennes, des maigres, des bien en chair, les yeux bleus, verts, noisette... Quatre minutes plus tard, je ne savais plus où j'en étais.

- "Plus que 15 secondes ", me dit-on

- "Je farfouillai désespérément dans les pages, à la recherche d'un corps qui m'avait frappé; mais j'avais épuisé toutes mes marques sans l'avoir retrouvé, et je dus me rabattre sur un autre, qui ne me déplaisait pas trop: celui d'une brune aux yeux verts, tout à fait mon style.

- "Celui-là! "dis-je à l'expiration du délai.

- "Parfait ", fit la blonde en tapant des choses sur une sorte de clavier psychédélique. " Ca nous fait donc 10000 points tout ronds ".

- "Mais... ces points que vous m'accordez... comment vais-je les rembourser ? " m'inquiètai-je soudain.

- "En pratiquant les vertus adéquates, bien évidemment: douceur, tolérance, gentillesse... etc; etc. Bien sûr, si vous ne parveniez pas à les rembourser pour votre prochain décès, nous serions obligés de vous les passer en débit et vous vous retrouveriez crapaud ou araignée... " m'expliqua-'elle avec un petit rire. " Mais je pense que vous vous en tirerez, n'est-ce pas ? "

- "Oui... " fis-je en regardant longuement la photographie que j'avais choisie.

Soudain, mes yeux s'écarquillèrent et mon coeur se serra: je venais de remarquer, sur le corps qui allait être le mien... un détail... qui n'aurait pas dû s'y trouver.

- "Mais... Regardez ! " m'exclamai-je, " il y a erreur ! "

La blonde regarda, et troqua son sourire contre un air catastrophé:

- "C'est pas possible... c'est pas possible ! " répétait-elle, contre toute évidence. " Qui a bien pu me déclasser les photos ? Celle-ci vient... d'un autre album. "

- "C'est pas grave ", dis-je, " je vais en choisir un autre ! "

Elle détourna la tête

- "Impossible ! Tout est déjà prêt, je ne peux plus rien faire... "

J'eus beau protester, rien n'y fit. Et comme elle m'avait déjà signifié plusieurs fois que je devais libérer les lieux, je vis venir le moment où elle allait me faire jeter dehors... Je cédai la place...

" Au moins ", dit-elle pour me consoler, "ça ne vous changera pas trop ! "

Je la quittai plutôt fraîchement. On me fit passer par une autre porte,menant dans une nouvelle cour, qui rassemblait tous ceux qui s'apprêtaient à renaître.

Les gens avaient l'air heureux. Ils se parlaient, à présent, chacun expliquant aux autres quel être merveilleux il serait, ce qu'il allait faire, ce que serait sa vie... Et moi ,je me sentais déjà à part, à la frontière des mondes, à la limite des sexes et le genre incertain.

Je n'étais pas la seule: dans un coin, quelqu'un pleurait; je m'assis à côté et lui demandai pourquoi.

- "C'est allé trop vite ", me dit ma compagne d'infortune: "le corps que j'avais demandé n'était plus disponible et on m'en a collé un d'office. Je vais être affreuse ! Une sorte de grosse dondon comme on en trouve sur les marchés... Quelle horreur! "

Je la regardai: elle offrait encore, et pour quelques minutes, l'image d'une jeune femme un peu sophistiquée, qui se dissolvait peu à peu, comme un brouillard s'évapore.

Dans le fond, je songeai que mon ange avait raison: ça ne me changerait pas trop, d'être androgyne à ce point là: ça me ferait une transition toute trouvée avec ma réincarnation d'après !

On nous apporta dans des coupes un breuvage qui ressemblait à de l'eau. Me souvenant des textes anciens, je soupçonnai qu'il s'agissait de celle du Léthé, la renversai discrètement, et ne fis que semblant de la boire. C'est ainsi que je conserve mes souvenirs de ces moments incroyables. Nous nous évaporâmes tous peu à peu, en même temps que nous sombrions dans une invincible torpeur: c'était chose étrange que de nous voir disparaître dans le néant, nous sentir nous endormir de la sorte, avec la certitude de se réveiller dans un état encore inconnu...

Soudain, je me sentis écrasée, moulue, projetée sous une lumière éblouissante, en même temps qu'on m'injectai dans les poumons quelque chose qui me faisait mal à en mourir. Je hurlai.

" On l'appellera Michèle " dit mon nouveau père.

" Michèle-Anne ", dit ma nouvelle mère.

" Excusez-moi ", dit une autre voix, celle d'un type qui, après m'avoir suspendue en l'air par les pieds, me tapait dans le bas du dos "on dirait peut-être une petite fille, mais c'est bien un petit garçon que vous avez là! "

Je suis devenue très observatrice, avec le temps: ça me sera utile, la prochaine fois que je devrai choisir une photo dans le classeur...

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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